Du modèle du parti unique jusqu’à la «démocratie représentative», des plans d’ajustement structurel aux réformes pour renforcer la «compétitivité» et améliorer le «climat des affaires», quasiment tous les modèles politiques et économiques en vogue ont été expérimentés sur le continent africain. Or, le constat d’échec est bien là, qu’attestent la plupart des indicateurs socioéconomiques dans le domaine de la nutrition, de la santé, de l’éducation, de l’emploi, etc.
Selon les projections des Nations-Unies, l’Afrique représentera près du quart de la population mondiale à l’horizon 2050. Si l’Afrique n’arrive pas encore à s’occuper correctement des problèmes que rencontre son milliard d’habitants, comment le pourrait-elle au moment où sa population aura doublé ? Au-delà de la critique du néolibéralisme, il est donc urgent de réfléchir à des alternatives qui pourront permettre à l’Afrique de sortir de l’impasse et de trouver la voie qui est la sienne.
C’est la perspective adoptée par cet ouvrage édité par Ndongo Samba Sylla, (1) chercheur au Bureau Afrique de l’Ouest de la Fondation Rosa Luxembourg, et qui rassemble des contributions d’experts des questions de développement en Afrique. La démocratie permet-elle d’arriver aux changements souhaités par les populations africaines ? Si oui, à Quelles conditions ? Autrement, que mettre à la place ? Comment l’Afrique peut-elle rompre avec les pratiques néocoloniales qui contraignent son émancipation politique, économique et culturelle ? Quelle place pour les femmes dans ce processus ? Face à cette paralysie et à la trahison des élites, les mouvements sociaux peuvent-ils être les porteurs des ruptures radicales tant attendues ? Quelle pourrait être la contribution des médias privés dans la mise en œuvre d’alternatives au service des peuples ? Pour une autre Afrique essaie d’apporter des éléments de réponse à ces questions essentielles.
A l’évidence, l’Afrique ne peut plus se permettre de perdre du temps car le temps joue en sa défaveur. Au vu de l’ampleur des défis à relever, il est urgent d’avoir un regard autre sur les évolutions actuelles. Pour cela, il ne suffit pas de dénoncer les insuffisances et les limites de ce qui existe, c’est-à-dire du néolibéralisme. Il s’agit plutôt de pouvoir aller au-delà et d’essayer de proposer des alternatives crédibles et porteuses sur le long terme. C’est aujourd’hui le terrain sur lequel devraient se situer les acteurs soucieux de l’avenir du continent.
Avec la crise systémique de 2008 qui a brutalement rappelé l’évidence dont le discours dominant ne veut point entendre parler, le temps est venu d’envisager d’autres choses, d’autres modèles, d’autres paradigmes, d’autres référentiels, et il faudrait saisir cette opportunité. Telle est la conviction du Bureau Afrique de l’Ouest de la Fondation Rosa Luxemburg qui a organisé en juin 2012 une conférence qui s’articulait autour des deux questions suivantes : de quels changements l’Afrique a besoin ? Qui doit les porter ?
Pour changer les choses, il faut apprendre à réfléchir autrement, il faut de nouveaux systèmes conceptuels. C’est le point de vue exposé dans le Chapitre 1. Selon Ndongo Samba Sylla, la plupart des théories disponibles, du fait de leur «spécificité historique», ne permettent pas de bien appréhender les questions que l’on se pose au sujet de l’Afrique. En vue d’étayer cette thèse, il prend à partie l’hypothèse qui impute le sous-développement à un déficit de «démocratie». Après avoir souligné que la «démocratie» est l’un des concepts les plus détestés de l’histoire de la pensée politique occidentale ainsi que la transformation sémantique qu’il a subie à partir du XIXe siècle, il montre ensuite que les systèmes actuels nommés «démocraties», et qui sont en réalité des «oligarchies» (gouvernement du petit nombre), ont été conçus à l’origine dans le but de déposséder les peuples de tout pouvoir politique et de sécuriser l’accumulation capitaliste.
Non seulement la «démocratie libérale» n’est pas un gage de développement économique, mieux, indique-t-il, l’insistance sur la désidérabilité de cette forme politique tend à faire occulter que les pays qui se décrivent comme des champions de la «démocratie» sont ceux qui dominent le monde et contrôlent l’essentiel des richesses produites de l’Humanité. Pour Ndongo Samba Sylla, la «démocratie libérale» n’est pas une solution mais fait plutôt partie des problèmes du continent. Il faudrait plutôt réfléchir à mettre en place des formes de délégation de l’autorité politique qui permettent une meilleure participation politique des peuples et qui reflètent davantage la diversité sociologique des Nations. Un premier pas en ce sens consisterait à ses yeux à briser le monopole des partis politiques sur la chose commune.
Dans le chapitre 2 Mamane Sani Adamou identifie quatre principaux défis à relever dans une perspective de changement social bénéfique aux peuples : le défi de la construction étatique, le défi démocratique, le défi du développement et le défi stratégique. Or ce projet de mettre en place des Etats souverains, viables, pacifiés, prospères et démocratiques est mis à rude épreuve parle déploiement des puissances hégémoniques comme les Etats-Unis, l’Europe et la Chine qui ne voient en l’Afrique qu’une réserve de ressources naturelles et de «marchés» à conquérir.
Mamane Sani Adamou essaie d’illustrer ce point en prenant l’exemple de la zone sahélo-saharienne, zone qui connait une «crise sécuritaire» et une conflictualité endémique alimentée par les rivalités auxquelles se livrent les grandes puissances, lesquelles s’appuient généralement sur une «alliance comprador» qui réussit tant bien que mal à se forger une légitimité «démocratique» via le mécanisme électoral. De fait, selon Mamane Sani Adamou, seule une alliance des classes et couches populaires peut porter le projet d’une démocratisation qui rime avec progrès social, d’un développement autonome au bénéfice des peuples.
Kojo Okopu Aidoo fait remarquer dans le Chapitre 3 que le continent africain depuis sa libération de la colonisation a pratiquement testé tous les modèles imaginables aussi bien en matière économique qu’en matière politique. Les Etats africains se sont contentés de paradigmes importés dont la principale caractéristique est qu’ils reposent sur l’acceptation des structures du système capitaliste et notamment du statut périphérique des pays africains qui sont perçus avant tout comme des exportateurs de produits primaires. Or, souligne Kojo Opoku Aidoo, le développement à l’intérieur du système capitaliste est une option bloquée, une stratégie improbable pour le continent. A la place, il propose la stratégie du «développement démocratique», c’est-à-dire une vision du développement qui fait des populations africaines les acteurs, les moyens et la fin du développement, envisagé comme un processus qui doit d’abord commencer au sein de leur environnement immédiat. Pour porter ses fruits, cette stratégie ambitieuse ne requiert que les citoyens ordinaires soient eux-mêmes les maîtres d’œuvre.
Dans cette recherche d’un «développement démocratique», une chose doit cependant être considérée comme évidente : aucun changement ne pourra avoir lieu sans l’implication et la participation active des femmes, c’est-à-dire du groupe social qui représente la majorité démographique en Afrique. Tel est le message livré par Kehinde Olosula Olayode dans le chapitre 4 où il se propose de (i) faire mieux comprendre les relations entre la gouvernance, l’égalité de genre, la réduction de la pauvreté et le développement de l’Afrique et (ii) d’examiner les moyens qui permettent de les prendre en compte dans la formulation des politiques et dans la mise en œuvre des dépenses publiques.
Kehinde Olayode termine son propos en insistant sur le rôle que peuvent jouer les Ong locales, les partenaires au développement et les décideurs politiques nationaux dans le cadre de la promotion de gouvernance sensibles à la question du genre.
Outre la question du «que faire», celle du «qui peut le faire ?» doit être prise en considération. Un aspect essentiel concerne en effet la place des mouvements sociaux voire de la «société civile», catégories qui, dans leur usage contemporain gagneraient à être élucidées sur le plan analytique, dans le processus de changement social. Il ne fait aucun doute que les mouvements sociaux en Afrique ont souvent eu un rôle d’avant-garde dans les conquêtes démocratiques. Mais, pour autant, ont-ils réellement les épaules assez larges pour porter le processus de changement social ?
Pourquoi les mouvements sociaux nigérians se sont-ils «perdus dans les bois» ? Que faudrait-il faire pour qu’ils soient en mesure de porter efficacement les aspirations démocratiques légitimes des peuples ? Telles sont les questions autour desquelles Ike Okonta organise son analyse (Chapitre 5).
Pour Fidelis Allen, l’espoir est permis pourvu que les mouvements sociaux arrivent à fédérer les luttes au-delà de la diversité des combats quotidiens des peuples ici et là et pourvu qu’ils puissent s’inspirer d’expériences de luttes qui commencent à donner des résultats. Fidelis Allen soutient que les questions écologiques jouent un rôle très important dans l’émergence de mouvements sociaux locaux qui rejettent aussi bien les pratiques politiques condamnables des élites mais également les solutions néolibérales qu’elles préconisent dans des domaines tels que le changement climatique, la pauvreté, la faim, le chômage, l’inégalité, etc. Sa conviction profonde est que les luttes menées dans cette perspective peuvent être à la base de modèles alternatifs de développement dans lesquels les classes opprimées seront au centre de politiques et de l’organisation de la production (Chapitre 6).
Dans le chapitre final, Mor Faye montre, partant de la comparaison entre le Sénégal, le Togo et le Bénin, que les médias privés africains, en stimulant l’éveil des citoyens, ont participé significativement au renversement des régimes de parti unique et à l’évolution vers un pluralisme politique garant du libre jeu démocratique. Malgré des limites objectives tenant aux difficultés économiques et au manque de formation, et qui se manifestent par la corruption et l’affaissement des standards journalistiques, Mor Faye pense que les médias privés africains peuvent être des acteurs décisifs du changement social en Afrique moyennant des politiques mieux ciblées en leur direction.
Les textes rassemblés dans ce livre sont une modeste contribution à la réflexion portant sur des alternatives anticapitalistes au service des peuples. Ils n’ont pas ignoré la dimension sociale des questions abordées. Mais ils attendent d’être complétés par des travaux approfondis sur l’analyse des classes sociales que les dirigeants africains cherchent à occulter systématiquement.
NOTES
1) Pour une autre Afrique – Eléments de réflexion pour sortir de l’impasse – Par Ndongo Sylla et Alii – L’Harmattan 2014, 200 pages
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** Amady Aly Dieng est économiste
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