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Alors que les salafistes ont les mains libres dans le pays, multipliant les coups de forces et les agressions à l'égard des journalistes et des militants de la société civile, le gouvernement à majorité islamiste nahdaoui tarde à réagir pour mettre fin à ces dépassements. Est-ce de l'incapacité ou de la complicité ??

Plus que jamais, se pose la question aujourd'hui de la relation entre les salafistes et Ennahdha, devant un laisser-aller de la part de cette dernière (actuellement au pouvoir) et une montée de la violence de la part des premiers. Que se passe-t-il entre les deux ? S'agit-il d'une alliance stratégique pour détruire un ennemi commun, à savoir la gauche tunisienne et derrière elle, tout un projet de société moderniste, ou plutôt d'un débordement dont le gouvernement fraichement constitué, n'arrive pas à contrôler ? La question est d'autant plus emblématique qu'elle se greffe sur une situation socioéconomique très compliquée, achevant de plonger le pays dans une grave crise au risque de le paralyser entièrement.



Une origine idéologique commune



On est bien là en présence des deux principales forces religieuses : l'une appartenant au courant des frères musulmans et l'autre d'obédience wahabite. Et encore, si l'une est au pouvoir, l'autre le cherche. Non pas à travers les moyens et les pratiques politiques démocratiques, mais par l'usage de la force.
On est aussi face à une concurrence sur un enjeu essentiel qui est le pouvoir, même si les moyens diffèrent. L'arme essentielle dans cette concurrence reste la religion ou plutôt une certaine interprétation de la religion.


Si l'on revient à l'origine idéologique de chacun des deux mouvements qui représentent l'islam politique, on se rend compte que les deux sont nés dans une perspective de retour à «l'islam des premiers», un islam pur qui serait la planche de salut des sociétés musulmanes. D'abord vis-à-vis des dictateurs qui les contrôlent, ensuite vis-à-vis de la modernité qui leur est imposée par ces derniers, considérés comme de fidèles serviteurs des appétits impérialistes de l'Occident (voir les écrits de Rached Ghannouchi dans ce sens).
Ils sont donc partis d'un terrain idéologique pratiquement identique.

Si l'on suit l'évolution d'Ennahdha, issue de la «jamaâ islamiya» (fondée à la fin des années 60), jusqu'à la création officielle du Mouvement de Tendance Islamique (MTI) en 1981, elle avait la même vision sur la nécessité de la réislamisation de la société et de la lutte contre le «dictateur» (Bourguiba à l'époque). Sauf qu'Ennahdha a su évoluer, en acceptant certains concepts qu'elle refusait de reconnaitre auparavant, telles que la démocratie, l'alternance au pouvoir, les élections. Choses que le courant salafiste, en revanche, ne reconnait pas encore aujourd'hui. En témoigne, son appel à boycotter les élections du 23 octobre.
Et ce n'est pas l'évolution dans l'idéologie islamiste qui a uniquement séparé les deux courants. Il y a aussi le choix des alliés extérieurs: l'un a opté pour Qatar, l'autre pour l'Arabie Saoudite.


Toutefois, et il faut le reconnaitre, les deux mouvements ont souffert de la persécution, de l'emprisonnement et de la torture sous Ben Ali. Ils remplissaient les geôles tunisiennes pendant des décennies. La révolution a donné à tous les deux la chance d'exister et de s'activer en public. Mais voilà qu'après le 14 janvier chacun s'est attelé à la réalisation de son ancien rêve: la prise du pouvoir pour l'islamisation de la société.



SOLIDARITE AVANT LES ELECTIONS



Reste que les rapports entre les deux mouvances sont demeurés ambigus, surtout avant les élections. Certainement, il y avait des échanges entre les adeptes des deux courants. Le lieu de contact restant les mosquées. Tout le monde se rappelle la campagne de destitution des imams juste après la révolution, et la guerre de la main mise sur les lieux de culte entre salafistes et Nahdhaoui, au point qu'ils en sont venus à se taillader avec des armes blanches (ex : mosquée El Mourouj).

Aujourd'hui, les salafistes ont pris d'assaut près de 400 mosquées sur un ensemble de 2000. Dans certaines de ces mosquées à la Cité Ettadhamen ou à Oued Ellil (Mannouba), notamment, les nahdhaouis n'osent même pas y mettre les pieds.
Néanmoins il y a eu des actions communes de solidarité entre les deux mouvements. Ils ont manifesté ensemble - du moins leurs jeunesses respectives - quand il s'agissait de mener des actions spectaculaires de protestation contre ce qu'ils considéraient comme des «atteintes à la religion», à l'image ce qui s'est passé au Cinémafricart ou dans l'affaire Nessma TV. Par ailleurs et à plusieurs reprises, le gouvernement Essebssi a fait appel à des leaders nahdhaouis pour servir d'intermédiaires afin de négocier avec les salafistes et de les contrôler, suite à des actes de violence qu'ils ont commis un peu partout dans le pays.

Aussi bien Rached Ghannouchi qu'Abdelfattah Mourou ont déclaré avoir joué ce rôle directement ou à travers des militants d'Ennahdha. Mieux, lors du premier congrès des salafistes, en mai 2011, à la Soukra, des membres de ce parti leur ont rendu visite pour les appuyer, dont Sadok Chourou, représentant de l'aile radicale d'Ennahdha.
Avant les élections, l'intention du mouvement islamiste était de les encadrer, en essayant de les amener à voter pour lui. Chose que les salafistes refusaient catégoriquement au départ, avant de céder quelque peu dans ce sens, croyant certainement qu'avec un gouvernement islamiste, ils auraient le champ libre d'appliquer leur projet d'islamisation de la société, ou ayant reçu peut être des promesses dans ce sens.



Complicité pour détruire la gauche ?



Le fait est que le rapport entre les deux s'est renforcé après le 23 octobre, au point qu'on les a soupçonnés de complicité, devant l'hésitation du gouvernement à réagir face aux actions violentes des salafistes qui sont allés jusqu'à prendre d'assaut des villes entières (ex : Sejnane).
Certains observateurs confirment la thèse de la complicité dans le but de détruire les acquis de la société tunisienne et de l'islamiser de force.

La chercheuse et universitaire Neila Sellini estime que le plan d'Ennadhha se déroule en deux phases : «D'abord les salafistes multiplient les actions de force et les violences, instaurant un état de terreur et créant le chaos, ensuite, viennent les islamistes pour rétablir l'ordre». Le but étant de miner les bases du projet sociétal moderniste et ouvert. Elle considère que ce qui se passe aujourd'hui à la Faculté de Lettres de la Manouba, mais aussi à celle de Sousse, comme une preuve sur ce projet diabolique. «Leur plan est de commencer par détruire l'université, essentiellement les deux facultés les plus prestigieuses en matière de sciences humaines car c'est là qu'on enseigne l'approche historique de l'Islam». Un constat confirmé par Mutapha Touati, président de la Mutuelle des professeurs universitaires et ex-secrétaire général du Syndicat de l'enseignement supérieur, qui indique qu'il y a toute une « stratégie qui vise ces universités, car elles participent à la divulgation de la pensée humaniste éclairée et tolérante.

Sinon, comment expliquer que jusque là les facultés scientifiques n'ont pas été touchées par les salafistes ?» Et d'ajouter : «Puisqu'ils ne peuvent pas contrôler les facultés des sciences humaines par la force de dissuasion, ils emploient le seul moyen qui reste, à savoir la violence et la terreur. Mais les professeurs et les étudiants tiennent bon. Bien sûr, des actions de ce genre profitent à Ennahdha qui s'inscrit dans la même perspective, mais qui ne veut pas aussi trop apparaître dans le tableau. Par contre elle laisse faire, elle n'intervient pas».



MENAGER LES SALAFISTES AU MAXIMUM



Abdelmajid Charfi, intellectuel, va encore loin dans l'analyse en considérant «qu'à Ennahdha il y a plusieurs courants et tendances dont un courant carrément salafiste représenté, entre autres, par Chourou, et un courant plus ouvert représenté par des militants plus jeunes. Le danger vient du fait que le président du mouvement, Ghannouchi, théorise l'action des salafistes en l'intégrant dans l'affrontement (tadâfu') inéluctable au sein de la société afin de l'amener dans le droit chemin. Ce qui explique les atermoiements du pouvoir nahdhaoui, et revient en fait à justifier tous les dépassements sans se rendre compte que la guerre civile est alors au bout du chemin, sans parler de la perte des acquis du mouvement moderniste en matière de droits des femmes et d'édification d'un Etat démocratique».
Il existe aussi un autre facteur à prendre en considération dans la compréhension du rapport souple du parti islamiste avec les salafistes, ce sont les échéances électorales très proches (dans un an).

On sait déjà que les bases d'Ennahdha, essentiellement les jeunes, sont susceptibles de changer de camp et de basculer vers le courant salafiste qu'ils sentent plus proche de leurs idées et de leurs visions radicales de l'Islam.
C'est ce qui explique qu'Ennahdha cherche à ménager ce courant au maximum. Elle en a donné la preuve dans sa tentative de gérer la crise de la Fac de la Manouba. Plusieurs leaders du parti sont allés dialoguer avec les sit-inneurs salafistes, comme Samir Dilou, Sadok Chourou et d'autres représentants du parti à la Constituante. «Plutôt que de faire pression sur eux, ils ont surtout essayé de pousser les professeurs et le doyen de la Faculté à faire des compromis en leur faveur», souligne Mutapha Touati. Le comportement du ministre de l'Enseignement supérieur, Moncef Ben Salem, n'a pas dérogé à cette règle. Il a multiplié les promesses de prendre des mesures pour mettre fin à cette crise, mais il ne les a pas tenues, toujours dans le souci de ne pas avoir à dos les salafistes.



UNE CONFRONTATION DIFFEREE 



Toutefois, dire qu'Ennahdha ne tire que des profits de son rapport avec ces derniers est très simpliste, car à terme, la confrontation serait inévitable entre les deux. En effet, étant aujourd'hui au pouvoir, il est nécessaire pour elle, à un moment ou à un autre, d'appliquer la loi, même si elle essaye par tous les moyens d'en retarder l'échéance. Cela va signifier, non seulement, de sortir les sit-inneurs de la Mannouba, mais d'intenter de vrais procès juridiques aux agresseurs des journalistes et des militants de droits de l'homme et surtout, de régler la question épineuse des mosquées dont une bonne partie est entre les mains des salafistes. Quoiqu'à ce niveau, on ne doit pas s'attendre à de vrais changements, compte tenu du profil du nouveau ministre des Affaires religieuses, Noureddine Khadmi, connu pour ses rapports étroits avec ces derniers. Il est même l'imam prêcheur d'un de leur fief, la mosquée El Fath à Tunis.
Il est clair que les salafistes sont en train de mettre de plus en plus dans l'embarras Ennahdha qui est au pouvoir.

C'est ce qui explique les tentatives de les approcher pour les encadrer et même les convertir à la pensée «Ikhwaniya» (des Frères Musulmans). Dans ses dernières déclarations au journal «Hakaek», le chef des salafistes djihadistes, Seif Allah Ben Hassine a révélé que les adeptes de son mouvement reçoivent régulièrement les visites de cheikhs et de religieux venus du Golfe, invités par Ennahdha et cherchant à les convertir. Il a rappelé que cette pratique existait déjà du temps de Ben Ali, mais s'est intensifiée après le 14 janvier.
Ajmi Ourimi, membre du bureau exécutif d'Ennahdha a confirmé l'existence de cette pratique, tout en niant l'implication de son parti dans ce sens. «Ce sont des associations religieuses qui invitent ces cheikhs, lesquels parlent à la jeunesse salafiste», indique-t-il. Il n'a pas démenti non plus le fait qu'il y a un dialogue continu entre la jeunesse d'Ennahdha et celle des salafistes et que son parti constituerait «une bonne école d'encadrement» de cette jeunesse. Ourimi a admis, par ailleurs, que «ce mouvement n'est pas homogène et qu'il est traversé par plusieurs courants et a de nombreux porte-paroles, ce qui complique la communication avec lui». Il a aussi reconnu que ses adeptes sont capables de débordements. Car «ils veulent imposer leur vision des choses par la force. J'estime que, personne ne peut prétendre parler au nom de l'islam et personne n'a le droit d'accuser les autres d'apostasie et donc, de les agresser».



Opter pour le dialogue, mais jusqu'à quand ?



Reste que selon lui, Ennahdha préfère éviter la confrontation et privilégie le dialogue. Abdelaziz Temimi, journaliste et adepte de la «Gauche islamiste» (un courant qui a vu le jour dans les années 80 permettant de développer de l'intérieur la pensée islamiste), confirme cette tendance en expliquant que «les salafistes sont une émanation du régime Ben Ali. Sa dictature et l'oppression qu'il leur a infligée a fait en sorte qu'ils sont devenus violents et qu'ils veulent aujourd'hui s'afficher à tout prix. Réutiliser la violence avec eux, ne les calmera pas, mais augmentera leurs comportements réactionnaires. Il est donc nécessaire de dialoguer avec eux, afin d'absorber cette charge violente.

Et ce n'est pas uniquement le devoir d'Ennadhha de le faire, mais de toutes les constituantes de la société». Facile à dire, difficile à appliquer, surtout devant des gens qui ne reculent devant rien et qui semblent avoir un réel problème avec l'autorité. A écouter les déclarations de leurs chefs, ils se croiraient à la veille d'une «guerre sainte», qui se prépare essentiellement dans les mosquées, à travers les prêches et les fatwas d'apostasie, lancées envers tout le monde. Ennahdha, elle-même n'échapperait pas aux attaques des salafistes s'ils réalisaient qu'elle toucherait à leurs intérêts. D'ailleurs, Abou Ayoub, l'un de leurs leaders, l'a déclaré dans une interview récemment : tant qu'on ne les déloge pas des mosquées, ils n'entreprendront rien contre elle. Mais gare à ce parti, s'il changeait de comportement. Il est clair qu'à ce stade des choses, le parti islamiste au pouvoir serait obligé de prendre position dans un sens ou dans l'autre. La situation du pays qui se complique de plus en plus à cause de la violence des salafistes ne lui laisse plus le choix. Quelle attitude adoptera-t-il ?



CE TEXTE VOUS A ETE PROPOSE PAR PAMBAZUKA NEWS

* Hanène Zbissa a publié ce textes dans Réalités du 2 février 2012

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