Deux sociétés touaregs, les Kel Ahaggar et les Kel Adagh, qui se côtoient depuis longtemps, se sont retrouvées contraintes à une certaine proximité, du fait des hasards de l’histoire (la colonisation française puis les indépendances de l’Algérie et de la Libye) et des aléas de la nature (la sécheresse). Un voisinage source, depuis quelque temps, d’incompréhensions et aussi d’une certaine tension. Amady Aly Dieng présente une étude menée dans la perspective d’une analyse du processus de changement social qui affecte les sociétés touaregs depuis leur choc avec la modernité, à la fin du XIXe siècle.
Les Touaregs ne sont souvent évoqués dans la presse, qu’à partir de problèmes comme la sécheresse, les révoltes contre les pouvoirs centraux, le terrorisme, les migrations dites clandestines ou bien dans des sujets en relation avec le tourisme qui véhiculent l’image stéréotypée de « l’homme-dieu » fascinant et mystérieux comme le désert qui l’entoure. Si la lecture de ces articles (1) pouvait suggérer au lecteur un autre type de connaissance possible sur les Touaregs, le but aura été atteint.
Cette étude a été menée dans la perspective d’une analyse du processus de changement social qui affecte les sociétés touaregs depuis leur choc avec la modernité, à la fin du XIXe siècle. Ce changement, qui s’est historiquement enclenché avec les débuts de la colonisation française, se poursuit de nos jours dans le cadre des Etats apparus avec les indépendances africaines pour déboucher sur de véritables mutations bouleversant les institutions, le mode de vie et la culture des Touarègues. Les deux sociétés qui constituent l’objet de cette étude sont les Kel Ahaggar situés dans le territoire de l’Algérie (Wilaya de Tamanrasset) et les Kel Adagh relevant du Mali (dont le territoire est à cheval sur le nord du Mali et le sud du Niger).
Elles appartiennent à un ensemble touareg qui peut être caractérisé par une homogénéité linguistique et culturelle, un même mode de vie (nomadisme et agriculture d’oasis) et une structure sociale identique dans ses grandes lignes. Le seul facteur de différence qui particularisait réellement ces sociétés était constitué par une séparation politique en ensembles appelés par les Touaregs eux-mêmes ‘ettebel’ et que l’on a traduit en français par ‘confédération’. Ce qui a peut-être manqué aux Touaregs pour constituer une unité politique à l’intérieur de laquelle se seraient regroupées toutes les confédérations, est l’institution d’un pouvoir central autour d’une chefferie suffisamment puissante pour servir d’embryon à un Etat. Pour différentes raisons, dont il reste à établir les causes, cela ne s’est pas fait, si bien qu’au moment de l’arrivée des Français, chaque confédération a eu à se battre de son côté.
La gestion de cet ensemble touareg a relevé durant toute la période coloniale de la seule administration française, sauf pour les Touaregs de la Lybie conquise par les Italiens. Cette administration s’est évidemment employée à séparer encore plus, voire opposer les différentes confédérations touaregs qui n’ont pas vécu la présence française de manière uniforme.
Avec l’avènement des indépendances, ces écarts se sont élargis en raison de la nature des différents pouvoirs et régimes qui sont apparus au nord comme au sud du Sahara. Certains, comme au Niger, se sont contentés de reprendre le modèle français (quand ils le pouvaient) ; d’autres comme au Mali ont de manière plus ou moins explicite, formulé le projet de prendre, en quelque sorte, une revanche sur certaines pratiques (notamment l’esclavagisme) dont les nomades faisaient preuve envers leurs ancêtres. Enfin, pour ce qui est de l’Algérie, la volonté a clairement été proclamée par le pouvoir central (qui s’affirmait révolutionnaire) de faire, pour ainsi dire, table rase du passé et de procéder à une politique de changement radical de la structure sociopolitique et des pratiques culturelles.
Ce pouvoir ne pouvait ainsi tolérer la perpétuation de l’aménokalat, institution politique qui légitimait le pouvoir d’un membre de la tribu dominante sur l’ensemble des autres tribus, ce qui est en contradiction avec les lois de la république. Sur un autre plan, la ‘révolution culturelle’ annoncée par le même pouvoir, affichait sa volonté de généraliser une politique d’arabo-islamisation qui devait aboutir à une homogénéisation totale de tous les Algériens. Par contre, la politique de développement économique décidée par le ‘pouvoir révolutionnaire’ se chargeait de moderniser les différents secteurs de production, de scolariser l’ensemble des enfants et de garantir un certain niveau de revenus aux parents ou de fournir une aide sociale aux plus démunis.
Tous ces éléments ont fait que les Touaregs de l’Ahaggar, au moins ceux qui ont accepté de se sédentariser, ont pu bénéficier d’un relèvement certain de leur niveau de vie. Ce qui est loin d’être le cas chez les Touaregs vivant plus au sud. Cette évolution distincte des différentes sociétés touaregs s’est traduite par l’émergence de contraintes nouvelles et, par conséquent, d’aspirations différentes d’un espace à l’autre.
L’installation des Touaregs dans le territoire algérien remonte aux lendemains de l’indépendance du Mali (à partir de 1963-64), pour s’accélérer au milieu des années 1970, et n’est pas sans exercer un certain nombre de ‘pressions’ sur les populations locales (les gens de l’Ahaggar) ainsi que sur les autorités administratives de Tamanrasset et d’Adrar (l’ancien Touat). Et l’objet central de cette étude est d’étudier ce système de relations qui s’instaure entre les trois entités en présence, les Kel Ahaggar, les Kel Adagh et l’administration algérienne.
Ces deux sociétés qui se côtoient depuis très longtemps se sont retrouvées par les hasards de l’histoire, contraints à une certaine proximité, source depuis quelque temps d’incompréhension et aussi d’une certaine tension. L’étude de ces tensions n’est pas chose aisée car elle exige un regard à la fois extérieur et intérieur, c’est-à-dire en mesure de saisir les différentes strates, aussi bien les anciennes que les plus récentes, qui concourent à la production des faits.
L’approche retenue consiste à s’interroger sur le fonctionnement interne de ces deux sociétés touaregs ainsi que sur le processus de transformation qui les concerne. Quel sens donner à ce processus de changement qui touche les Kel Ahaggar d’Algérie et les Kel Adagh du Mali et à quelles réactions donne-t-il lieu ? Quelles sont les répercussions, tant au niveau institutionnel, idéologique et économique que culturel ? Est-il possible dans l’état actuel des connaissances des chercheurs, de proposer une synthèse de leurs aspirations eux-mêmes, sur le processus qui les affecte ?
Cette étude se propose de montrer la dynamique évolutive de ces sociétés face au mécanisme de l’acculturation et à ses répercussions. Pour des raisons d’ordre méthodologique, la périodisation de cette dynamique s’appuie sur trois phases historiques. La première concerne la société touareg telle qu’elle était au moment des premiers contacts avec le système colonial. Les informations dont on dispose ont été fournies par les premières enquêtes menées le plus souvent par des militaires ; bien évidemment, ces données doivent être reprises avec beaucoup de vigilance. Le terme ‘précolonial’ qui était attribué à cette époque n’est pas satisfaisant et on a essayé de dresser un tableau plus large de ces deux sociétés touaregs en incluant certaines données de la tradition orale. Ce tableau est cependant très limité et il ne s’agit que d’un survol qui permet surtout de montrer que ces deux sociétés étaient douées d’un dynamisme certain et qu’elles connaissaient déjà le changement social. La seconde phase est bien sûr celle de la période coloniale durant laquelle ont été introduits les facteurs de changement les plus lourds notamment au niveau politique.
On retiendra cependant que si les sociétés touaregs se sont mobilisées contre la domination coloniale aux premiers moments de la conquête française, elles n’ont pratiquement pas bougé au moment de la décolonisation. Ce qui est à la fois le signe d’une dévitalisation de leurs systèmes politiques et de leur marginalité par rapport aux pratiques et valeurs imposées par la colonisation : loin des centres de décisions coloniaux, les Touaregs n’ont pas assimilé les nouvelles formes de combat et les principales notions et idées sur lesquelles se sont appuyés les nationalistes. Dans ces conditions, il apparaît évident que les Touaregs et leurs élites se sont présentés en position de faiblesse au moment du déclenchement de la troisième phase, celle des indépendances.
Cet ouvrage est une très bonne contribution à la connaissance du monde des nomades très peu exploré par les chercheurs qui appartiennent, en général, aux milieux des sédentaires.
NOTES
(1) Mutations touaregs (Kel Ahaggar et Kel Adagh) par Rachid Bellil Cnrp Alger, 2008 - 351 pages
* Amady Aly Dieng est économiste, ancien fonctionnaire de la BCEAO et chargé d’enseignement à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar
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