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Ce qui se passe actuellement en Côte d’Ivoire dépasse largement le cadre strict de ce pays. Il concerne et interpelle, au-delà de la région ouest-africaine, l’ensemble du continent qui, après son premier cinquantenaire d’«indépendance », éprouve toutes les difficultés du monde à assumer réellement cette « souveraineté » que lui dénient, de fait, certaines puissances du Nord - de l’Occident, en particulier - avec la complicité, il faut bien le reconnaître pour s’en désoler, la complicité de quelques-uns de ses propres fils.

Je suis Sénégalais de nationalité, né en Côte d’Ivoire. J’ai fait toute ma carrière dans des organes de presse à dimensions africaine et internationale, depuis les premières années de ce cinquantenaire. J’ai parcouru presque tout le continent, ‘couvert’ de nombreuses rencontres interafricaines et séjourné à plusieurs reprises en terre ivoirienne, entre autres, où je compte de nombreux amis (dont des anciens de l’Ecole supérieure de journalisme de Lille, en France).

Cette station privilégiée m’autorise et me fait l’obligation d’apporter à ce débat qui nous concerne tous, Africains, les fruits de mon expérience, qu’une mise à la retraite officielle ne saurait me dispenser, surtout dans un corps de métier comme le nôtre. Or donc, j’affirme d’emblée que je n’avais jamais imaginé que ce pays pouvait, un jour - en tous cas, pas de si tôt - secouer ainsi le giron français, tant celui-ci avait verrouillé les principales arcanes stratégiques du système ivoirien.

FIN DE L’ESCLAVAGE

Que des populations ivoiriennes se mettent dès la première décennie suivant la mort de son premier président, Félix Houphouët-Boigny, à reprendre en chœur ce refrain entonné par le leader des ‘jeunes patriotes’, Charles Blé Goudé (actuel ministre de la Jeunesse et de l’Emploi dans la gouvernement Gbagbo), « la Côte d’Ivoire n’est pas une préfecture française », traduit un tout nouvel état d’esprit inimaginable il y a quelques années. Et ce nouvel état d’esprit se trouve conforté par les propos (ô combien pertinents) de la responsable de l’Association des femmes chrétiennes ivoiriennes qui appelle, sans aucune forme de nuances, à « la fin de l’esclavage spirituel, économique et politique de la Côte d’Ivoire ». C’est là tout un programme de libération qui se met en place, depuis l’arrivée au pouvoir de Laurent Gbagbo en 2000 et qui explique la réaction du gouvernement français, à travers la ‘Françafrique’ dont les interventions ont connu des formes variées et adaptées depuis son initiation, à la fin des années 50, par Jacques Foccart, sous le régime du général De Gaulle.

DES PRECEDENTS

De l’écartement du pouvoir de Djibo Bukary au Niger, lors du référendum pour ou contre l’indépendance en 1958, à nos jours, l’action de ce ‘monstre’ de concept a été présente (ouvertement ou de manière subtile) dans les différents changements intervenus dans le ‘pré-carré français’ en Afrique : au Sénégal, avec Mamadou Dia, en 1962, au Gabon avec Léon Mba (prédécesseur d’Omar Bongo) au milieu des années 60, au Mali avec la chute de Modibo Keïta en 1968, au Congo-Brazzaville et au Burkina Faso avec la liquidation de Mariène Ngouabi et Thomas Sankara, entre autres.

De tels actes venaient s’ajouter à d’autres interventions extérieures concertées qui ont eu raison notamment de Patrice Lumumba du Congo Léopoldville d’alors (actuelle République démocratique du Congo), de Sylvanus Olympio du Togo et de Kwamé Nkrumah du Ghana, grand défenseur du panafricanisme, mais qui ont échoué en République de Guinée, après un débarquement de troupes de la 5e colonne, au port de Conakry, destiné à renverser Sékou Touré, président de la République et à démanteler la base arrière des troupes d’Amilcar Cabral qui, en territoire de Guinée dite portugaise, malmenaient les forces fascistes de Lisbonne appuyées par toute l’armada de l’Otan (Organisation du Traité de l’Atlantique Nord).

Parallèlement, et de manière continue, se menait une ‘pacification’ méticuleuse et sournoise dans l’ensemble des territoires concernés, par une mainmise économique sur les ressources physiques, conjuguée avec un contrôle mental et politique progressif sur les ressources humaines pour finir l’embrigadement sélectif de certaines d’entre elles dans des réseaux de coteries ésotériques puissantes et solidaires à dimensions mondiales identifiées par l’éditorialiste de la brochure ivoirienne ‘Prière Africaine’, le Père Honoré Kpangni, dans son édition de décembre dernier, comme étant ‘les francs-maçons, la Rose-Croix, le Mahikari, le Vaudou’ auxquels il faudrait ajouter les ‘Illuminatis’.

C’est de cet ensemble de liens que le camp Gbagbo veut libérer la Côte d’Ivoire et qui justifie les prières et jeûne de cette association des femmes ivoiriennes, mais aussi d’autres courants religieux locaux qui disposent de répondants dans d’autres pays du continent et qui mènent ce combat spirituel de délivrance depuis deux ans déjà.

« Nous ne nous laisserons pas faire », s’écrie Blé Goudé, dans ce duel épique avec certaines puissances de l’Occident et ceux qui se disent parler au nom de la communauté internationale, relayés par certaines organisations inter-africaines comme l’UEMOA (Union économique et monétaire de l’ouest africain) et la CEDEAO (Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest).

Heureusement que les autorités de la Commission de l’Union Africaine (Ua), coachée par le Gabonais Jean Ping, se sont mises dans une position d’écoute des deux parties en lice, qui puisse favoriser un dialogue devant déboucher sur un règlement pacifique de la crise, plutôt que de brandir l’arme de force, comme l’ont fait les chefs d’Etat de la CEDEAO et d’autres leaders d’organisations africaines dites de droits de l’homme.

MEDIA PROPAGANDISTES

Car, dans cette affaire, la campagne de désinformation et d’intoxication a occupé une place essentielle qui a produit des effets largement partisans dans l’appréciation de la situation. Les media français, dans leur ensemble, ont pris le parti d’Alassane Ouattara, en faisant fi des discours du camp Gbagbo, allant même jusqu’à brouiller les signaux audiovisuels en provenance de la Rti (Radiodiffusion télévision ivoirienne), et même à les réduire au silence. Il n’est donc pas étonnant que le grand public du monde francophone africain reprenne à son compte les menaces du gouvernement français, de l’Administration américaine et des hauts fonctionnaires actuels de l’Organisation mondiale des Nations Unies. Le ‘Nouvel ordre international de l’information ’ (Noi), dont l’ancien directeur général de l’Unesco, M. Amadou Mahtar Mbow, s’était fait le champion il y a quelques décennies, s’invite de nouveau au premier rang de l’actualité…

L’éthique journalistique commande (en tout cas, c’est la leçon que j’ai apprise de mes maîtres français de l’Ecole supérieure de journalisme de Lille) que, dans des situations du genre de la crise ivoirienne, soient prises en considération les thèses des deux parties en présence, au risque de tomber dans la sphère propagandiste, comme pratiquée dans les régimes totalitaires. La ‘tentative de coup d’Etat électoraliste sous la bannière de la communauté internationale’ défendue par le camp Gbagbo est totalement occultée pour laisser libre cours au slogan : ‘Gbagbo doit partir’ ou à cette tirade grossière du président français, Nicolas Sarkozy : ‘Je dis à Laurent Gbagbo et à sa femme : ils ont leur destin en mains…’

POSITIONS PARTAGEES

Heureusement que la position officielle de la France n’est pas partagée par l’ensemble des citoyens français et même au niveau international. C’est le cas de l’ancien président du Conseil constitutionnel français et ex-ministre des Affaires étrangères de François Mitterand, Roland Dumas, et du célèbre avocat français, vrai connaisseur de l’Afrique, Me Jacques Vergès, qui viennent de se rendre à Abidjan pour s’informer de la réalité de la crise. Le premier (Roland Dumas) est formel : « Tout le monde n’est pas d’accord dans la communauté internationale. Celle-ci se résume à quelques personnalités qui décrochent le téléphone et qui se mêlent de tout… » Le second (Me Vergès) se demande : « Qu’est-ce qui autorise le gouvernement français à intervenir dans une querelle électorale en Côte d’Ivoire ? » Pour lui, « le temps de la colonisation et des juges de paix à compétences étendues est terminé… »

Le député sarkozyste de Seine-et-Marne, Didier Julien, est du même avis. Se demandant « pourquoi la France s’engage au premier plan dans un problème de politique intérieure qui concerne la Côte d’Ivoire », et « pourquoi le gouvernement français envisage des mesures de rétorsion à l’égard de l’entourage du président sortant de Côte d’Ivoire qui serait à Paris en leur retirant leurs visas et leurs passeports, alors que cela peut mettre en danger les 15 000 Français qui sont en Côte d’Ivoire et qui subiraient la même procédure », il tranche de manière nette : « Si les soldats français devaient ouvrir le feu sur des Ivoiriens pour un problème de politique intérieure, ce serait une abominable image pour la France, un recul de 50 ans, époque de la canonnière de la colonisation. »

Les pays de la CEDEAO, dont les chefs se sont engagés à faire partir Gbagbo, « y compris par la force », devraient revoir leur copie et prendre en compte l’enjeu principal de cette tragédie ivoirienne qui pose le dilemme à la shakespearienne : « Une Côte d’Ivoire au sein d’une Afrique libre ou une Côte d’Ivoire sous tutelle occidentale dans une Afrique humiliée. » Deux associations africaines (‘Mission Congo Debout’ et ‘RPC France’) qui posent un tel dilemme affirment que « c’est ça la relation duable et ionique que les Ivoiriens en particulier, les Africains en général, doivent choisir. En définitive, pour elles, une Afrique africaine, une Côte d’Ivoire ivoirienne, est la trajectoire de l’affirmation de nos souverainetés bafouées. » Ainsi demandent-elles à l’Union africaine « de convoquer une réunion d’urgence du Conseil de sécurité de l’Union pour proposer des solutions adéquates d’une sortie de crise honorable et pour empêcher et/ou amputer la mainmise de la communauté dite ‘internationale’. C’est là, la voie idéale de la solution à cette tragédie qui risque de se répandre sur le continent, à défaut d’un règlement direct entre protagonistes ivoiriens.

* Justin Mendy est Journaliste

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