Ancien Premier ministre du Sénégal, Abdoul Mbaye était directeur de banque au moment où Hissène Habré a trouvé refuge au Sénégal après fuit le Tchad en 1990, débarquant à Dakar avec d’importantes sommes d’argents. Sa banque avait accueilli ces fonds et son nom est souvent cité en rapport avec l’affaire Habré. M. Mbaye s’en défend et l’une des dernières sorties, à propos du procès attendu de l’ancien président tchadien, lui vaut cette réponse d’une des victimes du régime de Habré.
N’Djaména, le 5 novembre 2014
Monsieur le Premier ministre,
Je ne prends pas souvent la plume. Je ne m’interpose pas dans la politique d’un pays étranger. Essayer de changer mon pays me suffit. Mais compte tenu des derniers développements de l’affaire Habré au Sénégal et de la désinformation qui circule, je ne peux m’empêcher, moi Tchadien engagé pour la démocratie, de rappeler certains faits et événements qui nous poussent, nous survivants du régime de Hissène Habré, à mener une campagne pour obtenir le procès de notre principal bourreau.
En 1990, j’ai été victime d’une vague d’arrestations perpétrée par le régime Habré. Sa police politique, la Direction de la documentation et de la sécurité (Dds), avait eu vent de notre dissidence sans précédent sous ce régime dictatorial. Avec des camarades, nous écrivions, imprimions et distribuions des tracts dénonçant le caractère brutal et anti-démocratique du régime. Nous laissions clandestinement ces opuscules dans des taxis, des minibus, des lycées, des universités, des ambassades. Habré en devenait fou. Selon les documents de la Dds qui ont été récupérés, Habré nous suivait de près et nous avons tous été découverts, arrêtés, torturés.
Dans une lettre du 22 septembre 1990 adressée à mon employeur, l’Union nationale des syndicats du Tchad, le directeur de la Dds écrit que mon arrestation est motivée par des actes que j’ai « sciemment orchestrés » portant « atteinte à la sécurité de l’Etat ». Pour quelques tracts distribués, j’ai été torturé à l’arbatatchar : mes deux bras ont été ligotés derrière mon dos et attachés à mes pieds. L’un de mes camarades résistant a dû ingurgiter de l’eau pendant des jours. Ses enfants ont été tués par les agents de la Dds lors de son arrestation. D’autres ne sont jamais sortis de prison et leur cadavre pourrissait lentement dans leur cellule. J’ai eu de la chance, j’ai survécu jusqu’au 1er décembre 1990, date de la fin du régime. Je n’ai passé « que » quatre mois en détention, dans la prison souterraine de la Piscine, véritable machine à tuer. Je pesais 75 kg avant d’être arrêté. A ma sortie, je n’en pesais plus que 45. Je ne pouvais plus marcher.
Cette horreur, je l’ai racontée en juillet 2013 quand je suis venu porter plainte à Dakar avec mes avocats devant les Chambres africaines extraordinaires. Cette bataille pour la justice, je suis déterminé à la mener pour que mes enfants ne subissent pas les mêmes atrocités, pour que le Tchad et l’Afrique puissent refermer leurs plaies. À ceux qui se plaisent à dire que Habré n’était pas le seul responsable et que d’autres ont participé à la répression, je réponds que notre objectif, à nous survivants réunis en association, est le jugement de Habré car il était l’homme le plus fort du Tchad, le maître régnant, celui qui avait un pouvoir de vie ou de mort sur n’importe quel citoyen.
Au moins trois de mes camarades de « l’affaire des tracts » ont été torturés par des agents de la DDS qui recevaient des ordres directs du président par talkie-walkie. « Oui Monsieur le Président », pouvaient-ils naïvement dire avant de nous frapper ou de nous attacher les bras. Des fiches envoyées directement par ses agents au président rendant compte de nos interpellations ont même été retrouvées. Des histoires comme la mienne, il y en a eu des milliers. Beaucoup ont été racontées dans des milliers de témoignages et archives de la Dds. Grâce à ces preuves, les crimes commis par le régime de Habré sont parmi les mieux documentés en Afrique.
Certes Hissène Habré n’est pas le seul responsable des 40 000 morts estimés par la Commission nationale d’enquête, mais c’est lui qui contrôlait directement la Dds et les autres services répressifs et qui porte la plus lourde responsabilité. D’autres chefs d’Etat n’ont-ils pas été jugés seuls à la barre ? Regardez les procès de Charles Taylor, Laurent Gbagbo, Slobodan Milosevic, Fujimori, voyez-vous leurs complices, leurs chefs d’Etat-major, leurs ministres être jugés avec eux ? Non, la responsabilité pénale est individuelle.
Les détracteurs de notre lutte chercheront toujours à dévier la responsabilité sur l’actuel président du Tchad, Idriss Déby Itno. C’est qu’ils n’ont aucun égard pour notre pays et notre lutte. Croient-ils que s’efforcer de poursuivre en justice un ancien dictateur n’est pas déjà difficile et dangereux ? Croient-ils que s’attaquer à un chef d’Etat en exercice n’est pas suicidaire pour notre cause ? L’opinion sénégalaise ne peut être dupe : le procès de Hissène Habré est un signal d’alarme pour tous les potentats actuellement au pouvoir. Il participe à la démocratisation du Tchad, idéal auquel je suis particulièrement attaché. En tant que vice-président de l’Union des syndicats du Tchad, j’ai été l’un des instigateurs en 2012 d’une pétition protestant contre la cherté de la vie, la paupérisation de la population et la corruption des autorités. A cause de cette pétition, j’ai été arrêté par le régime actuel et ai été maintenu en détention. Est-ce que je regrette ce type d’action ? Non. Distribuer des tracts, lancer des pétitions, lutter pour le procès d’un ancien dictateur, toutes ces activités ont les mêmes finalités : la réconciliation de mon peuple, la démocratisation de mon pays.
Monsieur le Premier ministre, j’ai récemment lu avec étonnement vos déclarations. Ne partagez-vous pas nos idéaux de justice et de démocratie ? N’avez-vous pas confiance en la justice de votre pays pour organiser un procès juste et équitable ? Etes-vous en train de vous rabaisser à défendre vos intérêts personnels parce que vous étiez le banquier de Hissène Habré quand il est arrivé au Sénégal avec tout ce qui restait du Trésor national de mon pays ? L’Etat sénégalais, lui, sortira grandit de ce procès qui l’honore : déjà 141 ONG africaines soutiennent le Sénégal et l’Union africaine pour leurs action en faveur de la justice. Monsieur le Premier ministre, sachez que nous, Tchadiens, regardons votre système démocratique avec envie, mais resterons toujours vigilants tant que le mandat de l’Union africaine qui vous a été donné pour juger Hissène Habré n’aura pas été exécuté.
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** Younous Mahadjir, radiologue à l’Hôpital Central de N’Djaména, et vice-président de l’Union des syndicats du Tchad, a été l’un des premiers survivants à porter plainte contre Hissène Habré
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