On peut toujours expliquer qu’il n’aurait pas fallu faire ceci ou cela. Mais ça a été fait et on ne peut pas revenir dessus et repartir à zéro, car le terrorisme a été créé et c’est celui-là qu’il faut affronter. Bref, le dire et le rappeler, même si c’est juste, ne tient pas toujours lieu de boussole.
L’émotion des attentats de janvier 2015 contre les journalistes de Charlie hebdo et le magasin Hyper Cacher encore dans nos esprits, la France a de nouveau été frappée et lourdement endeuillée. Par les mêmes. Mais contre des cibles plus indifférenciées, c’est-à-dire ni des juifs, ni des journalistes « blasphématoires », avec des auteurs ayant à l’avance pour la plupart fait le sacrifice de leur vie, donc déterminés et indifférents à toute sanction, prêts au martyre et donc difficile à arrêter. Là encore, la préparation minutieuse de l’opération, l’existence d’un réseau organisé appuyé sur une logistique, les liens entretenus avec le Moyen-Orient ne font aucun doute. Rien de spontané. Les quelques propos tenus en guise de justification s’inscrivent à nouveau dans la geste djihadiste.
À une quinzaine d’années de distance, on pense au 11 septembre et aux attentats contre les tours de Manhattan. Une différence s’impose qui mesure le chemin parcouru. En 2001, les principales capitales arabes connurent des mouvements de joie spontanés, souvent réprimés et beaucoup de drapeaux américains brûlèrent. Ce qui autorisa bien vite, à tort, certains à se demander si l’organisation Al-Qaïda ne devait pas émarger à la geste anti-impérialiste voire tiers-mondiste. Aujourd’hui, rien de tel n’a accompagné les attentats de Paris. Aucune explosion de joie ou d’approbation. Signe que la réflexion a évolué sur l’appréciation de la mouvance islamiste.
Les exactions commises, au demeurant la plupart dans le monde arabe, ne jouissent plus de la même adhésion de la part des populations de ces pays. Si elle fait encore peur, la mouvance intégriste a perdu l’essentiel de son capital de sympathie. Elle fonctionne à la terreur, du Moyen-Orient au Sahel et au Maghreb et maintenant en Europe, en espérant que le chaos provoquera les affrontements identitaires propices à la propagation de son projet de retour à un islam des origines.
Mettons de côté les interprétations psychiatriques sur les processus spécifiques de radicalisation d’une fraction de la jeunesse française. On n’a jamais osé analyser en ces termes les milliers de combattants issus des pays arabes qui sont allés faire le djihad en Afghanistan et qui en sont revenus pour essaimer des Balkans à l’Algérie, en passant par le Sahel et la Tchétchénie ou d’autres terres de métastases. Personne n’a osé ce type d’interprétation pour caractériser les milliers de combattants antifascistes ayant rejoint les rangs des Brigades internationales au côté de la République espagnole. Il existe, depuis l’intervention soviétique en Afghanistan, c’est-à-dire depuis les années 80, un internationalisme djihadiste que l’organisation de l’État islamique a dopé et relancé et dont on vient de découvrir que des Français y contribuaient. Ses causes ne sont pas spécifiquement françaises. Il se tarira dès lors que les terres d’appel réelles ou fantasmées auront disparu, c’est-à-dire quand l’islamiste radical aura été défait et désavoué par la majorité des populations musulmanes. Les capitales européennes ou les États-Unis qui ont été ensanglantées par une longue chaîne d’attentats ne constituent que des terrains secondaires par rapport aux convulsions qui traversent le monde musulman.
On ne peut qu’être frappé de voir combien les analyses et commentaires proposés sur l’événement d’aujourd’hui ressemblent à s’y méprendre à ce qui a pu être dit ou écrit en 2001 à propos des attentats de Manhattan. Deux grilles de lecture principales sont proposées pour rendre compte de l’acte terroriste. Basculer exclusivement dans l’une ou l’autre serait ne pas comprendre combien elles s’entremêlent.
Pour les uns l’impérialisme expliquerait tout. La cause essentielle en serait l’extrême misère qui touche ces régions et les expéditions punitives et guerrières répétées de l’Occident qui n’y auraient apporté que déstabilisations et chaos au lieu d’y aider à la construction étatique et à la promotion du développement. Les humiliés des confins de l’Empire seraient entrés en révolte avec leurs moyens – asymétriques – et leur haine des puissances occidentales. De façon métaphorique, les banlieues des capitales occidentales – post-colonisées – seraient assimilées à ces régions et seraient en résonance avec elles. En surgiraient ainsi des despérados prêts à s’enrôler dans un combat global et à agir y compris sur place.
Pour les autres, l’islam serait entré dans une période d’intenses convulsions internes qui opposeraient un courant majoritaire modéré et pacifique à des fractions intégristes et radicalisées prônant un retour à une lecture littéraliste du Coran et à ses sources non contaminées et décidées à prendre le contrôle de l’ensemble de la communauté des musulmans, à en découdre avec les dissidents – les chiites – et les mécréants. Un tel programme s’appuierait sur le souvenir des glorieux succès sur les Soviétiques en Afghanistan, une première fois, puis sur les Américains coalisés une seconde fois et sur le chaos engendré par les interventions occidentales en Irak et en Libye ou sur l’effondrement de l’État syrien. L’organisation de l’Etat islamique aurait pris le pas sur Al-Qaïda pour poursuivre ce combat à partir d’une base territoriale, le Califat.
Aucune des deux thèses n’est réfutable en totalité, mais isolées, elles restent partielles. Si le projet intégriste religieux est indéniable et ouvertement revendiqué, il reste vrai que les zones concernées concentrent un cocktail de misère, d’arriération, d’humiliation qui côtoie des oligarchies rentières et donc des richesses que les interventions occidentales n’ont jamais tenues pour secondaires. Ces territoires ont toujours connu exploitation, ingérences et rapines. Mais cela n’autorise pas à dire que ce qui s’y passe aurait pour objet de remettre en cause les bases et le mécanisme de cette domination. Les zones touchées ont toutes pour trait commun de concentrer des populations musulmanes qui sont l’enjeu de ces conflits et doivent être soumises à ces nouveaux prophètes. D’autres parties du monde, tout aussi sous-développées et dominées échappent à ce type de violence.
Les communautés musulmanes installées en Europe sont appelées à participer à ce combat. Les opposer au reste de la population à partir d’actes sanglants pour susciter un engrenage d’actes ethnico-religieux permettant aux intégristes des deux camps de s’imposer constitue le but de cette stratégie. Les extrémistes doivent toujours apparaître comme les meilleurs défenseurs de leur communauté qu’ils mènent à l’affrontement et qu’ils tentent de persuader qu’elles ne peuvent plus vivre ensemble. Tel est le piège tendu à la France par les attentats du 13 novembre au Bataclan et au stade de France. Le bilan est mitigé. Bien sûr, la population musulmane ne s’est pas jetée dans les bras des islamistes, tout au contraire, et on n’a pas assisté à des scènes de ratonnades ou de lynchages. Mais on s’est réveillé sous l’état d’urgence avec un dispositif sécuritaire impressionnant, sans pour autant savoir comment prévenir la répétition de tels actes.
Nous vivons aujourd’hui les conséquences d’évènements qui se sont déroulés depuis une trentaine d’années dans le monde arabo-musulman. Nous sommes confrontés à l’irréversibilité de ces enchaînements. Le temps long relève d’analyses de fond incontournables, ne serait-ce pour comprendre ce qui arrive et comment cela peut dégénérer. Autour de ces questions, il existe un arc-en-ciel de réponses que l’on doit resserrer. On peut toujours expliquer qu’il n’aurait pas fallu faire ceci ou cela. Mais ça a été fait et on ne peut pas revenir dessus et repartir à zéro, car le chaos a été créé et c’est celui-là qu’il faut affronter. Bref, le dire et le rappeler, même si c’est juste, ne tient pas toujours lieu de boussole. C’est à partir du présent et des possibles qu’il offre qu’il faut partir.
Nous sommes alors confrontés à un temps court, celui de l’urgence où il nous est demandé des réponses rapides et efficaces, souvent dans l’émotion. Demandes qui relèvent aussi bien de politique intérieure - état d’urgence, lois sécuritaires ... -, que d’engagement guerriers ou punitifs lointains lourds de conséquences sachant que les terrains sont interconnectés.
L’engagement militaire de forces occidentales dans un conflit intra-communautaire ou religieux ne peut que conforter le camp le plus radicalisé qui aura beau jeu de démontrer l’alliance coupable de l’adversaire. Tout au plus peut-on limiter l’extension d’une influence territoriale comme au Mali ou au Califat. Mais l’issue autour d’un accord durable permettant à toutes les communautés de vivre ensemble ne pourra être que politique et l’affaire des peuples de la région. Pour y parvenir, tout processus de paix doit être encouragé. La source du phénomène étant apaisée, la menace qui pèse sur la France sera écartée.
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** Michel Rogalski est Directeur de la revue Recherches internationales - Cette chronique est réalisée en partenariat rédactionnel avec la revue Recherches internationales.
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