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Derrière les discours officiels sur la coopération dans la lutte contre les flux migratoires irréguliers entre l’Afrique et l’Espagne, frontière méridionale de l’Europe, existe une autre réalité sociale dont les protagonistes sont les familles. Particulièrement ces femmes dont l’époux ou le fils a péri dans un naufrage d’embarcation de fortune.

En dépit de son aspect dramatique, le phénomène de l’immigration, dans son volet clandestin, constitue un des thèmes les plus médiatisés. A chaque fois qu’une embarcation de fortune, une « patéra » ou un « cayuco » (pirogue), sombre au fond de la mer, les médias espagnols y trouvent aussitôt une aubaine pour illustrer leurs télés et journaux de séquences de cadavres flottants d’immigrés subsahariens ou de ceux repêchés in extremis par un patrouilleur.

Sous tous les angles, les caméras des télévisions captent les images de rescapés enroulés dans des couvertures frappées de l’emblème de la Croix rouge, des femmes enceintes sur le point de s’écrouler ou des bébés affamés accrochés à la poitrine de leurs mères. La presse écrite reprend, par la suite, le sinistre événement à la une sous des titres gras et accompagnés de clichés de sans-papiers déconcertés.

A chaque naufrage de pirogue ou de patéra, avec à bord des sans-papiers, l’immigration irrégulière est présentée au grand public dans un style redondant, comme s’il s’agissait d’un événement banal, casuel et fatal. C’est l’impression que tout observateur averti retient du traitement qui se fait de l’immigration irrégulière dans les médias espagnols depuis le début des grandes vagues dans les années 2000 de pirogues provenant de l’Afrique de l’Ouest. Les victimes des réseaux de trafic d’êtres humains et les naufrages maritimes sont ainsi vus comme une simple conséquence d’un phénomène rébarbatif et disgracieux.

En repassant les statistiques officielles, il paraît clair que le phénomène de l’immigration vers l’Espagne s’est converti en une épreuve douloureuse au 21e siècle pour les ravages qu’il cause au sein des sociétés du Maghreb et de l’Afrique Occidentale. Au Sénégal, ce sont surtout les familles des disparus dans la traversée de l’Atlantique, vers l’archipel des Canaries, qui deviennent les protagonistes d’une histoire douloureuse. « Généralement, les femmes ne partaient pas, ce sont leurs enfants jeunes ou leurs maris qui prennent la pirogue à destination des Canaries », indique Khady Diop, vice-présidente de l’Association des clandestins rapatriés et femmes affectées de Thiaroye (Acraft), un collectif créé en 2006 à la suite du développement du phénomène de l’immigration clandestine.

Les récits des épouses des disparus et décédés abondent mais confirment une même version, avec pour toile de fond la douleur pour la séparation d’un proche pour toujours, la désarticulation de la cellule familiale et la peur d’un avenir incertain pour la progéniture.

Pour Aissatou Ndiague, son fils (célibataire, 34 ans) s’était noyé en 2006 au large des Canaries en compagnie de son gendre (A.K), qui avait laissé derrière lui deux femmes, sa fille et une deuxième épouse. « Pour couper court aux rumeurs dans le quartier, ma fille s’est remariée en 2011 avec un cousin et j’ai décidé de prendre en charge ses deux enfants », confie Ndiague.

Le récit de Baba Niang, autre membre de l’Acraft, décrit des situations insoutenables héritées de la perte de deux neveux au naufrage d’une pirogue en 2006. « Le premier avait deux épouses et 7 enfants et le second une épouse et un enfant », s’est-elle lamenté, notant que les trois épouses, encore jeunes, se sont mises à travailler pour conserver leurs enfants près d’elles au lieu de se remarier.

L’espoir investi dans le courage de l’époux ou du fils à brader les dangers de toute sorte pour atteindre l’Eldorado espagnol, se transforme en un eternel deuil à partir du moment où les mauvaises nouvelles commencent à circuler, selon lesquelles la pirogue n’était pas arrivée à bon port. « Au début, les jeunes sénégalais prenaient l’avion vers le Maroc (sans besoin de visa) pour pouvoir joindre, sur la cote nord, les points de départ clandestin, à bord de patéras, vers l’Espagne. Ils mettaient leur destin entre les mains d’un mafieux guide/passeur », ajoute Diop. Ils savaient que s’ils étaient « attrapés par la police marocaine ou algérienne, ils seraient refoulés vers d’autres pays africains qui ne serait pas les leurs, tel le Mali ». C’est la raison pour laquelle, « ils optèrent pour la route maritime conduisant vers les Canaries, un trajet long et très risqué avec peu de chances d’arriver sain et sauf sur les plages canariennes», explique-t-elle.

Pour l’épouse endeuillée commence une nouvelle vie, mais cette fois sans le soutien du mari. C’est la raison pour laquelle les 386 adhérentes de l’Acraft ont décidé d’unir « les efforts et forces pour tenter de vaincre la tristesse de perdre un proche en se réfugiant dans des activités productives ». Elles ont créé par leurs propres moyens des unités de transformation de céréales et de poissons, de fabrication de poupées artisanales, une savonnerie et une teinturerie en compagnie des jeunes rapatriés qui ont échoué dans leur processus migratoire. Elles ont également mis sur pied leur propre marché de commercialisation de produits halieutiques. « Certaines femmes ont tenté leur chance mais avaient échoué », déplore Diop.

Outre les problèmes d’ordre économique, il est judicieux de s’interroger pourquoi les disparus ou absents du Sénégal, à cause de l’immigration clandestine, maintiennent leurs épouses dans des situations conjugales impossibles, conduisant souvent à des situations kafkaïennes. Bien que cette hypothèse paraisse plausible, la cellule familiale perdnt un de ses deux piliers fondamentaux, il est néanmoins indispensable de faire parler de nombreuses sources en vue de se rendre compte des incidences aux plans légal, social et moral qu’engendre le nouveau statut de la veuve du disparu dans un naufrage de pirogue.

Pour Birame Guèye, sa bru était enceinte le jour où son fils avait péri au large des Canaries en 2006. « Comme conséquence, elle vit désormais chez ses parents en compagnie de son enfant de six ans ». Le témoignage de Halimata Niang, également membre de l’Acraft, apporte un autre éclairage : «Quatre de mes frères, deux mariés et deux célibataires, s’étaient noyés suite au naufrage de leur pirogue en 2006 alors que le cinquième avait réussi à entrer en Espagne. Les épouses de mes frères, qui ne savent que faire, ne se sont pas remariées. Elles vivent avec leurs parents en compagnie de leurs enfants ».

La disparition du mari crée d’inextricables problèmes, assure Halimata qui cite les cas de « filles qui attendent toujours le retour de leurs fiancés ou maris ; d’autres qui ne sont pas convaincues de leur disparition. Il y en a même certaines qui sont tombées enceintes en leur absence ». Certaines filles ont dû couper avec le passé au terme d’un deuil qui avait trop duré. Fatouma Ndoye Niang cite l’exemple de la fiancée de son fils, disparu dans l’Atlantique en 2006. « Elle avait dû faire face au choc de la perte de son futur époux durant une longue période avant de décider de se marier en 2010 », confie-t-elle. L’absence de rapport avec l’ex-fiancée de son fils l’atterre mais elle admet : « je n’ai pas le choix parce qu’elle a fondé un foyer et a désormais un enfant ».

A ce niveau interviennent la religion, le législateur et la société pour éclairer tout chercheur qui se penche sur l’étude de la condition des femmes victimes de l’immigration clandestine au Sénégal. Une enquête de terrain, réalisée à Dakar du 3 au 7 septembre 2012 avec l’appui de l’Institut Panos Paris et l’Institut Panos Afrique de l’Ouest et le soutien de l’Union Européenne, a permis d’approcher les sources fiables pour lever le voile sur cette problématique. L’objectif général est d’informer sur l’immigration noire africaine qui est moins connue et moins étudiée au Maroc et en Europe que l’immigration maghrébine.

Ce travail d’investigation a aussi un objectif spécifique qui vise à sensibiliser l’opinion publique au nouveau statut des femmes victimes du phénomène des pirogues au Sénégal et en Afrique Occidentale. Dans ce contexte, le recours à l’Acraft, installée dans la banlieue de Dakar, était indispensable. De la même manière, la contribution de juristes, prédicateurs, militants des droits humains et sociologues a été judicieuse pour être au fait des implications d’ordre légal et social qu’entraîne la situation de la veuve d’un disparu dont l’embarcation a coulé.

L’ATLANTIQUE, UN PIEGE MORTEL POUR LES SANS PAPIERS

Au Sénégal, le grand calvaire des femmes victimes du phénomène de l’immigration clandestine se situe principalement en 2006, année qui a enregistré les grandes vagues de pirogues arraisonnées au large des Canaries mais aussi les hauts bilans de disparus pour noyade dans la mer.

Dans une étude publiée en mars 2008 dans la revue Asylon (s), sous le titre “L’émigration clandestine sénégalaise”, deux sociologues, Cheik Oumar Ba et Alfred Iniss Ndiaye, expliquent comment, dans la plupart des entretiens, les migrants clandestins affirmaient qu’ils avaient toujours voulu partir en Espagne. « Mais, le pas décisif a été franchi grâce à l’offre de voyage qui leur a été faite par des rabatteurs dans leur propre quartier », soutiennent-ils. « Avec la multiplication des réseaux de passeurs, les jeunes candidats ont eu plus d’opportunité pour faire le voyage moyennant une somme comprise entre 300 000 FCFA et 1 000 000 FCFA, mais la moyenne reste 400 000 FCFA» (1 euro = 655,957 CFA). C’est ce qui a amené Makaila Nguebla, un blogueur installé à Dakar et militant de défense des Droits de l’homme au Tchad et de la condition de l’immigré clandestin en Afrique de l’Ouest, à lancer un cri d’alarme devant le fait que la « la société civile soit complètement débordée » et que les Etats africains « soient très peu préparés pour accompagner la société civile dans les activités tendant à limiter l’immigration suicidaire à laquelle se livrent les jeunes en général pour abandonner le continent africain et aller vers un hypothétique Eldorado ».

Cette constatation est corroboré par le récit de Mme Khady Diop du collectif Acraft, qui a confié que leurs enfants rapatriés « leur racontent qu’ils ont vécu des situations de misère et ont été dupés et dépouillés par les passeurs et intermédiaires mafieux ».

Aujourd’hui, comme dans la plupart des pays d’Afrique Occidentale et du Maghreb, le rêve d’émigrer en Espagne, a cessé de fasciner les jeunes devant le durcissement des contrôles maritimes, le renforcement de la coopération entre Etats en matière de lutte contre les flux migratoires irréguliers et la persistance de la crise économique. Il suffit de repasser les statistiques du ministère espagnol de l’Intérieur, depuis 2001, pour constater que 2006 avait marqué le bilan le plus élevé avec un total de 31 678 arrestations de sans-papiers uniquement dans les Iles Canaries, contre 12 478 en 2007 et 9 181 en 2008. Depuis 2006, sept pays européens participent, en outre, avec des moyens techniques et experts aux côtés des forces espagnoles, dans la lutte contre l’immigration irrégulière.

Depuis son déploiement en 2006, l’Agence de surveillance des frontières maritimes européennes (Frontex) a, de son côté, doublé son assistance économique à l’Afrique qui est passée de 12 millions d’euros à 24 millions d’euros. L’Espagne est le grand destinataire des fonds de l’Union européenne en matière d’immigration (Fonds des frontières et retour : entré en vigueur en juin 2007) en recevant 90 millions d’euros à titre de 2009 et 2010. Un plan de Vigilance extérieure est devenu complètement opérationnel à compter de 2008 aux Iles Canaries. En plus, le Sénégal fait partie du Réseau de Communications Sud Via Satellite (Seahorse) groupant le Maroc, l’Espagne, la Mauritanie, Cap Vert, la Gambie et la Guinée Bissau.

Pour la mise en marche de cet arsenal de mesures de vigilance, seuls 340 sans papiers de différentes nationalités ont été interceptés en 2011 au large des Iles Canaries, indique le ministère espagnol de l’Intérieur dans un bilan annuel relatif à la lutte contre l’immigration clandestine. Durant cette période, la proportion de subsahariens a été pratiquement nulle (16 personnes). Le changement de routes migratoires confirme la tendance à la baisse qui est observée depuis 2008, année durant laquelle furent arraisonnées 114 pirogues avec à bord 8.000 sans-papiers.

Cependant, en 2009 ont été repêchés 32 corps de subsahariens au large des cotes canariennes dans les naufrages de pirogue alors qu’en 2010 et 2011 aucun disparu ni décès de Subsaharien n’a été recensé, a précisé à l’auteur une source espagnole proche de la Direction générale de la Garde civile. Jusqu’à septembre 2012, deux corps de subsahariens ont été repêchés, ajoute la même source expliquant que le décompte des disparus subsahariens dans la mer a toujours été une tâche délicate pour les autorités espagnoles. Ceci revient au fait que seules sont prises en compte dans les statistiques officielles les disparitions dénoncées et notifiées auprès de la police espagnole pour enclencher des enquêtes et opérations de recherche.

Selon le bilan reproduit par l’Association des droits humains d’Andalousie (Apdha), au titre de 2011, la tendance des disparues et décès de sans-papiers en Espagne est à la baisse depuis 2008, année où 581 clandestins furent déclarés morts ou disparus. Ce chiffre devait diminuer de 65% en 2009 et de 77,5% en 2010. En 2011, ont été dénombrés 198 disparus et décès, soit une réduction de 66% par rapport à 2008.

Généralement, les Organisations non gouvernementales publient périodiquement des bilans de disparitions et décès d’immigrés se basant sur des estimations, recoupements de données et déclarations d’équipes de sauvetage maritime ou de rescapés des naufrages d’embarcations. Un porte-parole du ministère espagnol de l’Intérieur a pour sa part confié qu’il était impossible de disposer de statistiques fiables par les canaux officiels concernant ces disparitions pour la difficulté de connaître l’identité et le nombre des passagers clandestins au départ d’une pirogue ou d’une patéra.

Généralement, les familles des victimes sont les premières à être informées du naufrage d’une embarcation soit par le biais de ses survivants soit par les passagers d’une pirogue qui avait effectué le même trajet en même temps. C’est la raison pour laquelle les femmes, interviewées par l’auteur au siège de l’association Acraft, au quartier Thiaroye-sur-mer à Dakar, assurent avoir été au courant de la disparition du mari, du fils ou du frère dans le naufrage de leur pirogue par le biais de compatriotes ayant réussi à atteindre la cote canarienne. « Mon fils, Abderrahmane, était parti sans m’aviser et sa disparition a été annoncée par les occupants d’une autre pirogue», affirme Fatouma Ndoye Niang de l’Acraft.

Dans la même année, ce sont 1 167 personnes qui avaient péri dans la mer entre les cotes africaines et l’Espagne et 921 autres en 2007, signale l’Apdh dans son rapport intitulé « Droits humains à la frontière Sud 2007 ». La sous-directrice générale des relations internationales du ministère espagnol de l’Intérieur a fait état, lors de journées organisées en décembre 2007, que son ministère estimait qu’entre 900 et 1.000 immigrés qui voyageaient à bord de pirogues se seraient noyés entre la côte africaine et les îles canariennes. Elle se basait, dans cette estimation, sur les informations concernant les immigrés qui avaient embarqué vers les Canaries à bord de pirogue et que, des mois plus tard, n’avaient pas donné signe de vie à leurs familles.

Prenant comme donnée approximative le chiffre de 921 décès et disparitions en 2007, cité par l’Apdh, ce sont 800 personnes qui avaient péri dans l’Atlantique, 120 dans le Détroit de Gibraltar et un durant le trajet de rapatriement. Il s’agit de 287 maghrébins, 629 subsahariens et cinq de différentes nationalités. Sur la route Afrique-Canaries, 148 subsahariens ont péri la même année au large des Canaries mais également 83 autres dans les eaux sénégalaises.

En 2006, année qui est retenue comme référence pour élaborer notre travail d’investigation, l’Apdh signale dans son étude « Droits Humains à la frontière Sud 2006 » un total de 1 049 subsahariens qui ont été déclarés disparus ou décédés sur la route Afrique-Canaries, dont 90 au large des Canaries, 515 dans les eaux mauritaniennes et 191 autres au large des cotes du Sénégal. Il s’agit d’un bilan qui est considéré comme une hécatombe dans les annales de l’immigration irrégulière au Sénégal.

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** Mohamed Boundi est sociologue marocain

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