Biko : Les grandes luttes d’une grande âme

Trente-cinq ans après sa mort le 12 septembre 1977, l’héritage de Steve Biko persiste. Dans son discours, le célèbre romancier Ben Okri considère la signification la vie et des écrits de Biko pour l’Afrique. Il conclut qu’il y a trois Afrique : celle que l’on voit tous les jours, celle à propos de laquelle on écrit et l’Afrique vraiment magique que nous ne voyons pas se déployer tout au long des difficultés de notre époque. L’intégrale de la transcription est disponible ici et on peut écouter le podcast ici.

Tout au long des années 1950 et ‘60’ on pouvait entendre ce que Lord Byron avait nommé "les premières danses de la liberté". Peu de temps plus tard, on a entendu les cris qui disaient l’échec alors que les guerres civiles, le tribalisme, les coups d’Etat et la corruption descendaient sur les récentes danses de la liberté. Puis est venue la longue décennie d’animosité, qui était une belle fête de jubilation malveillante de la part des observateurs occidentaux qui se léchaient les babines. La population émergeait d’un monde africain vers un monde dont la réalité avait été forgée par les Européens en deux ou trois générations. Et personne ne s’étonne qu’il y ait une certaine confusion. Les gens sont entrés dans une arène où d’autres, au cours de centaines d’année, s’étaient constitués en Etat/nation et personne ne s’étonne que les formules aient d’abord été inadéquates. Le fait est que nous avons peut-être perdu le contrôle de notre propre perception. Nous avons peut-être perdu le contrôle de comment nous nous voyons nous-mêmes dans le monde moderne. Nous nous voyons nous-mêmes et nous nous mesurons à l’aune d’étalons de mesure extérieurs.

Nous ne nous jouons pas nos jeux. Nous ne choisissons pas nos valeurs. Plus sérieusement, l’émergence de la réalité africaine pour entrer dans la réalité moderne a eu un effet principal : le temps s’est accéléré. Nous devons accomplir en dix ans, ce que les Européens ont mis 2000 ans à accomplir. L’Afrique doit comprendre dans un temps court l’équivalent de la conquête romaine, des envahisseurs Vikings, des épidémies de peste, de la Guerre Civile, de la Révolution industrielle avec ses sombres moulins sataniques, le capitalisme, la loi sur la pauvreté, l’union des quatre nations en guerre et l’infâme butin du colonialisme. Tout cela en une petite poignée de décennies.

Pourtant il y a une autre façon de lire l’histoire africaine. On peut dire que les nations africaines ont émergé de la longue réalité de leur individualité dans une autre époque, et sont impliquées dans un ajustement historique complexe. Nous devons définir l’histoire plus précisément. L’histoire des peuples africains, des Bantous, des Zoulous et des Yoruba, pour donner un petit exemple, est longue, unique et doit écrite et étudiée. L’histoire n’est pas celle de l’impact du monde occidental sur le monde africain. Ceci n’est qu’une petite partie de notre histoire.

L’histoire n’est pas objective. La signification de l’histoire continue à se révéler au cours du temps. Comme un texte aux sens innombrables, l’histoire offre de nouvelles significations selon le regard qui se porte sur elle et la pression de l’époque. L’histoire peut être mémoire, l’histoire peut être vengeance, l’histoire peut être rédemption. Quelle qu’elle puisse être, il est trop tôt pour extrapoler notre histoire récente. Ceux qui écrivent l’histoire en grande hâte et s’adonnent à des jugements intempestifs, trouveront que le cours des évènements change la signification des faits sur la base desquels ils ont émis leurs jugements. Le temps efface les plis. L’historien qui passerait un jugement rapide sur les Etats-Unis d’Amérique au milieu de sa guerre civile apocalyptique, aurait l’air ridicule au vu du devenir de cette nation.

L’histoire peut être un fait, l’histoire peut être un rêve, l’histoire peut être une révélation. L’important n’est pas ce qu’elle est. L’important c’est ce qu’on en fait, la vision qu’on en a. Et avec énergie vous marchez vers cette vision. Nous avons besoin d’une nouvelle conscience. L’histoire réagit toujours à une nouvelle conscience.

Dois-je continuer ? J’essaie juste de m’assurer que je ne me parle pas à moi-même. On dit que plus est grande l’erreur et plus est grande la leçon que l’on peut en tirer. L’Afrique a sûrement commis suffisamment d’erreurs pour que nous puissions en tirer les leçons. Entre autres choses, nous sommes riches en erreurs ! Certaines nations ont commis des erreurs au cours de plusieurs millénaires, nous avons commis les nôtres en quelques décennies. Nous avons commis suffisamment d’erreurs pour devenir des nations de génies si nous avions cette tendance. C’est peut-être la raison pour laquelle il y un début de conscience nouvelle, un remous de succès national qui, tout doucement, s’infiltre dans tout le continent.

Mais quelles sont quelques-unes de ces erreurs ? Le glissement vers la dictature et la tyrannie, la corruption qui devient un élément "naturel" du tissu national, la déperdition des ressources naturelles par la classe dirigeante, l’érosion des libertés civiles, ne pas comprendre que les nations peuvent mourir comme les compagnies, les commerces et les individus. Nul n’est besoin de me dire que si Biko était en vie aujourd’hui, son cri pour l’Afrique serait pour qu’on fasse le ménage. Il serait consterné devant les guerres civiles, l’échec à nourrir et à éduquer la population, la cupidité des fonctionnaires des gouvernements et l’échec général à réaliser les promesses de la grande lutte pour la libération. Il serait plus dur avec nous que nos critiques parce qu’il attendrait de nous les standards les plus élevé de vie nationale.

Je n’interprète la Conscience Noire pas seulement en relation avec l’histoire de l’oppression. Je l’interprète aussi comme une injonction à réaliser les plus hautes compétences des peuples. La Conscience Noire ne signifie rien si elle ne signifie pas aussi le plus bel épanouissement de notre réalité. Pour moi la Conscience Noire signifie égalité, liberté, communauté, la transformation à partir de la base mais aussi excellence, humanité, prévision, sagesse et la transcendance de nos faiblesses et de nos défauts. Hors du contexte spécifique de l’Apartheid, le cœur de la Conscience Noire ne paraît pas être un message particulièrement polarisant. Plutôt c’est un appel au réveil de l’Esprit, un appel comme les ancêtres ont pu en lancer. Partout où un peuple est opprimé, il doit d’abord se souvenir qui il est. Mais une fois la libération réussie, il doit se souvenir de qui il veut être.

Au cœur de la Conscience Noire, il y a le message du "devenir". Son but n’est pas limité. Il parle d’un cheminement continu de découverte de soi et de réalisation de soi. Ceci peut être aussi extensif que l’esprit qui l’interprète. Il ne peut y avoir de fin à la réalisation de soi. Chaque jour nous découvrons davantage qui nous pouvons être. C’est ce que me dit la Conscience Noire : deviens qui tu es et aussi, deviens ce que tu peux véritablement être. C’est un appel à la grandeur. En fait c’est une injonction au leadership. Elle dit en effet, que les nations noires, en raison de leur histoire et de tout ce qu’elles ont appris, pourraient montrer au monde une meilleure façon d’être humain. fin.

Il y a trois espèces de dirigeants. Il y a ceux qui font, ceux qui apportent des changements significatifs, ceux qui amènent de vrais changements. Et ceux qui galvaudent les occasions de leur temps. Le défi de notre temps a toujours été le défi du leadership. Ce n’est pas le seul défi mais c’est le plus symbolique. La Conscience Noire est une injonction au dirigeant, parce que les peuples ne peuvent être qu’aussi libres que leurs dirigeants. Dans ce sens la Conscience Noire dit que pour se libérer dans son esprit et sa conscience, il faut être son propre dirigeant. Ainsi chacun porte le fardeau du leadership. Au point que les dirigeants reflètent le peuple que vous êtes.

Auparavant le leadership était considéré comme un fait indépendant de la responsabilité. Nous avions tendance à blâmer nos dirigeants pour nos échecs. La micro responsabilité de la Conscience Noire implique que nous devrions nous blâmer ou nous louanger nous-mêmes pour le compte de nos dirigeants parce qu’ils sont ce qu’ils sont ce que nous leur avons permis de devenir. Pour moi la Conscience Noire suggère que les gens prennent la responsabilité de leur vie, de leur société, de leur destinée. Ceci n’est pas une lecture textuelle, mais bien intuitive de la Conscience Noire. Je ne me fais pas l’avocat d’agitation civile mais je dis que les gens sont complices de la façon dont leur société est gérée, de la tournure que prend leur histoire. Les gens ne peuvent pas rester passifs devant la chose la plus importante qui les affecte qui consiste à conduire leur propre vie.

Dans ce sens il y a une micro et une macro dimension à la Conscience Noire, mais en son cœur il y a la libération de la conscience en tout temps et dans toutes les circonstances historiques, la conscience et l’esprit des gens. Après tout, il n’est pas possible pour les gens de quitter leur oppression et s’endormir juste après leur libération. Une vigilance continue est le fardeau de la Conscience Noire, une vigilance continue est sa responsabilité. Plus que cela, un raffinement plus achevé des possibilités des gens, une atteinte toujours plus élevée de son potentiel et de sa réalisation doit être son but.

Le renouveau du peuple d’un continent est une affaire miraculeuse. Cela se produit lorsqu’une nouvelle grande idée prend racine dans les gens, lorsqu’ils se représentent non comme ils étaient mais comme ils peuvent être. Une vision de soi renouvelée. Sa source est une vision puissante et enchantée. Elle circule grâce à l’inspiration et un exemple soutenu. Dans les courants souterrains de notre esprit, l’idée circule que nous pouvons avoir de bonnes maisons, de bonnes routes, une bonne scolarisation, du travail satisfaisant. L’idée passe dans les courants souterrains de nos esprits que nous pouvons nous tenir droit et être utile sous le soleil. L’idée avance que personne ne doit mourir de faim et que chacun peut avoir accès aux services de santé. L’idée progresse que nous pouvons remettre en cause nombre de nos croyances. Nous pouvons faire usage de la raison pour examiner les coutumes héritées et nous pouvons transfigurer les superstitions. L’idée peut avancer pour dire que nous pouvons transcender notre tribalisme sans perdre nos racines, que nous pouvons transcender notre religion sans perdre la foi.
L’idée peut encore avancer que nous pouvons transcender notre race sans perdre notre singularité et que nous pouvons transcender notre passé sans perdre notre identité. Et l’idée arrive que nous ne pouvons regarder que vers l’avant ce qui a été fait de nombreuses fois dans l’histoire, dans le monde entier et a maintenant lieu tout doucement en Asie et au Brésil, l’idée que nous pouvons remodeler nos sociétés selon les désirs chers à notre cœur. L’idée s’incruste que maintenant est le moment de montrer la véritable grandeur de votre libération. Maintenant est venu le moment de créer une société à la dimension des idéaux pour lesquels les gens ont lutté et pour lesquels tant sont morts. Que le feu de votre histoire est un feu de purification, qui du sang des martyrs fait une nouvelle civilisation.

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** Ben Okri est un poète et romancier nigérian.

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