A la veille du jour de l’Indépendance de la Sierra Leone, l’ancien président libérien Charles Taylor, a été condamné pour crimes de guerre commis durant la guerre civile dans ce pays. Mais le verdict représente-t-il une victoire majeure pour la population de la Sierra Leone au-delà de sa valeur symbolique ?
Beaucoup de choses ont changé depuis que j’ai "couvert" le premier jour du procès de Charles Taylor pour Pambazuka News le 4 juin 2007. Ce jour-là, il n’est pas venu au tribunal, disant que le procès intenté contre sa personne était une "farce". Aujourd’hui, 26 avril 2012, il était bien visible, stoïque, résolu et sombre. Alors que j’étais assise dans la galerie public du Tribunal Spécial pour la Sierra Leone à la Hayes, observant l’homme dépeint comme le seigneur de la guerre africain le plus notoire de l’histoire contemporaine, le sort de Taylor s’est figé autour de ce mot : "Coupable"
Après avoir passé 9 ans passés dans l’expectative, Taylor a été reconnu coupable de tous les chefs d’accusations de crimes contre l’humanité et de violation du droit international et des lois sierra léonaises au cours de la guerre civile que ce pays a endurée de novembre 1996 à janvier 2002. Taylor est le premier chef d’Etat - et le premier Africain – à être condamné par un tribunal international depuis les procès de Nuremberg en 1946. Le Tribunal Spécial pour la Sierra Leone (TSSL), appuyé par les Nations Unies, a reçu en 2002 le mandat de juger ceux qui portent la plus grande responsabilité dans la guerre qui a déstabilisé une bonne partie de l’Afrique de l’Ouest et entravé les activités politiques et économiques. Le procès de Taylor est le dernier.
Tant la Sierra Leone que le Liberia sont présentés comme des succès en matière de gestion post conflit, sur la base de ce qu’on pourrait considérer comme un système de construction de l’Etat imposé de l’extérieur. Ce que d’aucuns désigneraient d’ailleurs comme étant une formule standard, la même pour tous. Mais pendant que la Sierra Leone et le Liberia s’efforçaient de renaître des cendres de la guerre civile, le spectre de Charles Taylor continuait de planer sur le destin de ces pays comme un nuage de mauvais augure, liant à jamais les deux voisins au-delà de leur trajectoire historique si curieusement similaire.
Sans doute que Taylor a amené le chaos dans les deux pays, mais il a langui dans une prison de La Haye pendant 5 ans et affronté tout le poids du droit international, pour avoir aidé les factions rebelles au cours de la crise civile en Sierra Leone, fournissant personnellement des armes et des munitions au Revolutionary United Front (RUF) alors que, publiquement, il tenait le discours de la paix en sa qualité de chef d’Etat membre de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO)
Il est toutefois clair que le verdict n’a pas été unanime. Après que la sentence frappant Taylor a été annoncée, le juge Malick Sow a exprimé ouvertement son désaccord, se faisant critiquer par ses collègues qui ont quitté la Cour fort en colère : "Je ne partage pas les conclusions des autres juges… La culpabilité de l’accusé basée sur les éléments soumis à la Cour et avancés par l’accusation ne prouvent rien au-delà de tout doute raisonnable". Ainsi Sow, comme d’autres avant lui, a soutenu que Taylor n’a pas été l’élément décisif qui fait ou défait une guerre.
Dans le chapitre de la fin du livre "When the State fails : studies on intervention in the Sierra Leone civil war " [1], Tunde Zack-Williams qui a publié le livre argumente que Taylor n’a rien fait de plus que de faire pencher la balance dans ce qui était déjà une poudrière : "…Il est douteux que l’intervention de Taylor aurait eu un tel succès sans les facteurs sous-jacents depuis longtemps en place qui sont la marginalisation de la jeunesse, le népotisme et la mauvaise gouvernance, la détérioration de l’économie et la crise générale du capitalisme périphérique en Sierra Leone. A l’heure où Taylor avait décidé de faire montre "d’une solidarité révolutionnaire fraternelle" avec Sankoh, la Sierra Leone était un Etat en déliquescence avec des infrastructures sociales et physiques en voie d’effondrement, un régime incapable d’assurer une citoyenneté sociale et la sécurité à sa population, avec une jeunesse aliénée et un électorat qui ne savait plus à quels saints se vouer face à ses tourmenteurs. " (Zack-Williams, 2012 :247)
Malgré le désaccord manifesté par un juge, le verdict de Taylor tombera le 30 mai, deux semaines après que le procureur et la défense ont terminé leurs plaidoiries. Il sera transféré dans une prison en Grande Bretagne où il purgera la peine à laquelle il a été condamné. De nouveau, donc, une prison non africaine détiendra Taylor pour des crimes commis en Afrique. A moins de souffrir d’amnésie, nous nous souvenons que Taylor est sorti tranquillement de la prison de Plymouth, dans le Massachusetts (Etats Unis), alors qu’une demande d’extradition avait été émise à son endroit par le Libéria en 1985. Ce fût le début de l’épopée tragique dans ce pays. Probablement ce fût aussi le début de celle de la Sierra Leone.
Breda Hollis, procureur en chef lors du procès de Taylor a déclaré : "Ce jour est dédié à la population de la Sierra Leone qui a si horriblement souffert aux mains de Charles Taylor et de ses forces par procuration. Le jugement de culpabilité apporte une certaine mesure de justice à des milliers de victimes qui ont payé un prix effroyable pour les crimes de M. Taylor". C’est peut-être une coïncidence que la Sierra Leone s’apprête à célébrer, demain, 27 avril, le 51ème anniversaire de son accession à l’Indépendance, mais je me demande si cette condamnation représente une victoire majeure au-delà de sa valeur symbolique. Bien que le verdict soit certainement pertinent et qu’il envoie des ondes de choc dans toute l’Afrique, je ne suis pas persuadée qu’il va assez loin pour avoir un impact sur la vie des Sierra Leonais qui souffrent toujours des conséquences du règne de terreur qui leur a été infligé pendant 11 ans. Pas plus qu’il ne va rendre la vie à ceux qui l’ont perdue au Libéria où la justice reste évanescente.
Pour moi, le verdict à l’encontre de Charles Taylor signifie la nécessité pour l’Afrique de reconfigurer son système de justice afin qu’à l’avenir nous n’ayons pas à dépendre de l’Occident pour décider quand et comment et dans quelles circonstances nous punissons les transgressions que nous jugeons inacceptables. Si la populace peut subrepticement exécuter un soi-disant voyou pour avoir volé une miche de pain au marché local, alors nous pouvons sûrement canaliser cette colère et cette violence injustifiées vers un système qui permette de juger les criminels les plus notoires qui ont violé la confiance publique. Nous pouvons sûrement garantir que personne ne peut se cacher derrière l’argent, le pouvoir et les jeux d’influence pour échapper à la justice, peu importe qui il est.
Le discours de de Hollis montre qu’elle devrait théoriquement être d’accord avec ce point de vue mais je m’interroge sur cette affirmation : "Le jugement historique de ce jour renforce une nouvelle réalité. Les chefs d’Etat doivent rendre des comptes pour des crimes de guerre et d’autres crimes… Ce jugement réaffirme que le leadership ne comporte pas que le pouvoir et l’autorité mais aussi la responsabilité. Personne, peu importe sa puissance, n’est au-dessus des lois".
La justice internationale est clairement aveugle quant aux atrocités commises par les agents occidentaux et des nations non-occidentales qui détiennent le pouvoir. Par exemple, la Russie, la Chine et les Etats-Unis n’ont jamais ratifié les Statuts de Rome (qui ont conduit à la création de la Cour Internationale de Justice) parce qu’ils craignent que leurs ressortissants n’aient à rendre des comptes pour des crimes commis dans d’autres pays. En mai 2009, le Sri Lanka a organisé avec succès une contre-résolution, soutenue par l’Inde, la Russie et la majorité des pays d’Asie, les membres africains et d’Amérique latine, pour s’opposer à une résolution adoptée par les Nations Unies pour accuser le gouvernement du Sri Lanka de crimes de guerre. L’argument étant que "les droits humains ne doivent pas être considérés comme le nouveau fardeau de l’homme blanc" au Sri Lanka. Ce qui démontre qu’il ne suffit pas de faire comparaître devant un tribunal international les Taylor, Bashir, Kony et d’autres Africains. "Tous ceux qui dans le monde commettent des atrocités méritent la même justice", a défendu l’avocat de Taylor, Courtenay Griffiths. De l’ancien Premier ministre britannique, Tony Blair, à l’ancien président des Etats-Unis, Georges Bush, pour leur participation dans une guerre illégale et illégitime en Irak.
Pour radicales qu’elles paraissent, les déclarations de Griffiths ont soulevé un point important. Jusqu’à ce que la justice se montre aveugle et invulnérable aux manœuvres politiciennes et au pouvoir, la justice internationale souffrira toujours du virus de l’illégitimité. Comme l’a dit Hochschild : "Aucun tribunal international ne peut se substituer à un système de justice nationale qui fonctionne. Ou à une société en paix. Et je soupçonne qu’il va passer beaucoup d’eau sous les ponts avant que trois Africains en toges noires président aux jugements des Dick Cheyney et Donald Rumsfeld pour avoir endossé la torture, ou de Vladimir Putin pour la guerre en Tchétchénie, ou les dirigeants chinois pour leurs actions au Tibet. Mais si nous prenons au sérieux l’idée que les droits humains fondamentaux appartiennent à tous les peuples de la terre, peu importe où ils vivent- un principe inscrit dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme,- alors un système de justice qui dépasse les frontière nationales est essentiel" [2]
Il y a un mouvement nouveau et discret de personnes qui, avec l’avocat de Taylor qui se sont empressé de sonner l’alarme, mettant en cause la nature sélective de la justice pénale internationale. Ainsi, selon Griffiths, le cas de Taylor a été motivé par des considérations politiques avec " le miroir de la noirceur et de la criminalité au niveau international". Il n’est pas le seul à mettre en cause la légitimité de la justice internationale. Paul Kagame déclarait que le
1 milliard de dollar déboursé par les donateurs pour un Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) - établi en 1994 sur le modèle de celui instauré pour l’ancienne Yougoslavie et contre l’avis du gouvernement du Rwanda - aurait pu être dépensé à construire un système de justice local au Rwanda, comme le système des gacaca au niveau villageois. Il avançait que la distance physique du TPI du Rwanda a empêché l’appropriation du processus par les Rwandais.
Le même argument pourrait être avancé dans le cas de Taylor et de son procès à La Haye. Des recherches plus approfondies montrent que les avis divergents ne sont pas confinés à Afrique. Les Bosniaques, par exemple, sont passé d’un soutien initial au TPIY au scepticisme quant à la question de la neutralité politique de ses juges, ce qui a conduit à l’insistance de voir les futurs cas impliquant des Bosniaques être jugés dans des tribunaux autochtones plutôt qu’internationaux. [3]
Le fait que des tribunaux hybrides comme le TPIY et le TPIR ont des budgets annuels moyens de 100 millions de dollars devrait être remis en cause là où des institutions nationales africaines et d’ailleurs doivent être renforcées. Les acteurs autochtones doivent s’approprier le processus et les acteurs internationaux ne devraient jouer qu’un rôle de soutien, à condition d’y être invités. Supposer qu’il n’y a pas de vestiges d’un service de police et de justice digne d’un soutien international mine ce qui existe peut-être déjà dans des pays en passe de se remettre d’un conflit prolongé. [4] Quels étaient les systèmes autochtones de justice en Afrique en usage avant la colonisation ? Pourquoi ne pas les relancer, prendre ce qui est pertinent et rejeter ce qui n’est qu’un vestige historique ? Il me semble que nous ne pouvons pas continuer à nous reposer sur un système judiciaire international pour nous protéger les uns des autres. Nous devons prendre en main les choses nous-mêmes.
Deux jours avant la condamnation de Taylor, le gouvernement du Liberia a fait une déclaration à la presse, en sa qualité de membre fondateur des Nations Unies, affirmant sa confiance dans le système de justice international. Il est ironique que le Liberia doive encore se chercher dans son propre système judiciaire ou s’accommoder avec les recommandations d’une Commission Vérité et Réconciliation qui a endossé les accusations proférées contre ceux qui portent la plus grande responsabilité dans la guerre civile au Libéria. Ces recommandations attendent toujours d’être mises en œuvre, alors que certains argumentent qu’elles sont anticonstitutionnelles. Il est ironique que le Libéria loue système international qui pratique de façon asymétrique une justice sélective. Il est aussi ironique que les anciens alliés de Taylor détiennent toujours un pouvoir économique et politique au Libéria
L’ancien procureur du TPI, Luis Ocampo, disait un jour qu’un système de justice international parfait serait un tribunal qui n’aurait aucun cas à juger. Mais sommes-nous proches d’une situation où le TPI ou d’autres organes de justice internationale seraient redondants ? Une paix durable dans des pays qui se relèvent d’un conflit comme la Sierra Leone et le Liberia requièrent une reconstruction des institutions autochtones judiciaires et non un appareil légal international coûteux. Dans le procès de Thomas Lubanga au TPI, un seul homme a été condamné en dix ans, ce qui a coûté 1 milliard de dollars à la communauté internationale.
Dans le cas du Tribunal Spécial pour la Sierra Leone, sous la juridiction duquel Taylor a été condamné, il était prévu au départ que cette Cour coûterait 35 millions de dollars. A ce jour, les principaux donateurs comme la Grande Bretagne, les Etats-Unis, le Canada, les Pays-Bas et le Nigeria ont déboursé bien plus que ce montant. Bien que la Grande-Bretagne a largement financé les budgets judiciaires de la Sierra Leone, il reste encore à faire et ces investissements doivent provenir du budget national de la sierra léonais. Le fait que la grande majorité des ressortissants de la Sierra Leone et du Libéria n’ont pas accès à des Cour de justice formelle est un signe qu’il y a quelque chose qui n’est pas juste dans ce que nous faisons, que le système de justice autochtone, comme le système international, n’est pas aveugle mais plutôt sélectif.
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** Robtel Neajyi Pailey, née à Monrovia, est doctorante au Development Studies à la London School of Oriental and African Studies (SOAS), comme boursière de la Fondation Mo Ibrahim. Elle écrit aussi dans New Narratives (www.newnarrative.org), un projet qui vise à soutenir des médias indépendants en Afrique – Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger
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