Négociations sur les APE : Ces pertes fiscales qui risquent de déstabiliser les Etats ACP
La plupart des gouvernements ACP sont fortement dépendants des rentrées douanières pour augmenter leurs recettes publiques. La Banque mondiale estime qu’en Afrique sub-saharienne les recettes douanières représentent en moyenne entre 7 et 10% des revenus fiscaux de l’Etat (1) . Les gouvernements de Gambie et Cap Vert tirent par exemple jusqu’à 20% de leurs recettes des droits de douane. Les produits de l’UE représentant 40% des importations totales de l’Afrique sub-saharienne, éliminer les droits de douane sur les produits européens réduirait considérablement les recettes douanières de ces pays. Selon le scénario le moins favorable, la Gambie et Cap Vert perdraient près de 20% de leurs recettes fiscales totales, tandis que le Ghana et le Sénégal subiraient une chute de leurs revenus de 10 à 11%.
Ces pertes auraient probablement des conséquences sérieuses sur le budget de l’Etat, car s’ils ne parviennent pas à compenser ces pertes en augmentant d’autres sources de prélèvements, les pays ACP auront à réduire leurs dépenses globales. Cela pourrait mettre en danger les programmes sociaux et aboutir à des coupes dans les investissements en matière de santé et d’éducation. Ainsi, au Congo la perte de recettes douanières due aux APE est à peu près équivalente à l’ensemble des dépenses publiques de ce pays en matière d’éducation.
Si d’un côté les consommateurs des pays ACP pourraient bénéficier d’une gamme plus large de biens et services bon marché devenus accessibles grâce à la libéralisation commerciale, d’un autre côté les APE mettraient en danger les moyens d’existence.
Mais au-delà des pertes de recettes fiscales, on oublie souvent de souligner le coût de la mise en œuvre des APE. Des études ont estimé qu’ils pourraient représenter 900 millions d’Euros pour la région Afrique de l’Ouest. Ce coût de mise en œuvre représente les coûts d’ajustement pour disposer de systèmes comptables, douaniers, sanitaires… qui répondront aux normes établies d’accord partie par les pays signataires.
900 millions d’euros additionnels viendront s’ajouter en terme de coûts d’ajustement. Partant les 500 millions d’Euros promis a la CEDEAO par l’UE dans le cadre du PIR ( Programme Indicatif Régional) ne combleront pas les coûts des APE d’une région qui comptent pas moins de 13 PMA, dont des pays comme la Gambie dont le PNB est de 400 millions par an ! Dans ces conditions les 2 milliards d’Euros promis a l’ensemble des Pays en Voie de Développement pour de l’Aide au Commerce représentent eux aussi une goutte d’eau dans un océan de coûts extrêmement lourd et coûteux.
Par ailleurs, les APE n’ont de sens, y compris aux yeux de la Commission européenne, que s’ils permettent de mettre en place le cadre commercial et économique nécessaire au développement durable et a la réduction de la pauvreté dans chaque pays et région ACP. La redéfinition de la relation avec l’UE, dans le contexte d’un APE et de l’Accord de Cotonou, n’en est qu’un des axes. Pour qu’un APE puisse offrir des opportunités nouvelles, il doit s’insérer dans une stratégie de développement claire et s’appuyer sur un processus de transformation économique, institutionnel et structurel au service des populations, et ce aussi bien au niveau national que régional. Faute de quoi, non seulement les APE ne seront pas en mesure de tenir leurs promesses, mais ils pourraient être la source de sérieux déséquilibres, allant à l’encontre des objectifs de développement des pays et régions ACP.
Or, en l’état actuel des négociations, l’APE entre l’AO et l’UE ne semble pas encore s’insérer dans une dynamique de développement et de réformes clairement définies que les acteurs nationaux de la région se seraient appropriés. Pour beaucoup, les risques liés à la mise en œuvre d’un APE sont encore mal définis et ne semblent pas encore faire l’objet de réponses permettant de rassurer les opérateurs privés, les représentants de la société civile ou encore ceux de certains Etats membres de la CEDEAO.
A titre d’exemple, la CEDEAO est en train d’élaborer son Tarif Extérieur Commun (TEC) et tente d’identifier les produits agricoles et agro-industriels sensibles qui pourraient être exclus de l’agenda de libéralisation de l’économie régionale (tant au niveau des APE, que de l’Organisation mondiale du commerce- OMC) ou de tout autre accord commercial avec une tierce partie). Au regard des procédures internes, de la nécessité de disposer d’une méthodologie qui prenne en compte les particularités de la région (faiblesse des outils statistiques, limites des données disponibles, nécessité de prendre en compte des dimensions autres que fiscales et commerciales…), mais aussi de l’importance de partir d’exercices nationaux pour aboutir a des positions cohérentes, ces deux exercices ne pourront décemment aboutir avant la fin de l’année 2007. Des lors on peut se demander comment les prendre en considération dans le cadre d’Accord de Libre d’échange qui doivent être mis en œuvre au 1er janvier 2008, sans hypothéquer la qualité du travail d’analyse a réaliser ?
Cette sous estimation, voire ce retard accumulé dans les réformes préalables a mettre en œuvre pour créer les conditions d’un APE à somme positive pour les deux parties est pourtant essentielle dans une région qui demeure faiblement intégrée, en dépit des nombreux textes formels adoptés par les décideurs politiques (2) .
Ainsi, le rythme actuel des négociations ne permet nullement de garantir l’implication, voire même l’accès à l’information, du plus grand nombre. A ce jour, l’AO n’a pas su proposer un texte d’APE et ne semble pas en mesure de le faire avant la fin du mois de septembre, voire octobre 2007, ce qui retarde d’autant plus le calendrier des négociations. Ce faisant, la conduite des négociations apparaît en totale contradiction avec les objectifs de participation fixés par les accords de Cotonou et pose un problème de cohérence interne pour l’Union Européenne.
Plus inquiétant, bien que les négociations continuent à progresser, l’APE tel qu’élaboré par les négociateurs ne fait pas l’objet d’une réelle appropriation au niveau national reposant sur une stratégie de développement intégrée sur le long terme. Ainsi, les questions relatives à la dimension développement des APE continuent de faire l’objet de dissensions entre les deux parties. Partant, il semble difficile d’imaginer qu’en l’état des discussions, la forme actuelle des APE puisse répondre de manière satisfaisante aux objectifs de développement et de renforcement de l‘intégration régionale, tels qu’ils étaient indiqué dans la feuille de route établie a Accra par les deux parties en 2004.
Mais au delà de la question de la coopération au développement, telle la mise en place de programmes de renforcement de la compétitivité et de mise à niveau, les pays d’AO n’ont pour la plupart pas inséré l’APE dans leurs projets de réforme et de transformation nationaux. Alors que les négociateurs semblent surtout parer au plus pressé : mettre en place un APE d’ici la fin de l’année 2007, on assiste dans nombreux pays de la région à une dichotomie entre le projet de mise en place d’APE d’une part, (confiné aux ministères du commerce et des finances pour les questions liées à la perte de recettes douanières, et de l’agriculture pour l’identification des produits sensibles), et d’autre part les politiques économiques, sociales et de réforme destinées en principe à assurer le développement durable au niveau national et régional.
Dans ce contexte, la volonté affichée de l’UE d’aboutir à un APE avec l’Afrique de l’Ouest d’ici la fin de l’année 2007 apparaît en contradiction avec les réalités économiques et politiques de la région. A vouloir trop pousser dans ce sens, la Commission européenne risque d’être perçue comme dirigiste, usant de sa puissance politique et économique pour imposer sa propre vision dans les négociations. Elle pourrait ainsi se voir accusé de pratiquer la politique «de la carotte et du bâton », utilisant les promesses d’aide et la menace de la perte des préférences commerciales, en vue « d’acheter » ou « de forcer », selon le cas, la conclusion coûte que coûte d’un APE d’ici la date « fatidique » du 31 décembre 2007.
Dans ce contexte, il importe que l’UE tienne compte des difficultés rencontrées par la région AO et qui ont été souligné dans la revue a mi-parcours. Ces difficultés devraient notamment permettre de redéfinir des stratégies plus cohérentes. Dans le même temps, il est crucial que les dirigeants des pays d’Afrique de l’Ouest prennent toutes leurs responsabilités. Ils peuvent le faire d’abord en exprimant clairement et au plus tôt leurs difficultés à mener à terme les négociations d’un APE d’ici la fin 2007 (3) , afin que des mesures appropriées puissent être prises, y compris parmi les pays européens qui soutiennent leur démarche. Mais surtout, ils importe qu’ils prennent leurs responsabilités politiques en mettant en place un programme cohérent de développement de leur pays sur le long terme, dans lequel un APE, dont ils auront eux-mêmes définis le contenu, pourra prendre place. Faute de quoi, les défis de la mise en œuvre d’un APE pourraient fort bien se révéler insurmontables.
Seule une solide volonté politique en Europe et en Afrique de l’Ouest peuvent permettre la mise en cohérence du cadre de coopération économique et commerciale entre les deux régions et les objectifs à long terme de développement au profit des 240 millions d’habitants d’une région parmi les plus pauvres du monde
* Eric Hazard est le responsable de la Campagne sur la Justice économique pour Oxfam International. Cet article a été proposé comme documentation de base à des journalistes mobilisés dans le cadre d’une campagne d’information et de sensibilisation du public sur les négociations autour des Ape.
Notes
1 _ L. Hinkle et al., « Beyond Cotonou: Economic Partnership Agreements in Africa », in R. Newfarmer, Trade, Doha, and Development: A Window into the Issues, Banque mondiale, Washington DC, 2005, pp.267-280.
2 _ Le coefficient d’intégration demeure extrêmement faible, la part des échanges intra régionaux étant de l’ordre de 15 a 20% du commerce total des pays d’AO.
3_ A ce titre, la revue à mi-parcours de l’APE conclue en mai 2007 est une occasion manquée.
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