L’île d’Hispaniola, entre coalitions et solidarités transfrontalières : le dysfonctionnement politique

L’unité de la gauche doit avoir lieu sur l’Hispaniola, composé par Haïta et la République Dominicaine, si l’on souhaite voir un changement substantif des inégalités socioéconomiques, politico-culturelles et de toute la structure corrompue qui contrôle l’île. Il est possible d’y parvenir en construisant de fortes alliances locales et transnationales coordonnées par le bas.

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Le dysfonctionnement politique sur l’île d’Hispaniola (République Dominicaine et Haïti) est rampant. Ce territoire, dans ses aspects sociopolitiques et économiques, se trouve embourbé dans les réseaux clientélistes, dans des scandales de corruption (c’est le cas de la République Dominicaine) et dans des manipulations électorales (comme en Haïti).

Alors que les populations haïtiennes et dominicaines sont historiquement interconnectées de différentes manières, les divisions historiques persistent, divisions qui sont utilisées pour contrôler des secteurs et intérêts nationaux et transnationaux, approfondissant par là même l’exploitation des personnes et des richesses naturelles.

Les récentes tensions binationales, à partir de la crise de l’exportation avicole depuis la République Dominicaine, sont marquées/illustrées par des tendances très racistes et xénophobes envers la classe populaire haïtienne dans la société dominicaine. Ce qui entraine une haine de l’un contre l’autre, haine basée sur des frontières nationales arbitraires, un mythe raciste et des rivalités historiques dans une île plus petite que l’état nord-américain du Maine.

Quelles sont les perspectives pour la gauche et les mouvements populaires sur l’île d’Hispaniola dans de telles conditions ? Avec le récent succès de beaucoup de mouvements sociaux de gauche et de gouvernements progressistes dans la région, quel est le potentiel pour la formation de tels projets politiques en Haïti et en République Dominicaine ?

REPUBLICA DOMINICANA

En milieu d’année 2012, la presse indiquait la formation, par des groupes de gauche, en République Dominicaine, d’une coalition électorale avant les élections dans le pays. Cette initiative a échoué. Cependant, ces groupes de gauche continuent d’exister. Mais aussi et surtout, les mouvements sociaux non électoralistes ont l’opportunité de relancer ce processus et de le mettre en avant, formant une coalition qui ne soit pas seulement limitée à la politique électoraliste.

Ceci pourrait exclure des groupes tels que Alianza Pais, l’Alliance pour la démocratie de Max Puig, el Frente Amplio, Dominicanos por el Cambio, les communistes agglutinés dans Fuerza de la Revolución, les nombreux mouvements de base, le secteur syndicaliste qui n’a pas été coopté, les groupes universitaires et les groupes de la gauche non-électoraliste (qui réclament un assemblée constituante depuis ces dernières années). Mais le plus important est qu’une vraie coalition de gauche intègre la communauté d’immigrés haïtiens. Une coalition de la classe populaire de gauche pourrait permettre la mobilisation des exclus, et pourrait aussi être supportée par une partie de la classe moyenne et par la diaspora.

Reste à voir si ces groupes (ou tout au moins une partie) peuvent former une coalition durable tant que les divisions et rivalités persisteront. Beaucoup de ces groupes diffèrent dans leur agenda sur Haïti, et quelques-uns parmi cette gauche dominicaine ont échoué à dénoncer le coup d’Etat de 2004 en Haïti.

Le Partido Revolucionario Dominicano (Prd), principale force politique conservatrice et traditionnelle, a, dans sa dernière campagne politique, peint des slogans sur des pylones électriques dans tout le pays, disant : « Papa est arrivé » (Papa étant le nom donné au perpétuel candidat et ancien président du Prd, Hipólito Mejía).

Le Prd et son adversaire le plus conservateur, le Pld (celui qui a brigué la dernière présidence), semblent maintenir le monopole sur le processus politique, bien moins cependant qu’entre Démocrates et Républicains aux Etats-Unis.

Il existe de nombreuses fissures dans ces deux organisations politiques dominicaines. En témoigne la corruption grandissante bien connue dans ces partis (tout comme les autres petits partis qui les suivent). Le dernier gouvernement du Prd (2000-2004) dirigé par Hipólito Mejía, a été si corrompu et moribond qu’il a permis durant des années aux paramilitaires haïtiens de droite de lancer des raids très violents contre le gouvernement haïtien de Lavalas, alors au pouvoir. L’administration de Hipólito Mejía a même pris parti pour l’occupation illégale de l’Iraq par les Etats-Unis, s’impliquant dans cette démarche absurde pour les armées de différents pays latino-américains consistant à se mettre sous contrôle et devoir d’obéissance à l’Espagne, nous rappelant ainsi le temps des colonies.

Aujourd’hui le Prd est dans la lutte insatiable pour le contrôle du pouvoir. Des altercations, des violences verbales et physiques surviennent entre les différentes fractions du parti, entrainant des blessés et des dégâts matériels. A première vue, la source de ce conflit est personnelle, puisqu’il serait le résultat d’un affrontement entre l’entrepreneur Miguel Vargas Maldonado et la sempiternelle figure politique de Mejía. Le combat est pour le pouvoir, plutôt que pour des raisons idéologiques ou des préoccupations de bien être de la population, population dont le taux de pauvreté est par ailleurs très important (44%), avec une extrême pauvreté de 26%, alors que 63% des travailleurs évoluent dans le secteur informel et qu’on note un taux de chômage de 17%.

Pendant ce temps, le Pld (Partido de Liberación Dominicana), qui jouit d’une situation financière confortable et qui a une meilleure unité en son sein, a été sali par des scandales de corruption, dont certains sont actuellement en jugement. La direction du Pld, la Commission Politique, est accusée d’être un groupe mafieux, dont le président Leonel Fernandez continue d’être le chef de tous les chefs du Pld, el « Capo di tuttu cappi ».

Durant les deux périodes présidentielles de Leonel Fernandez (2004-2012), le Pld a soutenu et impulsé des politiques de droite, ultra conservatrices comme l’interdiction de l’avortement, l’approfondissement de la discrimination envers les haïtiens, l’alignement des politiques sur les besoins des entreprises transnationales etc.

La troisième force politique du pays, le vieux parti Balaguéristen quasiment fasciste, le Partido Reformista Social Cristiano (PRSC), continue à servir les intérêts et les actions allant à l’encontre du « bien être de la nation », se vendant au plus offrant.

Dans ce contexte, une coalition triomphante et énergique de gauche et des secteurs anti-corruption, dispose d’un espace pour s’émanciper et même peut être gagner les élections de 2016, s’ils arrivent à attirer des centaines de milliers de sympathisants et de militants des principales organisations politiques aux dirigeants corrompus et offrent les richesses nationales aux entreprises transnationales.

La meilleure captation pourrait venir du PRD, où un pourcentage élevé de ses membres honorent encore la mémoire et l’inspiration de leaders, comme José Francisco Peña Gómez, mort en 1998. Ce dernier s’était prononcé contre le coup d’état en Haïti en 1991, appuyant le Nicaragua Sandiniste des années 80 y toutes les nobles causes de la région. Reste à savoir si la gauche dominicaine pourra s’unifier.

REPIBLIK AYITI

Par contraste, en Haïti, la gauche et les forces populaires ont été historiquement plus fortes qu’en République Dominicaine, cependant elles se trouvent dans des conditions différentes.
Le mouvement Lavalas a une longue histoire d’agglutinement avec les mouvements populaires et les organisations de base, mais il lui a manqué les moyens nécessaires pour s’imposer, et a souffert d’attaques répétées de la droite alors qu’il était en pleine difficulté.

Fanmi Lavalas (Fl) est le parti politique formel ui a émergé du mouvement pro-démocratique de Lavalas. Sa force populaire a provoqué la déstabilisation de l’élite politico-économique dont la contre-attaque a abouti au coup d’Etat de 2004 commandité par les Etats-Unis, installant la dictature de Latortue qui a engendré une vague de répression entre 2004 et 2006. Le parti Famni Lavalas n’a pas pu participer au processus électoral après 2004, bien qu’il se soit maintenu comme mouvement politique ayant un appui populaire important, ainsi qu’il a été démontré à plusieurs reprises.

A partir du tremblement de terre de 2010, Haïti a vu la réactivation de la droite néo-duvaliériste, symbolisée par le gouvernement de Michel Martelly qui a accédé au pouvoir à la suite d’élections très controversées, ayant enregistré peu de participation. Le gouvernement de Martelly est considéré comme très corrompu.

Aujourd’hui, après les désastres naturels, désastres crées par l’homme et la formation d’un système d’Ong injustifiable dans tout le pays, la souveraineté d’Haïti se retrouve ébranlée. Autant qu’avec les troupes de l'Onu qui ont également maintenu garnisons à travers le pays depuis la mi-2004.

Il existe cependant plusieurs opportunités pour le mouvement populaire Lavalas de se remettre en marche, grâce par exemple à l’assistance qu’il reçoit d’activistes expérimentés et l’émergence de nouveaux groupes de gauche, soutenu par des bases populaires comme les Koodinasyon Dessalines. Des étapes importantes ont été franchies avec, par exemple, l’Université de la Fondation Aristide et son école médicale, ou la re-création de la Radyo Timoun de Lavalas.

Quelques autres groupes politiques, avec des bases dans la classe moyenne du pays, ou à l’université, et pas toujours en bons termes avec la base Lavalas, pourraient être capables de rejoindre une alliance anti-macoute, bien qu’ils auront à faire face à de grosses difficultés. Car une partie des petits groupes d’intelligentsia qui se dit de gauche a été complice du coup d’état de 2004 et de ses suites sanglantes.

A Haïti si des élections libres et justes sont organisées, Lavalas et ses alliés pourraient arriver à une victoire électorale. L’enjeu serait que cette possibilité réelle puisse se percevoir et se refléter dans l’organisation des bases, avec une participation soutenue, empêchant les manipulations de la part des quelques groupes illégitimes du pouvoir.

UN PROJET LOCAL, AU SEIN DE L’ILE, REGIONAL ET TRANSNATIONAL

Dans les deux pays, la formation de coalitions entraine de nombreuses difficultés, des luttes féroces à l’exploitation par des secteurs opportunistes en passant par la déstabilisation par une partie de la droite et les puissances étrangères.

Avec l’importance de l’économie formelle, le chômage systémique (la population lutte pour sa survie) et l’apathie que génère la culture consumériste-individualiste impulsée et soutenue pour maintenir la dépolitisation de la population, les difficultés sont de taille. Défier de telles conditions est une tâche qui comporte de grandes exigences. L’île est de plus située dans les latitudes de la frontière impériale, une région qui a connu tant d’interventions étatsuniennes.

Il s’y ajoute qu’une partie des élites ont des groupes paramilitaires à leur disposition. Une menace qui se rajoute à l’impunité régnante et pourrait sceller leurs liens avec le narcotrafic. Par ailleurs, les forces de sécurité sur l’Hispaniola, comme dans d’autres parties de la région, sont lourdement infiltrées par des agences étatsuniennes comme la Dea ou la Cia, qui font partis d’un nouveau concept hégémonique, le « soft power » qui remplace les interventions militaires et les coups d’Etats antérieurs. C’est la raison pour laquelle les difficultés et les enjeux auxquels doivent faire face les mouvements sociaux et la gauche sont nombreux.

D’autres obstacles existent, qui vont à l’encontre de la création d’une grande coalition des forces politiques émergentes, avec la tendance au bourgeonnement de nombreux petits partis politiques et groupes sur la scène nationale, qui sont des proies faciles pour les réseaux de parrainage créole avec le traditionnel « caudillismo ». Ce qui non seulement neutralise le potentiel de libération de la gauche, mais aussi fait que beaucoup perdent leur intérêt et leur motivation, particulièrement chez les jeunes.

Sur le plan socioculturel le problème est plus profond. La possibilité de surmonter l’incroyable xénophobie et le racisme envers les Haïtiens existant en République Dominicaine est vitale. Après les évènements de 1965, connus comme « la révolution de 65 », quand les sentiements anti-haïtiennes ont été écartés et qu’une lutte mains dans la main pour un projet à l’échelle de l’île entière a été lancée, la gauche dominicaine a fleuri, bien qu’affaiblie par le militarisme étatsunien de la guerre froide, avec l’appui inconditionnel des conservateurs locaux.

Il convient de rappeler la participation des combattants haïtiens aux côtés des constitutionalistes dominicains qui ont fait face à l’invasion des Etats Unis en 1965. Beaucoup d’entre eux ont donné leur vie pour la terre mère Quisqueyana (ce terme était utilisé à l’époque préhispanique par les populations locales pour décrire l’île). Rappelant le passé et honorant le travail des communautés de migrants, les luttes pour les droits des immigrés devraient être à la tête des revendications de la gauche. Ces luttes pour les droits des immigrés on connu un succès médiatique en République Dominicaine, avec le Grupo Sacerdotal Don Hélder Cámara, émanant de la théologie de la libération.

En résumé, ces idées ne doivent pas seulement s’entendre comme un rêve lointain face aux luttes quotidiennes. Les classes populaires doivent être ambitieuses. Il est nécessaire de s’arrêter, de regarder l’horizon futur, pas seulement sur l’Hispaniola, mais aussi autour du monde. Nous vivons dans des conditions aptes pour les changements sociaux. La droite n’a pas de réponse à la profonde crise écologique et sociale engendré par la globalisation capitaliste. Dans ces conditions déplorables, la droite locale peut seulement diviser le peuple pour mieux régner et exploiter les multiples faiblesses actuelles (ou ses restes historiques), pour ainsi se maintenir au pouvoir, et bien sûr faire appel à leurs puissants alliés.
L’unité de la gauche doit avoir lieu sur l’Hispaniola, si l’on souhaite voir un changement substantif des inégalités socioéconomiques, politico-culturelles et de toute la structure corrompue qui contrôle l’île, tout ceci en construisant de fortes alliances locales et transnationales coordonnées par le bas. A court terme, un changement au sein de la gauche est nécessaire, avec plusieurs étapes intermédiaires. Il semble plus plausible que ce changement ait lieu d’abord à Haïti, compte tenu du désaccord grandissant entre les groupes au pouvoir – entre les macoute et le secteur bourgeois-libéral.

Poursuivre la mobilisation et de l'organisation et, parfois, opérer des compromis, est une nécessité pour améliorer les conditions des classes populaires sur l'île d'Hispaniola. Pour cela ils auront besoin d'un projet politique concerté et cohérent au niveau local, avec de forts liens de solidarité à travers l'île et des liens élargis avec les nouveaux projets régionaux.

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** Jeb Sprague est doctorant en Sociologie à l’Université de Californie, Santa Barbara. Il est l’auteur de « Paramilitarism and the Assault on Democracy in Haiti (Monthly Review Press, 2012) ». Son site universitaire : https://sites.google.com/site/jebsprague/

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NOTE
1) Les « tonton macoutes » étaient les forces paramilitaires de la longue et vieille dictature de Duvalier. Par extension le mot « macoute » est souvent utilisé pour décrire les factions de droite qui supportaient ce régime, et ceux qui promeuvent cette politique.