Le mois de janvier 2006 a connu du 15 au 19 janvier 2006 une nouvelle flambée de violences dont elle est désormais coutumière. Durant quatre jours, à Abidjan, mais aussi dans l’ouest et dans différentes localités de la zone sud, les troupes de la « galaxie patriotique » ont occupé la rue, occupé ponctuellement la Radio-Télévision Ivoirienne (RTI) pour faire passer leurs messages, rançonné les automobilistes, et surtout, fait sans précédent, elles ont attaqué les locaux et même les casques bleus de l’ONUCI, les obligeant à se replier dans la « zone de confiance » qui sépare la zone gouvernementale de la zone « ex-rebelle ».
Pour mesurer les tenants et aboutissants de cette nouvelle crise, il convient de revenir sur les circonstances générales qui ont conduit à cette situation.
Un immobilisme en marche forcée depuis septembre 2002
L’immobilisme est en marche, et rien ne saurait l’arrêter.
Edgar Faure
Sans revenir ici sur les différents épisodes de la saga de la crise ivoirienne, il convient de revenir sur le contexte récent de ces événements. Il faut rappeler que la Côte d’Ivoire fait du « sur-place » depuis septembre 2002. Six accords, des dizaines d’opérations de médiation n’ont pas réussi à faire progresser la situation. Nous sommes en 2006 dans une phase où la population est exaspérée. A l’expression « on est fatigué », répétée régulièrement à Abidjan depuis deux ans, on ajoute maintenant « même les Bété sont fatigués ».
On arrive en janvier à une période de fortes tensions cumulées, liées aux différentes échéances que la population vient de connaître. Coup de force annoncé, élections présidentielles, nomination du premier ministre, formation du gouvernement. Chaque fois, la population craint une reprise de la guerre et vit donc dans une anxieuse expectative.
Le coup de force annoncé du Général Doué : avec d’autres militaires en exil, l’ancien Chef d’État Major envoie plusieurs lettres ouvertes via Internet à la presse abidjanaise. Alors que certains voient dans ces courriers invérifiables un vulgaire montage, coup de tonnerre : dans sa dernière édition du 19 août 2004, RFI diffuse un entretien avec le général en disgrâce.
« J`ai choisi de rompre le silence parce que j`estime que la situation a trop duré et que le départ du Président GBAGBO est la condition unique au retour de la paix en Côte d`Ivoire. Si la communauté internationale ne veut pas s`engager à le faire partir en douceur, moi je vais le faire par tous les moyens ; bien entendu cela ne se fera pas sans dégâts ».
Il ne se passe rien, mais l’attente est nerveusement épuisante pour tous. La mystérieuse attaque des camps militaires d’Akouédo le 2 janvier 2006 fait remonter la tension d’un cran (conditions et raisons de l’attaque non encore élucidées début avril 2006).
Élections : prévues constitutionnellement le 30 octobre 2005, les élections n’ont pas eu lieu, laissant place à un vide constitutionnel. Le 20 octobre, l’ONU, constatant l’impossibilité de la tenue d’élection, décide, suivant sa résolution 1633, de prolonger le mandat du président Gbagbo pour 12 mois, (il reste « chef de l’État ») mais en déléguant une grande partie des pouvoirs exécutifs à un premier ministre « acceptable par tous » ( !?!) qu’il reste à trouver. Le tout est sous la surveillance du « GTI » (Groupe de Travail International), composé de membres de l’UA, de la CEDEAO, de l’ONU, de l’UE, de la France.
Nomination du premier ministre « acceptable par tous ». Après d’incessantes tergiversations (gros problèmes de nuance entre « par tous » et « pour tous »), Charles Konan Banny, gouverneur de la BCEAO (Banque Centrale de Etats d’Afrique de l’Ouest) est enfin accepté / désigné comme premier ministre le 4 décembre 2005.
Formation du gouvernement : Après plus de trois semaines d’âpres discussions, Charles Konan Banny forme son gouvernement le 28 décembre 2005. Les tractations ont porté essentiellement sur les partages de postes, leur nombre et la compétence des personnalités choisies (les partis préférant leurs « cadres du Parti », Charles Konan Banny souhaitant des techniciens).
Au-delà des enjeux politiques, l’enjeu est économique, tant pour le financement des partis, que pour l’enrichissement personnel : les ivoiriens parlent de « ministère juteux » terme qui résume le véritable problème !
Le problème du Ministère des Finances : Celui-ci est de loin le plus « juteux » des ministères. Grande source de revenus, il revient, dans ce gouvernement, à la primature, échappant ainsi au FPI qui se trouve coupé d’une grande partie de ses approvisionnements. C’est un fait majeur pour comprendre la suite des événements.
L’Assemble Nationale : L’année 2004 a bien montré comment elle est utilisée comme outil de blocage des réformes par Laurent Gbagbo. Mais c’est aussi une manne financière. Les primes des députés sont d’un montant non négligeable, surtout dans une Côte d’Ivoire affaiblie, où nombreux sont ceux qui ont perdu leur emploi ou vu baisser leurs revenus à la suite des événements de novembre 2004. Le FPI y est largement majoritaire.
C’est un moyen important de reverser les prébendes aux militants : « Il partage, il distribue. Ca c’est le militant » fait déclarer le « le Patriote »quotidien proche de l’opposition RDR à un un mystérieux et anonyme « cadre du comité central [qui] interpelle Gbagbo » [Le Patriote 7/01/2006].
Le feu aux poudres :
Dans ces circonstances, se posait le problème du mandat des députés qui arrivait constitutionnellement à expiration le 16 décembre 2005. Comme pour le Président Gbagbo, se posait le problème de sa prolongation. La question est posée au Groupe de Travail International qui doit « consulter toutes les parties ivoiriennes pour que les institutions ivoiriennes fonctionnent normalement jusqu’à la tenue des élections », conformément à la résolution 1633 des Nations Unies.
Sa position est nette : elle prend note du fait que le mandat des députés a pris fin le 16 décembre 2005. : « 4. Conformément au paragraphe 11 de la Résolution 1633 du CSNU relatif à l’expiration du mandat de l’Assemblée nationale, le GTI a tenu des consultations approfondies avec les parties ivoiriennes sur le fonctionnement des institutions de l’Etat. Le GTI a tiré la conclusion que le mandat de l’Assemblée nationale, qui a expiré le 16 décembre 2005 n’a pas à être prolongé. » [Communiqué final - Réunion du GTI du 15 janvier 2006]
Au demeurant, ce communiqué ne fait que reprendre les termes de la résolution 1633.
La réaction est très violente, (les députés, le FPI, la « rue publique » des « jeunes patriotes ») mais on remarquera que les députés qui ont protesté se sont illustrés dans la revendication non pas de leur fonction, mais de leur statut : ils veulent bien ne plus avoir de pouvoir législatif, mais il tiennent à continuer être député… autrement dit, à toucher les primes. Les ivoiriens ne sont pas dupes d’où la faible mobilisation (3000 « patriotes » ont neutralisé le pays). Cette partie des négociations a été redoutable pour l’image de marque des députés vis-à-vis de la population.
Cette réaction prend des formes nouvelles par rapport aux précédentes émeutes. La « galaxie patriotique » de la mouvance présidentielle est toujours sur le devant de la scène, mais elle ne mobilise plus les foules de janvier 2003 ou de novembre 2004. Son pouvoir de nuisance est intact, et même concentré. Le thème de l’indépendance bafouée par la Communauté Internationale est repris, comme dans les cas précédent.
En revanche, on observe peu d’attaques physiques anti-française (largement faute de cibles), mais fait historique, ces attaques sont dirigées contre l’ONU et les casques bleus. Le siège de l’ONU est attaqué, au point que l’ONU est obligé d’évacuer son personnel. Ils s'attaquent à tous les symboles des Nations unies, ils pillent, saccagent et mettent le feu aux bureaux de certaines agences des Nations unies et d'organisations non gouvernementales telles que OCHA, le HCR et Save the Children. Cette attaque des ONG est aussi un phénomène nouveau.
Autre fait qui marque la différence avec les flambées de violence de 2003 et 2004 : cette fois, c’est dans toutes les villes de la zone sud que des mouvements sont observés (Daloa, Guiglo, Douékoué, San Pedro, Yamoussoukro). Dans l’Ouest, lors de l’attaque de la base des Nations Unies à Guiglo, il y a eu quatre morts dans les rangs des «patriotes ».
Partout le matériel de travail (ordinateurs, etc.) est pillé. Le matériel militaire a été abandonné sur place lorsque les casques bleus bangladais ont du évacuer leurs bases de Douékoué et Guiglo, et se replier dans la zone de confiance, protégés par les Forces de Défense et de Sécurité (FDS) ivoiriennes. [AFP 18/1/2006]. Les mêmes forces de sécurité que nombre d’observateurs ont vues appuyer ouvertement les milices sur le champ des opérations, par exemple, en leur ouvrant les portes de la RTI.
Les patriotes réclament le départ de l’ONU. Pascal Affi N'Guessan, le secrétaire général du FPI (le parti présidentiel) a été très clair sur ce point. Dans une déclaration, il a «exigé le départ du pays de toutes les forces onusiennes et de «Licorne», forces d'exploitation et d'asservissement de la Côte d'Ivoire». De même, sur les intentions d'Abidjan, il a appelé à «la mise en place d'un gouvernement de libération nationale regroupant toutes les forces patriotiques».
Ce qui serait la fin du gouvernement si péniblement mis en place par Charles Konan Banny.
Conséquences
Paris sort enfin du périlleux tête-à-tête avec Abidjan. Pour une fois, « Licorne », la force d’interposition française, n’est pas en première ligne.
En revanche, le discrédit est total pour les Nations Unies : une fois de plus elles brandissent des menaces qu’elles ne se pressent pas d’appliquer (depuis trois ans des sanctions sont régulièrement annoncées), il faudra attendre le 3 février 2006 pour que trois noms soient proposés, les sanctions tombant le 7 février 2006.
Mais les sanctionnés sont des « second commis » : les chefs des deux mouvements patriotiques Charles Blé Goudé et Eugène Djué, et pour faire équilibré, un chef de guerre du Nord, Fofié Kouakou le « com’zone » de Korhogo (responsable d’atteintes aux droits de l’homme). Il a fallu qu’on mette le feu à ses installations et qu’on mette ses soldats en déroute pour que l’ONU prenne des sanctions.
Et encore, sur des « valets », les responsables politiques ne sont pas effleurés. L’ONU a tout de même réussi à vaincre son dilemme : oser sanctionner malgré la crainte d’une reprise de la violence contre ses personnels et installations, pour ne pas montrer que la peur de ces dernières empêche toute efficacité.
Surtout, on assiste au discrédit total de l’ONUCI (Casques Bleus). Ils ont été attaqués et n’ont dû leur salut à l’ouest (Douékoué et Guiglo) qu’aux Forces Armées ivoiriennes qui les ont escortés jusqu’à Bangolo (en zone « de confiance » !) pour y être protégés par la Force Licorne). A Abidjan, ce sont les soldats français de la Force Licorne qui ont du intervenir par hélicoptère pour les « exfiltrer » de leur Quartier Général où ils étaient assiégés….
Discrédit d’autant plus fort que les casques bleus étaient déjà dénoncés comme « touristes » avant cette crise . Parlant d’eux, certains journaux les qualifient de « touristes armés ». Comble surréaliste : en février, les transferts de militaires libérés par la paix au Liberia sont effectués, non pas pour sécuriser les populations, mais pour sécuriser les agents de l’ONU.
Les conséquences politiques sont importantes : Les casques bleus devaient assurer la sécurité des ministres du « G7 » (groupe des 7 partis d’opposition). Les Forces Nouvelles refusent de faire confiance à des soldats incapables d’assurer leur propre sécurité ! Elles demandent donc le retour de leurs ministres dans la zone nord sous leur contrôle ou la possibilité d’assurer elles-mêmes leur sécurité, ce qui supposerait laisser entrer des ex-rebelles armés dans Abidjan ! Face à la montée de la violence, John Bolton, l'ambassadeur des Etats-Unis auprès des Nations unies, a déclaré au Conseil de Sécurité qu'il était possible que l'ONUCI « soit plus un problème qu'une solution à la crise ivoirienne » [Agence de presse des Nations Unies IRIN, 2 02/ 2006].
Les « Forces Nouvelles » trouvent dans ces événements, une excellente argumentation et une raison supplémentaire pour reculer les échéances du désarmement. C’est d’ailleurs ce qui est affiché à partir du 21 janvier sur leur site : « Désarmement unilatéral des Forces Nouvelles ? FPI quitte dans ça ! »). L’incapacité de l’ONUCI à assurer sa fonction, ajoutée au soutien ouvert des Forces de Sécurité ivoiriennes aux patriotes n’est en effet pas fait pour les rassurer.
Cependant la communauté internationale a réaffirmé son soutien à Konan Banny dont le pouvoir peut paraître renforcé de ce fait.
La « galaxie patriotique » a montré qu’elle mobilisait peu de monde (environ 3000 patriotes –contre plusieurs centaines de milliers en novembre 2004- ce faible effectif a cependant réussi à mettre en déroute les 7000 casques bleus de l’ONU…).
Manifestement il y a des fissures au sein de la « galaxie patriotique », en particulier entre les partisans de Blé Goudé et ceux d’Eugène Djué qui ont déjà protesté contre le fait qu’ils étaient moins bien considérés (entendre : payés…) que ceux de Blé Goudé. Ce sont ceux-là qui ont tardé à « libérer la rue » le 19 janvier 2006. Il ne faut pas oublier que les « barrages » étaient aussi des opportunités de racket….
Les troubles ne pouvaient durer trop longtemps : les forces armées qui prélèvent aussi leur prébende sur la population ne pouvaient pas laisser trop longtemps les civils « patriotes » les remplacer aux barrages qui leur font concurrence : « Les forces de l’ordre [sont] de retour pour racketter » [Le Front No: 1118, 21 Janvier 2006].
Le facteur financier est essentiel pour comprendre les tensions à l’intérieur des groupes. En particulier au sein même de l’armée ou de la galaxie patriotique. C’est donc un élément important pour décrypter la crise. Jouer sur les fissures de l’autre est en effet aussi une composante de la lutte entre « G7 » (rassemblement des Houphouétistes, opposition) et FPI de Laurent Gbagbo. Couper le FPI de ses ressources, par le biais de la redistribution des ministères était un des éléments de la stratégie permettant de l’obliger à négocier pour aller vers la paix.
Conclusion
Nous sommes loin du bout du tunnel. Parfois même on serait tenté de se demander s’il n’est pas circulaire… Les sanctions que l’ONU s’est enfin décidée à appliquer (blocage de comptes, interdiction de voyager) n’ont touché que des figures intermédiaires, sans atteindre ni ceux qui tirent le plus gros profit de la crise, ni ceux qui l’alimentent.
Les « patriotes » touchés ont transformé la sanction en adoubement (grande cérémonie à la gloire des héros), leurs investissements fructueux en Côte d’Ivoire (cyber-cafés, stations service, acquisition de biens immobiliers) ne sont pas atteints, et ils continuent de recevoir des prébendes du milieu présidentiel qui lui, n’est pas touché par les sanctions.
Tous ceux qui ont le pouvoir de faire évoluer la situation vers la paix, ont intérêt à ce que cette crise continue car non seulement la crise est lucrative mais elle est valorisante. Et ce, aussi bien du côté du pouvoir en place, que de celui de l’opposition et de la rébellion.
On peut raisonnablement se dire qu’une baisse considérable des revenus liés à la crise ferait perdre à celle-ci une grande part de son intérêt, surtout si cette baisse était assortie d’une promesse de comparution devant le Tribunal Pénal International qui rendrait la « retraite » inconfortable. Mais il faudrait alors sanctionner tous les responsables. Des deux côtés. Et donc affronter le risque d’une autre flambée de violence anti-ONU, d’autant plus difficile à envisager que joue la solidarité entre chefs d’État.
*Yveline Dévérin est Maître de conférences de géographie a l'Université de Toulouse-le-Mirail GRESOC-UTM SEDET-Paris VII.
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* Cet article a d’abord paru dans l’édition anglaise de Pambazuka News numéro 253. Voir :
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