Le consensus politique sans cesse revendiqué en Tunisie est incantatoire, tant les tensions et les oppositions sont vives entre les différentes voies politiques. Il repose par ailleurs sur une confusion volontaire entre patriotisme et unité nationale.
La Tunisie vit en ce moment un moment d’intense hyperbolisation du sentiment patriotique. Cette glorification du drapeau trouve ses origines dans de multiples facteurs. Alors que dans les premières manifestations suivant la chute du régime l’usage du drapeau était le signe d’une forme de communion nationale, il est aujourd’hui devenu l’objet d’une lutte. Qui est le détenteur de la vraie légitimité nationale ? Le parti élu à l’issue des élections, son opposition qui revendique une légitimité d’un autre ordre, quels territoires, quelles générations,… ? La liste peut s’étirer à l’infini tant il est difficile de situer chacun dans les multiples appartenances qu’il combine.
UNE MISSION : SAUVER LES REVOLUTIONS ARABES
La flambée patriotique s’explique par plusieurs facteurs conjoncturels qui tous peuvent se résumer par le sentiment d’une urgente nécessité de « sauver la révolution tunisienne ». Souvent décrite comme « le dernier espoir », cette dernière donne aux Tunisiens une mission perçue comme quasi-sacrée. François Hollande, lors de son discours à l’Assemblée tunisienne en juillet 2013, l’a ainsi énoncé : "Vous portez un espoir qui va bien au-delà du peuple tunisien, bien au-delà des peuples arabes."
Face à cette tâche aux contours incertains, mais envisagée par tous comme un « devoir national », les réactions sont diverses. Cela suscite d’abord le développement d’un particularisme tunisien qui s’énonce le plus souvent par des formules comme « la Tunisie n’est pas l’Egypte » (ou pas la Syrie, pas le Qatar, pas l’Europe,…), ou bien par un absolu « la Tunisie, ce n’est pas pareil ». Ce discours s’appuie, selon les interlocuteurs, sur l’idée d’une nature pacifique des Tunisiens, sur l’œuvre de Bourguiba – et son influence, par exemple, sur la démographie -, sur l’éducation ou bien même sur le climat. Parfois, c’est simplement l’insignifiance du pays qui est paradoxalement revendiquée comme une chance. La Tunisie, si petite, ne saurait être l’objet de convoitises, il doit alors y être possible de réussir une révolution…
Alors que se déploient les drapeaux et que se proclame une forme ostentatoire de fierté nationale, l’échec ou la réussite de cette mission est paradoxalement souvent perçu comme indépendant de la volonté, ou de l’action des citoyens ou du peuple tunisien. Car l’énonciation du devoir national, celui de tenir bon, se nourrit d’une impuissance face à des complots internationaux plus ou moins vérifiables, des théories géopolitiques, des soupçons qui ne cessent de peser sur la classe politique dans son ensemble, etc. Ce discours va parfois tellement loin qu’il fait de la révolution tunisienne, celle-là même qu’il faudrait sauver, une invention (occidentale, américaine, israélienne, qatari, saoudienne,…) pour redistribuer les cartes dans la région.
Les élections d’octobre 2012 nourrissent le soupçon : elles auraient été manipulées pour pouvoir mettre au pouvoir les islamistes, alliés des Etats-Unis (ou d’autres, en fonction de la rhétorique utilisée). Ces argumentations ne doivent pas être traitées avec légèreté. Elles sont le signe de l’installation durable d’un régime d’incertitude qui ne cesse de s’accroitre et qui fait baigner le pays dans un climat de peur diffuse et donne le sentiment que « tout peut arriver à chaque instant ».
Le dernier aspect du devoir national, plutôt invoqué par les hommes politiques, de manière plus ou moins sincère, est « l’union sacrée » qui serait exigée par les "événements", la situation du pays, notions d’autant plus inquiétantes que l’on ne les caractérise pas forcément comme une crise politique ou économique mais bien comme un état de crise globale qui se prolongerait. Néanmoins, le consensus politique, sans cesse revendiqué, est incantatoire, tant les tensions et les oppositions sont vives entre les différentes voies politiques. Il repose par ailleurs sur une confusion volontaire entre patriotisme et unité nationale. Cette dernière suppose une situation de guerre et doit faire taire les oppositions, le premier, s’il engage à respecter le pays et la nation, n’implique pas forcément de taire les désaccords et les oppositions en leur sein.
LUTTE DE DRAPEAUX
Cette exaltation patriotique doit être mise dans son contexte, celui d’une peur diffuse, instillée par les divers canaux d’information et par les discours politiques. Cette peur, dont on avait pensé qu’elle était tombée comme un mur avec les révoltes de l’année 2011, a pris une autre forme : ce n’est plus la peur du régime, de l’État, qui construisait ce que Béatrice Hibou appelait la « force de l’obéissance ». C’est une peur plus diffuse, qui mêle une vraie difficulté à obéir ou à respecter la hiérarchie (civisme dégradé, dysfonctionnements visibles des services publics) à une panique désordonnée face à des dangers réels ou imaginés. L’éventualité d’un scénario « à l’égyptienne » est brandi par certains comme un épouvantail ou une menace à peine voilée, alors que d’autres mettent en avant le péril salafiste, ou l’insécurité de manière plus générale (pédophilie, agressions, faits divers…).
Tout ceci conduit les acteurs politiques à afficher leur volonté de sauver la Tunisie et sa révolution. Pourtant, derrière cet affichage patriotique unanime se cache une lutte féroce pour la légitimité nationale, chaque acteur portant avec lui sa Tunisie. La question centrale devient « où est l’intérêt national » et qui le sert au mieux aujourd’hui. Chacun se renvoie alors sa supposée trahison dans une nouvelle bipolarité nationale très largement commentée (Ennahda/anti-Ennahda).
Pour les uns, les islamistes – Ennahda compris – n’ont jamais été au service de la nation tunisienne. Ils ne sont que des marionnettes entre les mains d’une internationale, celle des Frères musulmans ou des jihadistes. Les informations publiées sur les sites d’information tunisiens font circuler des rumeurs selon lesquelles, par exemple, une visite de Rached Ghanouchi à Istanbul à la mi-juillet aurait été l’occasion d’assister à une réunion secrète de L ‘Organisation internationale des Frères musulmans. Celle-ci l’aurait d’ailleurs désigné président du bureau politique, c’est à dire le numéro deux de l’organisation. Des vidéos montrant une circulation de personnages cadrés sur leurs jambes dans ce qui ressemble à un hall d’hôtel est censée illustrer la tenue de cette réunion selon une chaîne émiratie.
Face à ces soupçons d’infidélité à la nation, les partisans d’Ennahda rivalisent d’affichage national et cherchent à se différencier des salafistes, associés au drapeau noir. L’épisode du remplacement du drapeau national par un drapeau salafiste à l’université de la Manouba le 7 mars 2012 et l’indignation qu’il avait provoquée ont marqué les esprits. La jeune étudiante qui s’était interposée, Khaoula Rchidi, que l’on voit sur l’image se tenir face à un étudiant salafiste pour protéger le drapeau tunisien, avait été à l’époque solennellement remerciée et décorée par le présidelnt de la République.
LE 7 MARS 2012, A L'UNIVERSITE DE LA MANOUBA
Depuis, les mobilisations des partisans du gouvernement en place insistent sur la légitimité du parti islamiste au pouvoir et son caractère national. La référence à l’exemple turc est utilisée également pour montrer que les islamistes tunisiens, comme leurs homologues turcs, n’envisagent pas d’exporter leur modèle mais bien de l’implanter dans un contexte national. Si l’on observe les dernières mobilisations, celles qui suivent l’assassinat de Mohammed Brahmi le 25 juillet dernier, elles sont bien de couleur rouge, alors que lors des manifestations pro-Ennahda suivant l’assassinat de Chokri Belaïd (le 9 février 2013), les drapeaux du parti (blancs avec un logo bleu) ainsi que les drapeaux salafistes étaient massivement présents. L’image partisane de ces rassemblements a été remplacée par la centralité de la légitimité nationale et sa couleur rouge.
Le monde des affaires a fait lui aussi son entrée sur ce terrain. « Il n’y a d’allégeance qu’à la Tunisie » (Lâ wala’ illa litunis) disent d’immenses panneaux publicitaires dans tout Tunis [1]. La formule est étrange, sur fond de drapeau national, faisant écho de manière implicite à la profession de foi musulmane (Il n’y a de Dieu qu’Allah). L’espace public est littéralement envahi par ces taches rouges : abris-bus, panneaux de toutes tailles, avec ou sans slogan.
Cette forme organisée et institutionnalisée d’affichage politique, alors que nous ne sommes pas en campagne électorale, frappe. On voit également des portraits de martyrs, imprimés en couleurs et affichés ici ou là, sur des devantures, des murs… Parfois, une banderole affiche la commémoration de la mémoire des martyrs sur le fronton d’une institution.
Ce qui frappe l’observateur à la vue de cette campagne, c’est son caractère massif. Elle a littéralement remplacé la publicité dans la ville. Quand on connait les difficultés économiques de la Tunisie, imaginer le coût d’une telle absence pour les entreprises de communication laisse rêveur. Que signifie une telle mobilisation et d’où vient-elle ?
Depuis janvier dernier, les milieux économiques sont de plus en plus présents dans la vie politique tunisienne. Ainsi Slim Riahi, leader du jeune parti libéral (Upl, Union patriotique libre) a-t-il été présenté comme l’artisan de la rencontre entre Bcs et Ghannouchi à Paris à la mi-août. Parmi les entrepreneurs, les communicants et les propriétaires de médias sont en première ligne. On peut y voir une volonté légitime de préserver une liberté d’expression (mise à mal notamment par la condamnation du directeur de la chaîne Ettounsia et fondateur de la société de production Cactus, Sami Fehri ou par d’autres accusations visant des journalistes) face à une dérive "totalitaire" du parti ennahda. C’est une partie de l’explication.
Mais il faut aussi voir dans cette initiative la présence d’un lobby libéral tunisien proche de l’opposition, notamment pour des raisons de proximité sociale et régionale, voire de liens familiaux. C’est aussi l’émergence d’une génération de "leaders" qui veulent mettre leur réussite économique au service d’activités politiques dans le nouveau contexte démocratique. La plupart de ces entrepreneurs quadragénaires avaient commencé leur carrière sous Ben Ali et critiquaient alors plus ou moins ouvertement la corruption de l’entourage du président et les freins que cette prédation constituaient pour le bon déroulement des affaires. Après une période de discrétion, ces milieux sont aujourd’hui à nouveau très présents, à la fois par leur emprise économique et les campagnes d’affichage organisées, et par leur soutien à Nida Tounès et à son vieux leader Béji Caïd Essebsi. Le moindre des paradoxes de ce nouveau langage de communication politique n’étant pas son affichage "jeuniste" et son soutien massif à un leader octogénaire.
BERLUSCONISATION ?
Quatre personnages émergent particulièrement : Sami Fehri, quarante et un ans, directeur de la chaîne Ettounsia et fondateur de la maison de production Cactus, aujourd’hui en prison ; les frères Karoui (Nabil, quarante-huit ans et Ghazi, quarante-six ans) propriétaires de la chaîne maghrébine Nessma TV et de Karoui & Karoui World, entreprise de communication ; Slim Riahi, trente-neuf ans, homme d’affaires ayant fait récemment son entrée dans le secteur des communications (essabah), propriétaire du club de football tunisois Le Club africain, et fondateur de l’Union patriotique libre.
Les frères Karoui ont été au centre de l’actualité au moment de la diffusion, sur leur chaîne, du film Persépolis. On a vu Nabil présenter ses excuses, et être poursuivi pour troubles à l’ordre public. Son procès a été vu comme la première sentence entravant la liberté d’expression après l’ère Ben Ali. Les deux frères Karoui avaient pourtant déjà bâti leur empire depuis les années 1990, entre l’Algérie et la Tunisie, en s’associant avec Berlusconi et le producteur Tarak Ben Ammar. Ils sont aujourd’hui plus en retrait, tout en accueillant à travers leur réseau d’affichage la campagne « Lâ wilâ illa litunis ».
Sami Fehri est également un homme de médias. Il a créé la maison de production Cactus en 2002 et s’associe notamment avec le beau-frère de Ben Ali, Belhassen Trabelsi pour financer des émissions de divertissement et des feuilletons de Ramadan (Maktoub). Il fonde sa propre chaîne de télévision Ettounsia TV, dès le mois de mars 2011. Ses démêlés avec la justice, qui justifient son emprisonnement, sont fondés sur les soupçons d’usage illicite des ressources de la télévision nationale tunisienne. La chaîne qu’il a fondée, aujourd’hui suspendue et hébergée sur une autre chaîne privée, al-hiwâr al-tunisî, est considérée comme la chaîne la plus regardée dans le pays.
Slim Riahi est probablement, parmi ces quelques quadragénaires, le plus engagé sur la voie politique. Il a participé aux élections d’octobre 2012 à la tête de son parti, l’UPL. Il a développé une campagne de spots modernes, censés marquer les électeurs, avec un slogan très simple et efficace, associé à un geste lui aussi immédiatement compréhensible.
CAMPAGNE DU PARTI PATRIOTE LIBRE, ETE 2011
L’homme d’affaires semble être à la tête d’une fortune assez considérable, amassée notamment grâce à ses relations avec les milieux libyens, dans le bâtiment et les services pétroliers. Il correspond à un portrait-type de l’homme d’affaires engagé dans la politique-spectacle: à la tête d’un club de football [2], investissant dans des œuvres sociales et des groupes de presse.
Ces jeunes entrepreneurs et hommes de médias véhiculent une image de la Tunisie qui semble être le socle de leur politique : « leur Tunisie » est ouverte sur le monde, libérale, tolérante et entreprenante. Elle coïncide avec une exaltation des droits de la femme tunisienne, avec une volonté de maintenir un marché ouvert, et de contenir les menaces à l’ordre et à la sécurité des Tunisiens. Le spot de l’Ulp, articulé autour du mot « tawwa », maintenant, ajoute une dimension d’urgence (campagne « tawwa »). On y voit des personnages censés représenter la Tunisie dans sa diversité, réclamer la fin immédiate d’un état de servitude, de chômage, de pénibilité. Tout ceci filmé avec une esthétique télévisuelle soignée, loin des réalités du pays.
Les chaînes télévisées privées reflètent dans leur ensemble cette volonté de donner la parole aux Tunisiens et aux Tunisiennes, mais aussi de véhiculer un esprit léger, libre, moderne. Les plateaux de talk show sont calqués sur leurs équivalents européens ou américains, des chroniqueurs viennent interrompre des discussions ou des débats trop longs, des comiques y prennent peu à peu place (y compris une version locale des Guignols de l’info, aujourd’hui disparue). Les émissions les plus populaires (notamment les émissions politiques) sont immédiatement discutées et disséquées sur les réseaux sociaux et au-delà.
Cet ensemble télé privée-réseaux sociaux dessine une Tunisie en partie imaginée (une communauté imaginée, au sens de Benedict Anderson) qui tient lieu de nation implicite de référence chez une bonne partie des élites urbaines tunisiennes. Elle se nourrit de plus en plus de sondages, d’études de consommation, et prend peu le temps de comprendre ou d’analyser en profondeur ce qui amène, par exemple, une bonne partie de la population à soutenir le régime en place ou à déserter complètement le débat politique.
EPILOGUE : NOUVELLES CONFIGURATIONS ?
Très en phase avec la campagne d’affichage patriotique, le mouvement irhal a pris son essor le 24 août dernier aux portes de l’Assemblée nationale constituante du Bardo. Il s’institue comme un mouvement de salut national. Face à lui, les élus affirment être les garants de la légalité. Ailleurs encore, un conseiller de la présidence affirme « se préoccuper d’abord du bien commun » [3]. C’est le paysage politique qui nous est montré aujourd’hui en Tunisie, presqu’un paysage mis en scène, scénarisé. Pourtant, par-delà ces mouvements de caméras, on attend de voir émerger de nouvelles configurations. Car le pays semble étouffer sous les étreintes de ceux qui s’en proclament.
Y a-t-il une politique qui puisse accueillir aussi bien son élite moderniste résolument anti-islamiste – il faut se souvenir que c’est sur le pacte anti-islamiste que reposait en partie l’allégeance des élites de Ben Ali – et une société plus islamisée ? Est-ce la seule fracture qui mérite d’être mise en valeur ? N’y a-t-il pas aussi des territoires qui s’ignorent, des inégalités plus patentes ? Dans ce jeu d’appropriation des symboles (drapeau, hymne, Islam "tunisien" vs Islam "du Golfe", langue…), il y a fort à parier que ces affrontements binaires masquent encore une fois l’essentiel : la pauvreté qui grandit, l’endettement et la précarité des ménages, l’absence d’horizon pour la jeunesse…
Il n’est pas surprenant de voir alors les affiches se transformer en lieu d’une lutte plus discrète, par le détournement.
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** Leyla Dakhli est historienne, chargée de recherche au Cnrs (Iremam - Institut de recherche et d’études sur le monde arabe et musulman, Aix-en-Provence). Auteure de « Une génération d’intellectuels arabes. Syrie et Liban » (1908-1940), Karthala, avril 2009, 360 p.
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NOTES
[1] Je me suis rendue uniquement dans le Grand Tunis lors de mon dernier séjour mais d’après mes informations, ces panneaux sont présents dans les vingt-quatre gouvernorats tunisiens. Ils sont financés par le syndicat des régies publicitaires tunisiennes et, notamment Karoui & Karoui World.
[2] Il y a deux principaux clubs de foot rivaux à Tunis, le Club africain, dirigé par Roahi, et l’Espérance sportive de Tunis, aujourd’hui possédée par Mohamed (Hamdi) Meddeb, dirigeant de la Stil, firme agro-alimentaire aujourd’hui rachetée à plus de cinquante pour cent par Danone, très proche du pouvoir précédent. Faut-il voir un lien entre ceci et le fait que les uniques panneaux publicitaires aperçus au mois d’août dans Tunis échappant à l’affichage patriotique étaient ceux des yaourts du même groupe ?
[3] Aziz Krichen, sur sa page Facebook, le 24 août 2013.
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