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Tout le monde sait ce qu’il s’est passé au Rwanda en 1994. D’accord ?

Un gouvernement hutu sanguinaire a mis en œuvre un plan meurtrier pour éliminer la minorité tutsie du pays, utilisant comme prétexte l’avion du président hutu qui s’écrase pour tuer un million de Tutsis innocents, avant que l’héroïque Front patriotique du Rwanda, conduit par Paul Kagame, réussisse à se saisir du pouvoir et mette un terme au génocide.

Telle est la narration conventionnelle. C’est si bien connu que la simple mention du mot "Rwanda" suffit pour faire apparaître toute la tragique histoire avec son corollaire, c'est-à-dire que la "communauté internationale" (la Grande Bretagne et les Etats-Unis) aurait dû envahir le pays afin d’empêcher le gouvernement de mettre en œuvre son plan diabolique. En effet, chaque invasion subséquente par ces armées a été justifiée, à un moment où à un autre, par la nécessité de prévenir "un autre Rwanda". Raison pour laquelle il est si important que la vérité concernant la tragédie rwandaise soit mieux comprise et le livre de Robin Philpot est une contribution extrêmement précieuse dans ce processus.

Philpot commence par mettre en lumière des détails cruciaux qui échappent à la narration conventionnelle occidentale, concernant le Rwanda, en particulier l’invasion du pays en 1990 par une section des forces armées ougandaises.

Au début des années 1960, le Rwanda, nouvellement indépendant, a entrepris un processus en profondeur de réformes sociales. Le suffrage universel signifiait que la population hutue majoritaire avait la possibilité d’élire un gouvernement qui aborderait les privilèges séculaires de la minorité tutsi par un programme extensif de redistribution des terres d’une part, et d’autre part un processus d’instruction et de création d’emploi mené par l’Etat. L’élite des Tutsis, qui ne pouvait accepter l’égalité avec les Hutus, est partie s’exiler, principalement en Ouganda, et a commencé à organiser des milices pour reprendre le pouvoir au gouvernement hutu, organisant pas moins de sept invasions différentes du pays au cours des années qui ont suivi. En 1990, c’était la huitième.

En 1986, le président ougandais Museweni, alors parvenu au pouvoir, a intégré ces milices dans son armée et a même promu l’un de ses dirigeants, Paul Kagame, au rang de chef du renseignement. C’est cette section de l’armée ougandaise qui a envahi le Rwanda en octobre 1990, sous la bannière du Front patriotique du Rwanda (Fpr), conduite par personne d’autre que Paul Kagame lui-même. Museweni a nié toute connaissance des plans d’invasion mais a refusé de discipliner les responsables et a continué à permettre que son pays soit utilisé comme base pour d’autres attaques par ses anciennes troupes. Les attaques continues ont jeté sur les routes la population civile et en 1992 il ne restait plus que 1800 personnes dans une région du nord du Rwanda où vivaient précédemment 800 000 personnes.

En l’espace de trois ans le nombre de déplacés internes fuyant les attaques du Fpr a atteint plus du million de personne soit environ 1/7e de la population totale du pays. Comme l’a formulé par la suite le ministre de l’Agriculture, "une préfecture qui était le grenier du pays a maintenant la plus importante population nécessitant de l’assistance et la plus forte mortalité due à la malnutrition". A l’évidence, tout ceci a créé une énorme pression sur les ressources du pays et généré des tensions et des peurs généralisées, conduisantt à l’effondrement de l’autorité de l’Etat.

C’est cet effondrement de l’autorité de l’Etat qui s’est avéré fatal lorsque tout le pays s’est disloqué en 1994. Mais cette invasion a été simplement occultée dans la narration conventionnelle et reléguée en petite note de bas page même dans des comptes-rendus plus détaillés.

Au moment où le pays était secoué par l’impact de l’invasion du Fpr, le Rwanda fût aussi soumis à une émasculation économique qui a pris la forme des infâmes « Programmes d’ajustement structurel » du Fmi Ces programmes ont essentiellement contraints les pays du Tiers monde à couper de manière drastique dans les dépenses publiques et à vendre autant d’infrastructures sociales que possible au secteur privé. Ceci a mis un terme au soutien du gouvernement aux paysans pauvres et a réduit les opportunités d’instruction, comme ces programmes l’ont fait partout. Mais dans un pays comme le Rwanda, où le secteur privé était toujours largement dans les mains d’un groupe ethnique (les Tutsis), pendant que l’autre (les Hutus) était plus susceptible de dépendre de l’emploi du secteur public, cette mesure a aussi aggravé les divisions ethniques, augmentant le pouvoir économique des Tutsis tout en appauvrissant les Hutus.

Cette combinaison de sabotage économique et militaire a fatalement affaibli le gouvernement rwandais, jusqu’à ce que le Fpr se soit senti suffisamment fort pour rompre les accords de cessez-le-feu de 1993 et lancer une offensive décisive en 1994, commençant par l’assassinat du président rwandais Habyarimana (qui est presque certainement le fait du Fpr), le 6 avril.

En raison de l’effondrement presque total de l’autorité de l’Etat, et la nouvelle offensive totale du Fpr, le gouvernement a été incapable d’empêcher que la violence qui a suivi se transforme en un massacre qui a produit la tragédie de 1994 dans laquelle près d’un million de Rwandais ont perdu la vie. Les tentatives désespérées du gouvernement rwandais de persuader le Conseil de sécurité des Nations Unies d’envoyer des forces de maintien de la paix ont été délibérément sabotées par la Grande-Bretagne et les Etats-Unis qui ne voulaient aucun obstacle sur le chemin d’une victoire décisive du Fpr.

En d’autres termes, la tragédie de 1994 n’a pas été la mise en œuvre résolue d’un génocide planifié par un gouvernement tout-puissant, mais précisément le contraire : le résultat d’un effondrement total du contrôle du gouvernement du pays et le résultat d’années de sabotage économique et militaire sponsorisé par les Américains et les Anglais.

Les tentatives occidentales visant à contrôler la narration de la tragédie rwandaise ont été considérables. La clé de la mythologie du génocide orchestré par le gouvernement a été l’idée que "l’accident" d’avion du 6 avril 1994 était, soit arrangé par des membres du gouvernement rwandais, soit a été un accident tragique que le gouvernement aurait saisi comme prétexte pour commencer les massacres planifiés à l’avance. Par conséquent, la suggestion selon laquelle "l’accident" était en fait un assassinat de la main du Fpr, la salve d’ouverture d’une offensive renouvelée visant la destruction d’une paix fragile et la conquête du Rwanda, a été sévèrement réprimée.

Dès le début les investigations détaillées de journalistes et des membres du monde académique avaient en effet conclu qu’il était très probable que le Fpr soit à l’origine de l’assassinat des présidents Habyarimana et Ntarymira, le 6 avril. En effet, l’enquête de la Cour pénale internationale pour le Rwanda sur l’assassinat est parvenu à la même conclusion en 1997, mais le procureur général d’alors, Louise Arbour, y a mis un terme (et contraint au silence les auteurs) quelques jours après avoir été convoquée à une réunion par la secrétaire d’Etat américaine Madeleine Albright.

L’enquête de 7 ans du juge français Jean-Louis Bruguière, qui a lui aussi incriminé le Fpr et Paul Kagame dans l’assassinat, a de même été ensevelie, cette fois par des gouvernements français successifs, soucieux de restaurer de bonnes relations avec les Américains. Depuis qu’il est parvenu au pouvoir, Kagame a lui-même été impliqué dans une série de meurtres de ses anciens collègues susceptibles d’être en possession d’informations préjudiciables, le plus récent étant celui de l’ancien chef du renseignement rwandais, Patrick Karegaya, dans un hôtel en Afrique du Sud en janvier 2014.

Philpot discute aussi l’exclusion du contexte politique et économique, pourtant crucial, de la plupart des narrations occidentales de la tragédie rwandaise alimentées par des narrations racistes séculaires qui dépeignent les Africains comme étant d’une certaine manière sanguinaire et dépourvu d’histoire. Il écrit que, "à la différence des comptes-rendus historiques des guerres sanglantes qui ont déchiré l’Europe, aucun des récits occidentaux ne rend compte de batailles similaires en Afrique en offrant la plus élémentaire explication économique, politique ou institutionnelle". En ce qui les concerne "les Africains simplement aiment tuer"

Philpot dissèque comment les stéréotypes européens concernant l’Afrique se répètent dans quatre des principaux comptes-rendus européens/américains de la tragédie rwandaise. Profondément influencés et formés par les stéréotypes coloniaux, par le contraste constant de l’Européen héroïque civilisé avec l’Africain haineux (aux yeux bien sûr injectés de sang), par la référence à "la magnifique campagne africaine" comme contrepoint à ses habitants vénaux, les Européens croient aux explications simplistes concernant la tragédie rwandaise parce qu’elle entre clairement en résonance avec ce qui leur a été dit à propos de l’Afrique pendant des générations : que les guerres africaines sont le résultat de rien d’autre que d’une soif de sang profondément ancrée.

Une autre raison pour le public occidental de croire à une narration simplifiée et stéréotypée de la cause de la tragédie de 1994, note Philpot, a été la complicité des Ong. Il a soigneusement examiné comment diverses Ong occidentales ont été effectivement co-optées pour acclamer les guerres d’agression du Fpr contre le pays, excusant ou minimisant les crimes du Fpr tout en exagérant les crimes et faisant de mauvaises interprétations des motifs du gouvernement rwandais.

Human Rights Watch, par exemple, décrit l’arrestation de personnes soupçonnée d’être des supporters du Fpr dans le sillage de l’invasion de 1990, comme étant une violation horrible des droits humains (et par la suite de preuve précoce de leurs intentions génocidaires), malgré le fait que tous ont été relâchés dans les six mois, tout en occultant le contexte de l’état d’urgence national et en refusant même de condamner l’invasion elle-même.

Bien qu’il éclaire certaines des omissions les plus criantes dans la narration conventionnelle, Philpot lui-même néglige quelques éléments importants du contexte, nécessaires pour une compréhension complète du comment et du pourquoi la tragédie a eu lieu. Peut-être que dans son souci de souligner l’effet déstabilisant de l’invasion du Fpr, Philpot ne discute pas des profonds problèmes économiques auxquels le pays était confronté avant 1990 et particulièrement le sabotage d’un accord international de longue durée du prix du café par un cartel de marchands occidentaux en 1989, qui a plongé des millions de paysans rwandais dans la pauvreté. Etant si totalement dépendantes de l’exportation du café, l’effondrement des prix a en effet précipité de larges portions de la population sous le niveau de subsistance. Ce qui signifie que même avant l’invasion du Fr en 1990, les petits paysans ont été contraints de tenter d’étendre leur domaines juste pour survivre. La graine a alors peut-être déjà été semée pour une guerre civile pour la terre.

Enfin je voudrais proposer une mise en garde en ce qui concerne l’analyse de ce livre à la lumière des desseins stratégiques perpétuellement changeants de l’impérialisme anglo-américain sur le continent africain (et sur tous les continents). Avec le Rwanda qui s’éloigne graduellement de l’Occident pour se rapprocher de la Chine, aussi bien en matière d’économie que de diplomatie, il ne serait nullement surprenant que nous assistions, de la part des médias occidentaux, à un virage de 180°, loin de l’absolution historique de Kagame et du Fpr et que lesdits médias commencent à tenter d’isoler, de dénigrer et de diaboliser l’Etat du Rwanda. La dernière chose que les anti-impérialistes souhaitent, c’est d’être à la tête d’une campagne de diabolisation. Ceci n’est pas un argument pour escamoter la vérité quant au rôle joué dans la déstabilisation du Rwanda, mais un appel à la vigilance afin que la vérité ne soit pas utilisée comme moyen de déstabilisation du Rwanda une fois de plus, en faisant usage des forces anti-Fpr plutôt que le Fpr.

Ceci étant dit, "Rwanda and the new scramble for Africa" est une lecture essentielle pour toute personne intéressée à comprendre les racines de la tragédie rwandaise, qui ne se trouvent pas tant dans une haine ethnique ancrée que dans la détermination de l’Occident à propulser au pouvoir un mouvement sectaire client en s’ingéniant à détruire graduellement l’autorité de l’Etat à n’importe quel prix. Ce n’est pas la première fois qu’une telle chose s’est produite et ce ne sera pas la dernière. Voilà le véritable enseignement de la tragédie rwandaise.

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** Dan Glazebrook est journaliste politique et auteur de "Divide and ruin : the west’s imperial strategy in an age of crisis" – Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger

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