Devant les attentats qui se succèdent au Kenya, les accusations à l’endroit d’Al Shabaab tombent comme une évidence. Le gouvernement y trouve un prétexte pour continuer à s’engager dans une « guerre contre le terrorisme »voulue par l’Occident en Afrique de l’Est, et n’avoir pas à s’expliquer devant les populations sur cet engagement en Somalie. Mais d’autres raisons existent, qui pourraient bien expliquer ces flambées de violence, découlant de tensions internes au Kenya.
Le Kenya est encore sous le choc après que des hommes masqués ont ouvert le feu et jeté des explosifs dans deux églises le 1er juillet à Garissa au nord-est du pays, tuant 17 fidèles et en blessant 60 autres. L’attaque a eu lieu peu après 10 heures du matin alors qu’un service religieux était en cours dans l’African Inland Church (AIC) et la cathédrale catholique romaine en ville. Les 17 morts proviennent tout de l’AIC
Le gouvernement a annoncé qu’il envoyait 700 policiers supplémentaires dans la région pour renforcer la sécurité. Des hauts responsables de la police et des administrateurs ont été transférés sans qu’aucune explication ne soit fournie quant à savoir en quoi ces transferts amélioreraient la sécurité des résidents. Ainsi le Kenya tend à devenir un véritable Etat policier. La police a eu à mettre en place des contrôles de sécurité à la plupart des églises dans les villes de tout le pays, fouillant les fidèles à l’entrée. Les dirigeants des églises ont fustigé les autorités pour n’avoir pas pris au sérieux la sécurité aux alentours des lieux de culte.
La double attaque a été attribuée au groupe somali islamiste armé Al Shabaab, que l’armée kényane poursuit à l’intérieur de la Somalie depuis octobre dernier. Plus de 4600 soldats de l’armée kényane sont en Somalie, opérant maintenant sous le commandement de l’AMISOM, la force de l’Union africaine.
Toutes les attaques avec des fusils ou à la grenade qui ont eu lieu au Kenya au cours de neuf derniers mois ont été attribuées à Al Shabaab, bien que seule une personne ait été condamnée pour appartenance à ce groupe terroriste. Souvent, des suspects sont arrêtés et amenés devant les tribunaux et relâchés pour manque de preuves. Mais la police persiste à assurer de façon peu convaincante que la population est en sécurité.
L’argument retenu par le gouvernement, les politiciens, les dirigeants religieux et les médias est qu’Al Shabaab veut créer des turbulences religieuses entre les chrétiens et les musulmans. Ces derniers représentent environs 10% d’une population qui, pour la plupart, est chrétienne ou suit la voie d’une religions africaine (souvent les deux en même temps)
Mais les attaques à Garissa ont soulevé la question de savoir si Al Shabaab est véritablement seul responsable pour ces attaques qui visent principalement des églises ou des lieux de distraction fréquentés par des chrétiens. Dans une déclaration, les évêques catholiques kenyans ont eu à condamner les actes de violence, tout en se demandant pourquoi les églises étaient ciblées. "En réaffirmant que ceci n’est pas une guerre de religion, nous sommes perturbés par le fait que ces attaques ont été perpétrées contre des églises chrétiennes", ont-ils soutenu. Pour la première fois, des dirigeants de l’église suggéraient ouvertement que ces attaques pouvaient avoir une base religieuse n’ayant rien à voir avec Al Shabbab.
Le jour suivant l’incident, le journal Star a cité la police antiterroriste qui disait que, tout bien considéré, Al Shabaab pouvait ne pas être responsable pour ces attaques. Selon le journal, "les enquêteurs antiterroristes ont exclu l’implication de l’Al Shabaab dans les attaques de deux églises de Garissa dimanche. Ils se concentrent sur de nouvelles pistes. Il est question maintenant de savoir si les attaques auraient pu être motivées soit par des tensions locales entre musulmans et chrétiens ou s’il s’agit d’un crime à motivation politique" ?
L’attaque a créé la panique parmi la population non autochtone résidant à Garissa qui craint d’être ciblée, a rapporté le journal. "James Mwangi, un conducteur de tuk tuk, a dit récemment qu’il avait été le témoin de beaucoup d’hostilité de la part des résidents sur la base de leur religion et pour n’être pas Somalis", note le journal. Il s’agit là d’un fait que rares sont les personnes prêtes à admettre. Presque tout le monde souligne la co-existence pacifique entre chrétiens et musulmans, mais il ne s’agit pas d’une totale évidence.
Garissa est une ville surtout musulmane mais au cours de ces dernières années elle a vu affluer un nombre croissant de chrétiens appartenant surtout à des groupes évangéliques. Caractéristiques des prêcheurs évangéliques, des sermons caustiques parsemés de références désobligeantes à l’encontre des autres églises et religions. AIC, qui a été la cible de la dernière attaque, est une église évangélique.
En 2006, Hope FM, une station radio évangélique de Nairobi, a été attaquée avec des cocktails Molotov par des hommes masqués, soupçonnés d’être des militants musulmans, qui sont entrés dans les locaux, tuant l’un des gardes qui était au portail d’entrée et en blessant deux autres. L’attaque est survenue après une émission contestée d’un programme hebdomadaire consacré à l’islam et au christianisme. Des sources informent Pambazuka News que les tensions entre chrétiens et Musulmans à Garissa sont de notoriété publique. Des incidents sont une fois survenus lorsque des musulmans ont interrompu des séances de prières, alléguant des sermons offensifs. Il se rapporte aussi que des musulmans auraient envoyé leurs enfants jeter des pierres sur les toits métalliques des églises durant les services religieux. Il s’ensuit qu’à tout moment des tensions religieuses éclatent entre musulmans et les chrétiens à Garissa.
Les Musulmans ne sont pas seulement en colère en raison des sermons incendiaires à l’encontre de leur religion, ils craignent aussi que les chrétiens ne s’adonnent à un prosélytisme agressif. Sans compter qu’ils les considèrent comme les architectes de la politique qui les a marginalisés depuis l’indépendance. Les trois présidents du Kenya, ainsi que la plupart des hauts fonctionnaires, ont tous été des chrétiens. Le Kenya du nord et de la Côte, où une bonne partie de la population est musulmane, ont été négligés par les gouvernements successifs. "Il y a toujours des tensions entre Chrétiens et Musulmans", a déclaré un journaliste ayant une grande expérience de la région. " Les musulmans ne sont pas en bons termes avec les chrétiens qu’ils voient comme les espions ou les agents de l’Occident".
Mais les tensions à Garissa ne sont pas seulement de nature religieuse. Elles sont également ancrées dans l’ethnicité. Garissa est habitée par des gens d’ethnie somalie, mais ces dernières années ont vu un afflux de population provenant d’autres communautés au Kenya, en particulier des Kambas de l’Eastern Province voisine. Il est instructif de noter que 14 des 17 personnes tuées lors de l’attaque du 1er juillet sont des Kambas.
Dans un commentaire paru dans un journal, Hassan ole Naado, le CEO du Kenya Muslim Youth Alliance (KMYA – Alliance des jeunes musulmans du Kenya) et secrétaire général du Supreme Council of Kenya Muslims (SUPKEM – Conseil suprême des musulmans kenyants) écrivait : "Alors que nous condamnons cette attaque insensée contre des personnes innocentes qui s’étaient en prières, à la merci de Dieu, il y a un sentiment croissant et justifié que des personnes pourraient avoir l’intention de procéder à un nettoyage de Garissa de toute personne provenant d’une autre partie du pays."
Ce point de vue est le reflet des sentiments exprimés lors d’un forum pour la paix et la sécurité organisé par le KMYA et SUPKEM en décembre dernier. Un rapport du forum, faisant référence à de fréquentes attaques à la grenade notait : "Pendant que les agences de sécurité ont été promptes à lier les attaques aux opérations militaires kényanes en Somalie, plusieurs acteurs pensent qu’il y a plus qu’il n’y paraît" Une des préoccupations exprimées lors du forum était, selon le rapport, que les attaques ciblaient un groupe particulier : "KMYA notait que si ces vagues d’attaques contre ceux perçus comme des étrangers à Garissa ne reçoivent pas toute l’attention requise. Elles pourrait facilement éclaeter en un conflit interethnique et interreligieux total au Kenya." Des sources bien informées confiaient à Pambazuka que tel était bien le cas.
Les gens de l’ethnie somalie sont préoccupés par le nombre croissant "d’étrangers" à Garissa, attirés par les opportunités économiques résultant du développement des infrastructures dans la région. Il y a eu des conflits sanglants suite à des ventes de terrains à des "étrangers" à Garissa. En novembre, des inconnus ont inondé la ville de pamphlets menaçant les nouveaux propriétaires Le Kenya va, peut-être en mars prochain, vers une nouvelle élection pour laquelle on craint de vives contestations. Les politiciens d’ethnie somali se disent préoccupés par l’implication politique des votes des "étrangers" à Garissa
Dès lors, pourquoi Al Shabaab est toujours accusé pour ls violences qui éclatant alors que certaines éléments indiquent une autre direction ? D’abord le gouvernement est soucieux de ne pas changer de discours concernant l’aventure militaire en Somalie qui fait partie de "la guerre contre le terrorisme" voulue par l’Occident en Afrique de l’Est. Afin de maintenir l’intérêt et le soutien des intérêts occidentaux, Al Shabaab doit être dépeint comme un réseau terroriste puissant qui menace non seulement le Kenya mais aussi la région tout entière et les intérêts occidentaux qui s’y trouvent. C’est le même discours que celui utilisé pour justifier le plan occidental de création d’un Etat accommodant dans le sud de la Somalie, appelé Jubbaland
Par ailleurs, l’incursion militaire en Somalie est illégale dans la mesure où elle n’a pas reçu l’aval du parlement comme requis par la Constitution. Toute la propagande menée depuis octobre dernier, justifiant la décision, a pour but d’étouffer un débat critique. De tourner sa veste et de reconnaître qu’Al Shabaab n’est peut-être pas entièrement responsable des attaques à la grenades et aux armes à feu dans le pays, que la violence pourrait être liée à des conflits internes, exposerait le gouvernement à des critiques virulentes concernant la justification de la guerre menée à l’intérieur de la Somalie
Enfin, certains commentateurs ont lié la décision de partir en guerre aux élections de l’an prochain. Les dépenses militaires ne peuvent être l’objet d’un examen public au Kenya. Dès lors, certains hommes du pouvoir peuvent trouver là le moyen de financer leur campagne, grâce à des arrangements sous le couvert de la guerre contre Al Shabaab.
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** Henry Makori est un journaliste kényan et assistant rédacteur de Pambazuka News
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