Il est devenu confortable d’accuser le colonialisme, le post-colonialisme, l’impérialisme, l’Occident et sa modernité qui ont leur part essentielle de responsabilités dans ce monde globalisé. Mais il est plus difficile d’aller au-delà de l’islamophobie. Elle existe et elle ne peut excuser les violations de droits et les crimes de toutes les extrême-droites fondamentalistes de nos pays et de nos régions.
Les attentats des 7 et 9 janvier 2015 contre la rédaction de Charlie Hebdo et un supermarché juif et à Paris ont causé de profondes émotions et affecté toutes les sensibilités.
Beaucoup d’Africains les ont vécus presqu’en direct, via les media. Le 11 janvier, le président du Sénégal, Macky Sall, participait à la marche de protestation à Paris contre les attentats, dans le cortège de chefs d’États africains et étrangers qui avaient fait le voyage. Pressé de questions à son retour à Dakar, il affirmait avoir témoigné sa solidarité contre le terrorisme.
Vivement critiqué par les leaders religieux et une bonne partie de l’opinion publique sénégalaise peu habitués aux caricatures, le président faisait interdire le numéro spécial de Charlie Hebdo perçu comme une insulte à l’islam. Des marches de protestation suivirent, les 16 et 23 janvier, à Dakar et d’autres villes de l’intérieur. Si certains pouvaient regretter que les attentats aient été commis au nom de l’islam, les foules n’étaient manifestement pas « pour Charlie » ; elles élevaient des pancartes très hostiles aux caricatures. Celle du 23 janvier comptait, en tête de la marche, le Premier ministre, des dirigeants de partis politiques, des personnalités religieuses et des membres de la société civile.
Les marches étaient certes très bruyantes, mais bien encadrées, elles n’avaient pas donné lieu à des dérives. Des slogans anti-français et drapeaux français brûlés avaient été les seules marques de violence. Le président avait sans doute envoyé son Premier ministre pour légitimer sa présence à Paris. La condamnation des caricatures, lors des manifestations, aura surtout servi de prétexte à attaquer vivement la laïcité, la démocratie et les libertés fondamentales. On est même allé jusqu’à proposer une loi pour la protection du culte au Sénégal. N’est-ce pas une autre forme de loi contre la diffamation des religions ?
Le Niger, dont le président avait aussi participé à la marche de Paris, n’avait pas connu la même fortune face aux caricatures. Le pays avait vu éclater une série de manifestations d’une brutalité inouïe qui faisaient une dizaine de morts. En deux jours, une vingtaine d’églises étaient incendiées, leurs fidèles brutalisés, des bâtiments et des commerces saccagés. Ces violences faisaient des dizaines de blessés et de morts. On constatait les mêmes scènes de violence dans plusieurs pays musulmans au Moyen-Orient et en Asie.
MORTS POUR QUOI, PAR QUI ?
Tous ces évènements nous ont interpellés et ont provoqué nos colères pour des raisons sans doute diverses selon notre contexte, nos convictions et nos appréhensions. Tous les défis que nous rencontrons comme réseau Women Living Under Muslim Laws (Wluml) nous ont été jetés en pleine figure, de la manière la plus violente qui soit. Ces évènements surviennent à la suite ou en même temps que d’autres évènements, tout aussi douloureux et insupportables : meurtres de masse commis par Boko Haram qui fait actuellement le siège de Maiduguri, une grande ville du Nord Nigeria ; exécutions de manifestants lors de manifestations partout; arrestations, mises en procès, condamnations et exécutions sauvages, avec ou sans justice, de militants de droits humains de toutes les générations.
J’aurais pu, comme Africaine du Sud du Sahara, citer aussi les atrocités commises par les rébellions au nom de la religion devenue arme politique auxquelles les États répondent de manière tout aussi violentes. L’Armée de résistance du seigneur (Lord's Resistance Army-LRA,) s’est posée comme mouvement chrétien. Depuis 1988, elle n’a cessé, au nom de Dieu ou de Jésus, de massacrer et d’enlever des masses d’adultes, de jeunes et d’enfants des deux sexes et d’en abuser comme soldats ou esclaves, en Ouganda, au Soudan, à l’Est du Congo et en Centrafrique.
Depuis décembre 2012, les rebelles de la Séléka « libellée » musulmane et les Anti-Balaka étiquetés chrétiens se disputent le pouvoir en Centrafrique avec une rare violence, occasionnant des milliers de morts. Que dire des djihadistes du Mali qui, en 2012, coupaient le pays en deux et appliquaient des lois musulmanes iniques dans le territoire qu’ils contrôlaient? Il y eut tant de violences commises au nom de l’islam durant cette période que le gouvernement du Mali se voyait obligé de clamer haut et fort que la laïcité était un principe constitutionnel. L’État avait pourtant donné un coup de canif aux principes de la laïcité en transformant, en 2009, le nouveau Code de la famille « progressiste » en un code musulman ultra archaïque, proposée par les associations islamiques très conservatrices.
Dans tous ces cas, comment comprendre ces évènements, où situer les responsabilités, sans commettre d’amalgame ?
Il est extrêmement utile de pousser les analyses au-delà de nos sentiers battus. Il est devenu confortable d’accuser le colonialisme, le post-colonialisme, l’impérialisme, l’Occident et sa modernité qui ont leur part essentielle de responsabilités dans ce monde globalisé. Mais il est plus difficile d’aller au-delà de l’islamophobie. Elle existe, mais elle ne peut excuser les violations de droits et les crimes de toutes les extrême-droites fondamentalistes de nos pays et de nos régions. On ne doit pas passer sous silence ou ignorer les oppressions des idéologies politiques, religieuses et culturelles et leurs dérives.
La montée des fondamentalismes culturels et religieux est source de menaces devenues quotidiennes. On n’en est plus aux signes précurseurs, mais ils participent de nos réalités. Que de troubles et de persécutions au nom de la diffamation de la religion ! Nous en sommes tous des victimes potentielles. L’islamisme qui nous concerne a prouvé, dans ces manifestations, qu’il continuait à soutenir les crimes perpétrés au nom de l’Islam et quelles que soient les circonstances. Les milliers de victimes de Boko Haram, au Nord Nigeria, subissent le même sort que celles du Front islamique du salut de l’Algérie de la Décennie noire des années 1990.
Une petite fille de dix ans se fait exploser sur un marché de Maiduguri : elle a été exécutée, comme les lycéens et les étudiants égorgés dans leurs dortoirs. Des couples dits adultères ont été lapidés au Nord Mali. Des populations y ont été pourchassées, martyrisées, blessées et tuées. Les enfants de Peshawar ont été exécutés. Les caricaturistes de Charlie Hebdo ont été exécutés. Asia Bibi au Pakistan et Mohamed Cheikh Ould Mkheitir en Mauritanie devaient l’être bientôt pour crime d’apostasie.
L’intégrisme autorise des violences insoutenables car il leur donne des justifications. Il nous faut l’audace de les dénoncer.
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** Fatou Sow est Directrice Internationale du Réseau international de solidarité, Women Living Under Muslim Laws
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