Le Nigeria est l’un de ces pays sur lequel repose la stabilité politique du continent africain. Il est aussi à la traîne du continent, toujours à devoir éteindre des feux ethniques et religieux dans le nord-est, au centre et dans le delta du Niger riche en pétrole. Toutefois, si les élections du mois d’avril tournent mal, ces petits foyers pourraient rapidement devenir un gigantesque brasier. Dans cette perspective, les politiciens progressistes sont inactifs à un moment où le camp conservateur est dans le désarroi et que les élections leur appartiennent pour peu qu’ils se donnent la peine de les prendre.
L’attaque du général Olusegun Obansanjo contre des intellectuels à la fin des années 1970, a été la première attaque à découvert contre des progressistes nigérian et contre le concept de l’autonomie des universités depuis la fin de l’ère coloniale. Une réponse robuste a pris la forme d’une protestation estudiantine populaire, qui avait pour cri de ralliement ‘Ali dégage’. Il s’est avéré que le gouvernement d’Obasanjo a été un gouvernement de transition et la dictature militaire a pris fin deux ans plus tard, lorsque le président Shehu Shagari et le National Party ont pris le pouvoir.
Néanmoins, l’émergence du général Ibrahim Babangida en 1985, qui coïncidait avec la montée en puissance des nouvelles théories fondamentalistes de marché et le projet politique aux Etats-Unis et au Royaume Uni, connu sous le terme de néolibéralisme, a représenté pour ces Nigérians, dont les vues politiques et économiques étaient plutôt à gauche, un défi existentiel complexe.
Que leurs réponses à ce défi aient été médiocres et seulement tactiques au détriment d’une vision à long terme qui aurait déterminé une stratégie, est manifeste dans la farce qui se joue encore aujourd’hui au Nigeria et qui voit les partis dits progressistes refuser de s’allier en une coalition qui pourrait menacer de façon significative le Peoples Democratic Party (PDP) lors des élections générales du mois d’avril.
L’élément déterminant d’une coalition politique est la volonté des acteurs principaux de mettre leurs ambitions personnelles au service des intérêts supérieurs considérés comme vitaux, pour le progrès national et la prospérité. Ayant compris qu’un parti ne peut, à lui seul, avoir l’impact requis pour déloger un parti bien ancré au pouvoir, ils doivent se mettre d’accord sur un programme minimal qui reflète les grandes tendances de tous les partis de la coalition, mettent leurs ressources en commun et faire campagne, mobilisant l’électorat ensemble afin qu’il soutienne les candidats présentés par la coalition. Evidemment, cela signifie qu’un seul va devenir président s’il obtient la majorité des scrutins, mais ceci, au vu de la tradition progressiste classique, n’est rien en comparaison à l’énorme bénéfice dont profiteraient tous les citoyens avec des politiciens qui véritablement se préoccupent de leurs intérêts une fois au pouvoir
La maladie du président Umaru Yar’Adua ,au cours des derniers mois de 2009, et la réticence de puissants éléments du parti PDP au pouvoir de céder le pouvoir au vice-président Jonathan Goodluck, comme prévu par la Constitution de 1999, a déstabilisé la puissante cabale composée de politiciens conservateurs provenant de pratiquement toutes les régions du pays auxquels les généraux discrédités ont remis le pouvoir après des élections truquées la même année. Des scrutins truqués successifs qui ont permis à Obansanjo d’obtenir un deuxième mandat en mai 1999, ainsi que les tactiques répressives du président, ont privé les politiciens progressistes et leurs alliés traditionnels dans les médias, les syndicats et les institutions supérieures, de l’espace de manœuvre nécessaire. Mais la confusion qui a entouré la succession de Yar’Adua a changé tout cela. C’était enfin une occasion à exploiter sans restriction par les progressistes assoiffés de pouvoir.
Que le héros de ce moment politique important soit le pasteur de l’église pentecôtiste de Lagos, plus connu pour vilipender régulièrement les dirigeants corrompus du pays que pour une analyse soigneuse et prudente des défis sociaux et économiques et les remèdes appropriés, en dit long sur l’état de la politique progressiste actuelle du Nigeria. La marche sur Abuja, menée par le pasteur au début de 2010, au moment où le véritable état de santé du président malade était un secret soigneusement gardé, connu que d’un cercle restreint, a rapidement dégénéré en une comédie. Charles Boy, le comédien vieillissant, des acteurs de Nollywood et la foule des habituelles célébrités à la cervelle d’oiseau paradaient dans la capitale nigériane, articulant la rhétorique progressiste et demandant que Jonathan Goodluck soit nommé pour la présidence. Les progressistes endurcis n’étaient pas de la partie.
Que l’opposition à Jonathan Goodluck se soit rapidement évaporée comme rosée au soleil et que Jonathan ait lui-même nommé le professeur Atahiru Jega, un intellectuel et un des maîtres à penser du camp progressiste au poste de président de la Independant National Election Commission (Commission nationale pour des élections indépendantes, INEC) était, si besoin, une indication claire de la profonde crise de légitimité que traversait le PDP, truqueur de scrutin, et l’élite corrompue alignée derrière la machine.
Le consensus au niveau national, exprimé dans les brasseries, les mosquées et les églises et partout où les citoyens se rassemblaient en nombre, disait que les politiciens du PDP avaient assez volé et qu’il était temps que le propriétaire de la maison prenne des mesures à leur encontre. Jega est devenu celui qui devait aplanir le chemin du renouveau au président : une manœuvre tactique qui devait tenir les masses à distance pendant que lui et ses conseillers se sont rapidement mis au travail pour réparer l’image détériorée de leur parti.
En politique comme dans d’autres aspects de la vie publique, certaines actions ont des conséquences inattendues. La nomination du professeur Jega, président de l’INEC qui, au début des années 1990, a mené l’Academic Staff Union of Nigerian Universities (ASUU) dans un face à face avec la junte de Babangida et sa politique anti-pauvres, en a fait quelqu’un susceptible de changer les règles du jeu. Exploité de façon créative et selon une stratégie judicieuse, le nouvel INEC de Jega est précisément ce dont les progressistes nigérians ont besoin pour garantir des élections transparentes en 2011. Tout ce qui est désormais requis est une bonne organisation des partis politiques et les élections leur appartiennent.
Jega a une réputation bien méritée de lutteur obstiné pour la justice : un homme aux principes moraux inflexibles, pour qui la politique ethnique et les urnes truquées, tactique favorite des politiciens nigérians, sont anathèmes. Tout ce qu’il reste à faire aux progressistes est de s’unir, de présenter un programme commun et de véritablement miser sur l’obtention du pouvoir.
Que ceci ne se soit pas produit et que les trois principaux partis politiques qui se disent progressistes ne soient pas encore parvenus à un accord quant à une politique commune, et ce à deux semaines des élections, n’augurent rien de bon pour le camp des progressistes. Compte tenu du fait que c’est une occasion unique qui risque d’être manquée (et il n’y même pas un murmure dans les cercles apparemment progressistes à propos de la calamité imminente) la question doit être crûment posée : la politique progressiste nigériane est-elle réellement morte ? Si elle est morte, comment un développement si tragique a-t-il pu avoir lieu ? Qui lui a donné le coup de grâce ? Si elle a seulement perdu connaissance, comment la réanimer ?
Il est important de souligner que ces questions ne sont pas purement académiques et sont pertinentes dans le grand jeu politique pour le pouvoir qui se joue actuellement à Abuja et dans d’autres parties du pays. Le Nigeria est l’un de ces pays sur lequel repose la stabilité politique du continent africain. Il est aussi à la traîne du continent, toujours à devoir éteindre des feux ethniques et religieux dans le nord-est, au centre et dans le delta du Niger riche en pétrole. Toutefois, si les élections du mois d’avril tournent mal, ces petits foyers pourraient rapidement devenir un gigantesque brasier.
La stabilité et la prospérité du Nigeria sont vitales pour l’Afrique et ses partenaires commerciaux. Compte tenu du bilan désastreux de la frange conservatrice de la classe politique, au pouvoir depuis 1960, il est évident qu’une nouvelle tendance politique, ancrée dans un terreau intellectuel progressiste, détient peut-être les clés de la régénération du pays. Mais les politiciens progressistes sont inactifs à un moment où le camp conservateur est dans le désarroi et que les élections leur appartiennent pour peu qu’ils se donnent la peine de les prendre.
ENVOYER LA PLUIE
Quand la pluie a-t-elle commencé à affecter les progressistes ? Je parle d’une vraie pluie, de celle qui vous mouille jusqu’à la peau, s’infiltre dans vos os et vous menace d’une pneumonie fatale. Nous devons localiser la source de cette pluie dans les premières années du règne du général Babangida. Il est maintenant reconnu que l’exercice du pouvoir par ce dernier a été funeste et qu’il a mis à genou un pays fier et confiant. Mais il reste à analyser les méthodes spécifiques utilisées par Babangida, avec les Programmes d’Ajustement Structurels (PAS) du FMI comme armes d’assaut principaux qui ont sapé la confiance de la classe des intellectuels nigérians et les politiciens progressistes.
Il ne peut y avoir de politique progressiste convaincante sans des intellectuels virils et actifs à l’université et enracinés parmi la population, qui analysent soigneusement et patiemment les grands courants sociaux et économiques du moment et donnent des orientations qui servent au mieux les intérêts de la population qui lutte pour faire bouillir la marmite. Ce n’est pas le moment d’analyser les tactiques de Babangida. De toute façon, le magazine ‘The News’ basé à Lagos l’a fait avec suffisamment de détails en 1993, au crépuscule du règne du dictateur.
Les PAS ne se sont pas contentés d’éliminer la classe moyenne qui fournissait le gros du contingent des intellectuels chercheurs, ils ont aussi rendu la recherche et l’enseignement universitaires difficiles pour ne pas dire dangereux. Ce n’est pas seulement le naira, subitement devenu sans valeur suite à des dévaluations successives sous l’assaut du FMI qui a rendu les livres et les revues inaccessibles. Toute l’idée des PAS et sa politique d’application était hostile à la notion même d’université. L’université est le lieu de la recherche libre et désintéressée : un endroit où le savoir avance à tout jamais et avec détermination pour défier l’hypocrisie, les sophismes et le pouvoir indéboulonnable et associé à des butins illicites. Les universités et leurs équivalents moraux ailleurs dans le pays (y compris les écoles primaires et secondaires) sont les seuls phares qui dispensent de la lumière et combattent l’obscurité Lorsque vous tuez les universités, vous laissez courir les quatre cavaliers de l’Apocalypse.
Les intellectuels progressistes ont combattu les PAS dès leur apparition en 1985. Ils se sont donné beaucoup de mal pour mobiliser les travailleurs, les étudiants, les groupes féminins et même les paysans dans tout le pays afin d’offrir un front commun et de rejeter l’élixir proposé par Babangida. Babangida, tout comme le FMI, était déterminé à faire avaler la potion à un patient qui n’en voulait pas. Les universités et d’autres institutions importantes ont été au centre d’une formidable opposition maintenant en train de se transformer une opposition politique.
Alors que les politiques économiques impitoyables des PAS vidaient les bibliothèques, les laboratoires et transformaient les professeurs, émanant d’une classe moyenne confortable, en mendiants luttant pour quelques cacahuètes ou un peu de « gari », les troupes d’élites du général, sous la forme de cellules de cultes secrets estudiantins financées par la junte, se sont répandus dans les campus, harcelant et passant à tabac les enseignants qui, selon les termes immortalisés de Babangida, ‘’ enseignaient ce pourquoi ils n’étaient pas payés’’
La destruction de la tradition intellectuelle du Nigeria se jouait aussi dans la rue. Les journaux et revues, bien que n’égalant pas la rigueur des universités, étaient néanmoins enracinés dans la population et étaient ainsi capables d’articuler instantanément leurs préférences en périodes de crises sociales. Mais ces temps difficiles, où se conjuguaient la rapacité et les visions à court terme des propriétaires des journaux, ont contraints les plus brillants et les meilleurs à chercher un emploi mieux payé auprès de banques du genre Ponzi, qui apparaissaient dans tout le pays, ou à quitter le pays.
Cette nouvelle vague d’éditeurs corrompus, qui ne servaient que leurs propres intérêts, ont été incapables d’analyser de façon significative les tribunes politiques des différents partis politiques. Ce que déplorait dans les colonnes d’un journal nigérian, il y trois semaines, le Dr Pat Utomi, un candidat présidentiel, trouve son origine dans ‘’ la grande transformation’’ de l’industrie dans le sillage du cyclone de Babangida à la fin des années 1980.
Ailleurs, les maisons d’éditions autochtones et les branches locales des maisons internationales, incapables de réconcilier la nécessité d’importer de la matière première avec la pénurie financière, eux qui vendaient leurs livres localement tout en sachant que la classe moyenne évanescente n’avait plus les moyens de les payer, ont mis la clé sous le paillasson les unes après les autres. Suivies des librairies.
L’autre aspect du PAS a été, évidemment, la corruption dans les échelons supérieurs de la société. Pendant que les fonds alloués aux bibliothèques publiques étaient systématiquement détournés, les ténèbres ont graduellement envahi ces citadelles de lumière. L’exode massif des enseignants universitaires vers l’Europe ou les Etats-Unis où la plupart d’entre eux avaient été formés dans les années 1960 et 1970, qui étaient rentrés au pays dans l’espoir de le servir, ne doutant pas qu’il deviendrait la lumière de l’Afrique qui étonnerait le monde, avait donné le coup de grâce.
C’est ce comportement de troupeaux, plutôt que les rudes politiques de Babangida, qui a sonné le glas des politiques progressistes au Nigeria. La nature a horreur du vide selon la formule. L’espace abandonné par les gens brillants a été promptement occupé par les accaparateurs et les médiocres. Les universités nigérianes, même les meilleures d’entre elles, sont aujourd’hui plus remarquables par le nombre de Mercedes dans les garages des professeurs que par le nombre de Prix Nobel gagnés annuellement. Ce qui en dit long sur le niveau académique qui, aujourd’hui, règne sur ces anciens centres lumineux.
Les intellectuels nigérians à l’étranger prospèrent. On ne peut dire la même chose de ceux restés dans leur pays. Les humanités et les sciences sociales, les sciences politiques d’un point de vue large sont mon domaine privilégié. Le dernier livre important, qui a retenu l’attention du monde, produit par un intellectuel nigérian vivant au Nigeria, remonte à 1993, alors que Babangida était sur le point de s’en aller. C’est celui de Claude Ake, « Democracy and Development in Africa ». Je demande donc : que font les autres dans leur palais doré ?
Moi aussi j’ai fait partie de ce troupeau irréfléchi qui a pris la fuite. C’était une erreur stratégique colossale de la part de la classe des intellectuels progressistes nigérians. Parce que ceci a privé de soutien la renaissance politique que des gens comme Bamidele Aturu et feu Ubani Chima se sont efforcés de cultiver en faisant usage de la tribune de Democratic Alternative , un parti de gauche qui a émergé une année après que Babangida a perdu le pouvoir. Aujourd’hui, les seuls écrits de politiques progressistes significatifs qu’on trouve au Nigeria sont dus à la plume d’Edwin Madunagu, Jibo Ibrahim et Biodun Jeyifo et cela dans les journaux. Même si leurs pensées – à l’exception peut-être de Jibo- sont toujours engoncées dans la camisole de force marxiste et rappellent les batailles idéologiques d’hier, batailles que la gauche a perdues au début des années 1980 suite à la montée du néolibéralisme.
Alors que faire ? Appeler les pompes funèbres ? Les politiques progressistes au Nigeria sont-elles mortes et enterrées alors que les trois partis politiques qui revendiquent le titre refusent de s’unir et de partager une politique et une tribune commune ? Ces questions, et d’autres en découlant, seront le sujet d’un autre essai lorsque les résultats des élections seront connus et lorsque la poussière sera retombée
* Dr Okonta est un intellectuel et un écrivain basé à Abuja. Il est actuellement un Open Society Fellow and un Visiting professor à l’université de Columbia. Son dernier livre est ’When citizens revolt: Nigerian elites, big oil and the Ogoni struggle for self-determination’. Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger
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