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LPS

Dans cette intervention prononcée dans le cadre de la Rencontre continentale des médias libres organisée à l’Ecole Florestan Fernandes du 20 au 22 novembre 2015 (Sao Paulo, Brésil), le dirigeant social expose sa vision de l’Amérique latine sept ans après l’éclatement de la crise financière et économique mondiale de 2008. Il détaille également les difficultés auxquelles sont confrontées les forces populaires, qu’il ne souhaite plus nommer « mouvements sociaux », et décrit la nouvelle stratégie de reconquête de la région élaborée par les Etats-Unis.

Je voudrais reconsidérer avec vous certains concepts que nous avons jusque-là utilisés au sein du Conseil des mouvements sociaux de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (Alba). Notre travail consiste à rechercher la manière d’organiser une articulation permanente entre les forces populaires, pour mener la lutte contre le néolibéralisme et l’impérialisme. Mais pour ce faire, nous avons décidé, dans notre langage, de ne plus utiliser la notion de « mouvements sociaux », puisque celle-ci a été reprise, dans le cadre de la lutte de classe, par la droite. Il suffit maintenant que trois ou quatre bourgeois se réunissent dans la rue pour qu’ils s’autodéfinissent comme « mouvements sociaux ». Nous croyons que le terme « mouvement populaire » possède un contenu de classe plus défini. C’est pourquoi nous utiliserons désormais cette notion dans toutes nos mobilisations.

Il est important que vous compreniez comment nous analysons la conjoncture actuelle. En général, nous partons toujours de ce que nous ont enseignés les historiens marxistes britanniques du 20e siècle. Ces derniers proposent une méthode d’analyse dans laquelle la lutte de classes fonctionne selon le principe de la vague. Il y a des moments où les peuples sont sur la défensive, d’autres où ils passent à l’offensive. Dans certaines circonstances se produit un reflux de la lutte de classe jusqu’à ce que les forces s’équilibrent de nouveau et que le peuple reprenne la lutte.

Concernant notre région (Ndlr : l’Amérique du Sud et l’Amérique centrale), nous sommes passés dans les années 1980 et 1990 par une hégémonie complète du néolibéralisme qui entraîna le contrôle de nos économies par le capital financier et les entreprises transnationales. Cela a conduit à la mise en place de gouvernements néolibéraux dans tous nos pays, excepté Cuba. A l’époque, les « gringos » [1] avaient même engagé un philosophe japonais dénommé Francis Fukuyama pour professer que le néolibéralisme serait la fin de l’histoire. Tandis que tout paraissait donc perdu, les peuples ont commencé à bouger et il y a eu dans certains pays de grandes révoltes sur des thématiques spécifiques (la lutte pour l’eau, l’énergie électrique, etc.) et d’autres plus générales comme le « Caracazo » [2].

A partir de là, la corrélation des forces a changé et favorisé l’émergence d’un nouveau scénario électoral sur tout le sous-continent. La première victoire de Hugo Chavez en 1998 au Venezuela fut le point de départ de cette nouvelle séquence. Depuis, nous avons été les témoins d’une défaite du néolibéralisme. Cette nouvelle corrélation des forces a donné, ces dix dernières années, naissance à un scénario inédit dans lequel trois projets se sont affrontés en permanence. Le projet néolibéral dont certains pays n’ont pas réussi à sortir comme le Mexique, la Colombie et le Chili.

Un second projet, que nous dénommons « néo-développementaliste », s’est caractérisé par une orientation qui n’était pas directement néolibérale mais qui reposait sur une alliance avec des secteurs de la bourgeoisie locale. Ce faisant, ce projet n’avait pas un contenu nettement anti-impérialiste mais il poursuivait néanmoins l’objectif de résoudre les problèmes populaires. Le Brésil incarne ce projet : recherche d’une croissance économique basée sur l’industrie, retour du rôle de l’Etat sur le marché et redistribution des revenus de la rente, mais pas de la richesse en tant que telle. Cette redistribution de revenu était possible car il y avait beaucoup d’emplois créés et parce que le modèle entraînait une hausse de ressources pour les familles. Les travailleurs ont bénéficié d’une amélioration de leurs conditions de vie mais la structure du système capitalise n’a pas changé.

Le troisième projet est celui de l’Alba [3] qui possède un contenu très populaire, anti-néolibéral et anti-impérialiste. Créé suite à l’échec de la Zone de libre-échange des Amériques (Zlea) [4], il eut comme fer de lance Chavez et d’autres pays autour comme Cuba, l’Equateur, la Bolivie, le Nicaragua et d’autres des Caraïbes.

Entre ces trois projets, la contradiction principale se situait entre le néolibéralisme proposé par les Etats-Unis et l’Alba impulsée par Chavez. Au milieu se trouvait le projet néo-développementaliste qui, quelquefois, s’acoquinait avec le néolibéralisme et d’autres avec l’Alba. Comme il s’agissait d’une politique d’alliances de classes, sans antagonismes au niveau national, il n’y avait pas de contradictions. Un jour l’Argentine et le Brésil pouvaient se joindre aux Etats-Unis et l’autre à Cuba. Durant toute la période considérée, à chaque fois que se sont tenues des élections dans nos pays, il y avait des candidats représentant chacun de ces trois projets.

Quelle est la situation actuelle et qu’est-ce qui a changé au cours de ces dix années ? Premièrement, nous vivons une grande crise du capitalisme international qui, dans sa forme actuelle, est un capitalisme financier. Depuis 2009, le capitalisme n’a pas trouvé la sortie et de ce fait, la crise s’est approfondie. Le capital impérialiste, né aux Etats-Unis et en Europe occidentale, reprend, à travers ses entreprises, une offensive vers les pays périphériques pour sortir de la crise et cela affecte l’Amérique latine.

Que recherchent-elles actuellement ? Premièrement, le contrôle des ressources naturelles. Comme l’Amérique latine en est l’un des principaux gisements au monde, le capital impérialiste compte sur nous pour capter des matières premières (gaz, pétrole, énergie, etc.). Il le fait dans le cadre d’une logique bien précise que Rosa Luxemburg a déjà exposé : durant les périodes de crise, le capital cherche toujours à s’approprier les ressources naturelles car quand celles-ci arrivent sur le marché, elles sont vendues à un prix qui se situe au-delà de leurs valeurs réelles et cela génère un profit extraordinaire. Ce profit est chaque fois plus grand, ce qui permet aux entreprises de reconstituer leur capital et ainsi de sortir de la crise.

L’autre solution du capital consiste à chercher des marchés pour ses productions industrielles. Cela engendre une contradiction interne qui freine le processus d’industrialisation. En effet, il n’a pas besoin que ses entreprises soient compétitives sur ces marchés. Il a besoin qu’elles garantissent simplement la fabrication de productions sectorielles sur place, ensuite réintroduites dans leurs chaînes de valeurs globales. C’est pourquoi nous observons au Mexique, en Argentine et en Colombie un processus de désindustrialisation. C’est grave car cela affecte la composition de la classe des travailleurs. La part des ouvriers industriels en son sein se réduit toujours plus.

Marx avait raison. Nous sommes dans une mauvaise situation, car les seuls qui peuvent analyser la principale contradiction entre le monde du travail et le capital, ce sont les ouvriers industriels. Autrement dit, la pauvreté ne fait pas la révolution. Ce qui engendre la révolution, c’est l’opposition entre ceux qui produisent la richesse et ceux qui se l’accaparent.

La troisième option du capital est la réduction du coût de la main d’œuvre. Il la réalise grâce aux nouvelles technologies. Cela réduit le capital actif et diminue le temps de travail pour réaliser la marchandise.

Enfin, il y a la manipulation du change. Désormais c’est un fait, le dollar est une monnaie internationale. Et qui agit sur le dollar ? Ce sont elles, les forces du capital financier des Etats-Unis et d’Europe. Si elles ne le font pas directement, elles spéculent au niveau de la bourse pour que le dollar se transforme en marchandise internationale. Par cette spéculation, elles peuvent conduire des économies nationales au désastre.

Autre interrogation : quel changement dans la politique des Etats-Unis ? Suite à la crise et à leurs défaites politiques et militaires au Moyen-Orient, les Etats-Unis ont dû reprendre l’initiative politique vers notre continent. Ils savent qu’ils ne peuvent pas agir dans tous les pays comme ils l’ont fait au Honduras et au Paraguay. La base de leur action actuelle se situe donc au niveau de l’économie et de l’idéologie. Par ce chemin, Washington a pu renouer avec les élites locales. Certains secteurs de ces dernières, auparavant engagés en faveur du projet néo-développementaliste, deviennent de plus en plus pro-impérialistes. Comme la bataille est idéologique, les Etats-Unis sont conscients qu’ils doivent la mener à travers les médias. Ils agissent également au niveau culturel et à travers l’influence toujours plus sophistiquée et active des services d’intelligence. Il suffit de lire les livres de Julian Assange et de Edward Snowden pour lever tout doute à ce sujet. Internet est notamment devenu un instrument des services de renseignement.

D’autre part, la question de la dispute de l’espace économique latino-américain avec la Chine a constitué l’ultime levier politico-idéologique des Etats-Unis.

Concernant les tactiques utilisées actuellement par la première puissance mondiale, plusieurs scénarios se dessinent. Le premier est l’isolement du Venezuela. Je crois que les Etats-Unis ont déjà abandonné l’idée de faire tomber le gouvernement en tant que tel. Ils ont en revanche décidé de ne pas laisser le projet bolivarien devenir l’avant-garde de l’Amérique latine et l’Alba s’imposer comme un projet alternatif. Dans le même temps, ils essaient d’apprivoiser Cuba non pas pour les Cubains, mais pour tenter de nous apprivoiser nous. L’objectif ? Que les nouvelles générations latino-américaines ne voient pas Cuba comme un exemple révolutionnaire à suivre. C’est une autre partie de l’action idéologique « gringa » : chercher à démontrer que Cuba « a vieilli », « qu’il ne fait plus de mal à personne ».

Il y a une autre variable semblable en Colombie. Ils font semblant d’isoler le radicalisme de droite d’Alvaro Uribe pour présenter Juan Manuel Santos comme une alternative bourgeoise de confiance. Ils font la même chose avec d’autres personnages publics au Chili.

Enfin, dans le cadre de cette même stratégie, ils s’allient avec les forces de droite au Brésil et au Chili pour mettre en échec le néo-développementalisme. Au Brésil, ils ont déjà réussi. Nous avons gagné les élections mais Dilma Rousseff a remis le programme économique national entre les mains des néolibéraux. Cela ressemble au syndrome de Stockholm, car celle qui a gagné a développé une passion pour celui qu’elle a vaincu.

Voici donc exposés quelques éléments qui annoncent certains changements. Ils se situent dans une conjoncture différente de celle que nous aurions pu analyser en 2005 ou en 2008, ce qui entraîne quelques défis pour les forces populaires.

- Il y a un épuisement du modèle néo-développementaliste et contrairement à ce qu’imaginaient certains mouvements trotskistes, cela ne mène pas directement au socialisme, mais à son opposé. Cette défaite affecte les classes populaires et nous conduit au néolibéralisme.

- La crise du néo-développementalisme résulte de la rupture du pacte de classe antagonique entre travailleurs et secteurs de la bourgeoisie nationale. Et cela n’est pas dû à la volonté des travailleurs mais à la bourgeoisie qui ne l’a pas soutenue. Les bourgeoisies locales, qui pouvaient auparavant accumuler des profits sur le marché interne, délaissent désormais ce marché aux impérialistes et ont décidé de mettre leur capital au service de la rente. Elles gagnent mieux en s’associant avec le capital financier et les multinationales qu’en le faisant avec les travailleurs.

- La crise du prix du pétrole a mis en difficulté tant le projet de l’Alba que celui du néo-développementalisme. Cela a freiné les avancées sociales au Venezuela et empêché le financement de certains projets latino-américains comme la Banque du Sud, l’échange pétrole/gaz dans la région et le projet de gazoduc entre Caracas et Buenos Aires.

- Face à cette situation, la crise sociale s’aggrave. Au Brésil, il y a beaucoup de problèmes sociaux latents qui deviennent importants.

- Il y a un recul du projet de l’Alba dû à divers facteurs comme la baisse du prix du pétrole ou la mort de Chavez. Comme dirait Gueorgui Plejanov, il y a des personnages essentiels, dont on en peut se passer. Chavez a énormément porté le projet de l’Alba et aujourd’hui, ce n’est pas la même chose. Cherchant à ne jamais s’isoler, Chavez a toujours su œuvrer dans le même temps pour favoriser des projets plus larges au niveau régional comme l’Unasur et la Celac.

En conclusion, je crois que nous sommes rentrés dans une période de crise et de transition de modèle mais nous ne savons pas encore vers quel modèle nous allons. Nous ne savons pas non plus combien de temps va durer cette crise. Mais il est possible qu’elle soit plus liée aux processus économiques et au capitalisme international qu’aux calendriers électoraux. La crise du capitalisme international peut produire des contradictions qui mènent vers la construction de modèles économiques plus populaires qui dépassent le néo-développementalisme et mettent en échec le néolibéralisme, configuration par laquelle les impérialistes organisent le contrôle de nos économies.

Tout cela dépendra de l’avancée du mouvement populaire dans nos pays. Si les peuples ne s’élèvent pas, le temps sera long. Si les peuples s’activent plus rapidement, nous pourrons trouver des solutions à plus court terme. Lénine écrivait en février 1917, dans un article du quotidien bolchévique, « Camarades, j’ai déjà soixante-huit ans (mensonge, il en avait trente) et je suis au regret de vous informer que notre génération ne connaîtra pas les changements. » En octobre de la même année, la révolution triomphait. Un jeune bolchévique l’interpella alors sur la place du Kremlin et lui dit : « Ce n’est pas vous qui disiez que la Révolution n’arriverait que pour la prochaine génération ? ». Lénine lui répondit : « Quand les masses s’unissent, elles réussissent à changer en vingt jours ce qu’elles n’auraient pas imaginé en vingt ans » [5]. C’est précisément notre espérance.

NOTES

1] Note du traducteur. Terme à connotation péjorative utilisé par les Latino-américains pour désigner les Nord-américains.

2] Idem. Manifestations populaires organisées le 27 février 1989 à Caracas contre les plans du Fonds monétaire international. Entre 300 et 3 000 personnes y ont perdues la vie selon les estimations dans les répressions organisées par le gouvernement dirigé par Carlos Andrés Pérez.

3] Idem. L’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique a été créée en 2004 à l’initiative de Cuba et du Venezuela.

4] Idem. Zone de libre-échange des Amériques. Ce projet promu par les Etats-Unis n’a jamais vu le jour et a été mis en échec par les Latino-américains en 2005 au Sommet de Mar del Plata (Argentine).

5] Citations reprises de l’auteur de l’intervention.

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** João Pedro Stédile est économista et activiste social brésilien, dirigeant du Mouvement des sans terre (Source : cetri.be)

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