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Abusalah 47

L’histoire est riche de révoltes contre l’oppression portées par des renouveaux religieux. Les exemples sont notoires en Amérique latine avec la théologie de la libération, là où ceux qui se dessinaient dans le monde musulman ont été étouffés dans l’œuf avec la complicité de tous les pouvoirs, rappelle Samir Amin. Mais aujourd’hui qu’on note un renouveau des luttes populaires, le vent souffle dans le sens contraire des arguments religieux. Et Amin de s’interroger : «ce reflux est-il l’indicateur des limites de ce modèle de légitimation des luttes ?»

Si les religions établies ont toujours – ou presque – été associées au pouvoir des exploiteurs (d’hier et aujourd’hui du capital des monopoles), on commettrait une erreur fatale en passant sous silence le fait que des mouvements importants de lutte des opprimés contre leurs oppresseurs ont été inspirées par la religion.

Le Christianisme des origines en a fourni un très bel exemple, dont François Houtart a donné une analyse d’une puissance inégalée. Il y avait un précurseur illustre … Engels, qui était allé jusqu’à comparer le Christianisme des origines et le mouvement communiste, sans cacher sa sympathie pour le premier. Et cela ne lui paraissait pas gênant, en dépit de sa position matérialiste et anti-spiritualiste dont il ne s’est jamais séparé.

Et à travers l’histoire ultérieure des peuples européens chrétiens, de ceux de l’Orient musulman et de la Chine, des mouvements « millénaristes » de révoltes contre l’oppression associés à des renouveaux religieux n’ont pas manqué de se reproduire.

Mais, dira-t-on, tous ces mouvements ont échoué et l’interprétation religieuse conservatrice et respectueuse du pouvoir l’a finalement toujours emporté. Je n’en déduirai pas trop rapidement la conclusion que leur échec tenait précisément à leur recours à la religion. Je suis davantage convaincu par la thèse (« marxiste ») qui attribue ces échecs aux conditions objectives de l’époque qui ne permettaient pas d’imaginer possible l’émancipation des travailleurs et des peuples. Mais à leur tour ces conditions objectives ne sont-elles pas à l’origine de l’option religieuse des acteurs concernés ? S’il en était ainsi on pourrait penser que les mouvements de luttes modernes contre le capitalisme ne peuvent aboutir (cette fois au socialisme, rendu possible pat la maturité des conditions objectives) que s’ils parviennent à se libérer des « illusions religieuses ». J’ai tendance – personnellement – à le penser. Mais je me garde d’en déduire que les mouvements de lutte inspirés par la religion sont désormais « impossibles », ni même condamnés à l’échec fatal.

La preuve du contraire – que de tels mouvements sont possibles – est donnée par les mouvements inspirés par la théologie de la libération contemporaine. Il est difficile d’imaginer les avancées de l’Amérique latine contemporaine sans donner toute sa place à la préparation de leur terrain par l’écho de la théologie de la libération dans les classes populaires du continent.

Mais il n’est pas non plus possible d’ignorer que le reflux de ce mouvement est amorcé et que le vent souffle aujourd’hui dans l’autre direction, avec la reprise en main de la direction des Eglises par les prélats conservateurs d’une part, la floraison des « sectes » dont le succès ne peut être rapporté exclusivement à leur soutien par la CIA (qui est un fait) d’autre part. Ce reflux est-il l’indicateur des limites de ce modèle de légitimation des luttes ? Le recours au religieux implique-t-il nécessairement le rétablissement de la religion dans sa fonction « d’opium du peuple » ? Cette question fort complexe mériterait davantage de débats.

La théologie de la libération paraît strictement limitée au monde catholique des périphéries (Amérique latine et Philippines).

Dans le monde musulman son équivalent (Mahmoud Taha) a été assassiné dans l’œuf avec la complicité de tous les pouvoirs. Dans certains pays de la région un renouveau des luttes populaires est déjà visible. On constate que ces mouvements s’écartent de l’Islam politique – qui les dénonce – et, sans adhérer à une « weltanschaung » laïque, voire marxiste, ne font pas référence à l’argument religieux. Les pouvoirs en place, avec le soutien actif de Washington, s’emploient à dresser en contrepoint d’autres « mouvements », dévoyés sur des cibles faciles (les minorités chrétiennes), fanatisés par l’Islam politique.

En Chine les mouvements d’apparence inspirés par la religion (le bouddhisme du Dalai Lama, les « sectes » qui font une réapparition remarquée) se situent tous sur les terrains d’une critique de droite du régime, « pro capitaliste ». Ils sont en cela semblables à ceux des « dissidents » dont on met en exergue la répression par le pouvoir. Par contre d’autres mouvements de lutte, de bien plus grande ampleur, se déploient en Chine sur les terrains des défis sociaux concrets réels (emplois, salaires, logement, écoles, santé, prix de vente des productions agricoles etc.) Ces mouvements se situent dans la tradition politique du communisme et vont même jusqu’à se qualifier de « maoïstes ».

Les théologies de la libération, chrétiennes ou autres possibles, font donc appel à un concept de spiritualité qui n’est pas celui qui fait ici l’objet de notre critique. Pour moi les choses sont claires sur ce sujet. Houtart et Dierckssens par exemple emploient ce terme dans un sens qui intègre ce lui d’émancipation, auquel je me limite, parce que je suis agnostique. Mais un croyant ne se heurte à aucune difficulté pour intégrer les deux concepts. Il faut le dire. Mais il faut dire aussi que le même mot de spiritualité est utilisé par d’autres pour évacuer la question de l’émancipation. Et ils sont nombreux, ces parfaits réactionnaires qui, croyants sincères ou manipulateurs (il y a les deux), entendent ne rien remettre en question de l’exploitation du travail et de l’oppression des peuples en cours. Le Pape des Catholiques, les fondamentalistes des Tea parties, Cheikh el Azhar, le Dalai Lama, les défenseurs de la légitimité des castes au nom de l’hindouisme sacré, ne sont pas des « spiritualistes » comme il leur plait de se présenter, mais des propagandistes au service des exploiteurs.

Il est temps de conclure par une réflexion centrée sur l’action politique.

Le partage des camps ne se fait pas sur la base du critère philosophique opposant pro « spiritualité » / pro « matérialisme historique ». Il se fait sur le terrain des défis concrets où s’opposent les défenseurs du système capitaliste dans ce qu’il implique d’essentiel (la propriété privée sacrée etc.) et leurs victimes. Il y a dans chacun des deux camps des croyants et des athées. Et les athées pro-capitalistes ne sont pas moins virulents dans leurs positions réactionnaires que leurs amis croyants.

« Celui qui croyait au Ciel et celui qui n’y croyait pas » ont mené avec succès un combat solidaire jusqu’à la mort contre les nazis. Leur succès impliquait que le débat concernant leurs options philosophiques n’a pas été retenu dans l’agenda de leurs programmes, dans lesquels ne figurait aucune exigence d’adhésion à la spiritualité ou au marxisme par exemple.

Le débat philosophique s’impose néanmoins, dans le respect mutuel et même au-delà par ce qu’il peut apporter aux uns et aux autres, leur permettant non seulement de construire ensemble des fronts de lutte efficaces, mais encore d’apporter de meilleures contributions à la définition des stratégies et des perspectives politiques des peuples en mouvement vers le socialisme.

Ce débat philosophique s’impose dés lors qu’on conçoit la marche de la civilisation humaine comme toujours inachevée et le communisme (à venir) comme une étape supérieure de celle-ci. Supérieure en quoi donc ? Le capitalisme et la modernité capitaliste (il n’en a pas d’autre jusqu’ici) tirent leur puissance de l’émancipation de l’individu qu’ils promeuvent, bien que cette émancipation reste inachevée et dévoyée par l’inégalité fondamentale qui oppose les propriétaires du capital aux vendeurs de leur force de travail. L’aliénation marchande, inhérente au système, annihile alors la portée transformatrice de l’émancipation des individus. En contrepoint le socialisme réellement existant produit par la première vague des luttes contre le capitalisme (le 20e siècle) a nié le pas en avant en direction de l’émancipation de l’individu produit par le capitalisme pour lui substituer l’affirmation exclusive de la collectivité.

Les vagues à venir dans ces luttes devront associer l’émancipation de l’individu et l’affirmation de la collectivité, renforcée par la disparition progressive de l’exploitation capitaliste, dans une dialectique positive comme Tony Andreani et Frédéric Lordon l’ont formulée. Ce vrai débat concernant la culture et l’idéologie donne toute sa place à l’éthique, sans réduire celle-ci à la spiritualité religieuse, mais en y intégrant l’éthique matérialiste. Le faux débat qui semble opposer « l’individu » (dévoyé par le capitalisme) et les « communautarismes » (religieux ou autres), mais qui en fait les associe sans problème en les soumettant aux exigences du déploiement du capital, et qui occupe le devant de la scène, s’inscrit dans la reproduction de l’obscurantisme.

Références :
- Tony Andreani, Dix essais sur le socialisme du 21 ième siècle, Le Temps des Cerises, 2011
- Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude, Marx et Spinoza, La Fabrique, 2010
- Samir Amin, Démocratie, religion et modernité, Critique de l’eurocentrisme et des culturalismes, Parangon, 2008.
- Samir Amin, Délégitimer le capitalisme ; Contradictions, Bruxelles, 2011
- Mahmoud Mohammed Taha, Un Islam à vocation libératrice, Harmattan 2002
- François Houtart, Religion et modes de production précapitalistes, Ed. Université de Bruxelles, 1980.

* Samir Amin est directeur du Forum du Tiers monde

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