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Les accords commerciaux ne sont jamais faciles à comprendre. Ils sont caractérisés par un jargon complexe et une analyse économique détaillée qui est loin d’être l’apanage du grand public. Les négociations actuelles portant sur les Accords de Partenariat Économique (APE) entre un groupe d’États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique et l’Union Européenne (UE) n’échappent pas à la règle. Quelle est toutefois la nature de ces négociations et des accords qui en découleront éventuellement ? Qu’en est-il des relations entre l’Afrique et l’Union Européenne ? Et quel impact ces accords commerciaux auront-t-ils sur le tissu socio-économique de nos sociétés ? Suite à notre numéro spécial sur les APE en juillet, nous avons décidé de faire une série d’articles sur la question, en commençant par le présent numéro, et ce jusqu’à la fin de l’année. Dans le premier article, Stephen Hurt analyse les relations de pouvoirs entre les pays ACP et l’Europe au sujet du commerce international et le tournant décisif qu’elles sont en train de prendre. En effet, pour comprendre les clauses actuelles des APE, il faut creuser dans l’histoire des relations entre ces groupes, en mettant l’accent surtout sur les ambitions de l’UE des années 1970 à nos jours.

L’Union Européenne (UE) est un partenaire commercial majeur de l’Afrique sub-saharienne. Les pro aussi bien que les anti-Accords de Partenariat Economique (APE) tendent à s’accorder sur l’éventuel impact des négociations actuelles sur les perspectives de développement de beaucoup de pays africains. L’importance particulière des APE, qui font partie de l’Accord de Cotonou entre l’UE et les Africains, les États des Caraïbes et du Pacifique, réside dans le fait qu’ils symbolisent le retour à la non-réciprocité dans les relations commerciales. Elles peuvent donc être perçues comme un changement substantiel dans la politique de développement de l’UE. La mise en exergue du commerce, associée à la baisse relative de l’aide de l’UE destinée à l’Afrique, est à l’opposé de l’approche adoptée à l’orée de leurs relations. L’accent était alors largement mis sur l’aide plutôt que sur le commerce. Pour comprendre de quoi est née la situation actuelle, il est nécessaire de mettre les APE dans leur contexte historique. En faisant cela, il devient clair que des précédents ont été créés dans le passé. En plus, la position actuelle de l’UE concernant ses relations avec l’Afrique semble trouver ses racines dans les années 80.

Pour comprendre les dynamiques qui ont accompagné le développement historique des relations EU–Afrique, il est important de prendre en compte le contexte international des relations Nord-Sud. Comme je vais essayer de le démontrer dans cet article, ce sont les développements matériels et d’idées dans ce contexte structurel même qui conditionnent les décisions politiques qui sont prises par les élites gouvernementales et bureaucratiques aussi bien dans l’UE que dans les États Africains.

La décolonisation et les Conventions de Yaoundé

Les relations UE-Afrique sont formalisées à la création de cette organisation en 1957. Sur l’insistance de la France, le Traité de Rome comporte des articles relatifs à l’association de colonies Africaines. Ainsi, pour ce qui est des dispositions concernant le commerce et l’aide au développement, il y a un accord spécial entre l’UE et l’Afrique qui existe depuis presque cinq décennies. L’accord donne aux États membres et leurs colonies un accès préférentiel à différents marchés. C'est-à-dire que les États membres de l’UE bénéficient de termes préférentiels envers les États associés (Africains) et vice versa, par rapport à des États tiers. Ces débuts assez modestes sont à l’origine de la longue coopération entre l’UE, l’Afrique et les pays en développement en général. Comme le soutient Holland : « les liens historiques, plutôt que les besoins, ont été le critère de détermination des relations entre l’UE et l’Afrique en termes de commerce préférentiel et d’aide (2002 :27).

Après l’indépendance de plusieurs États Africains dans les années 60, les relations UE-Afrique sont réorganisées par le biais des Conventions de Yaoundé de 1963 et 1969. Ces dernières, d’une certaine manière, reconnaissent l’indépendance politique des États associés ; des institutions communes voient le jour, y compris un Conseil d’Association et une Conférence Parlementaire. Cependant, comme le suggère Koutrakou, la vraie motivation derrière cette relation est la présence d’intérêts économiques en Afrique pour États membres de l’UE. Cet intérêt personnel de l’Europe est reflété par le fait que l’accès préférentiel au commerce est réciproque.

Lomé I

Vers le début des années 70, l’Afrique francophone voit déjà sa domination dans les relations entre l’UE et le continent s’amenuiser considérablement. En 1971, l’UE introduit son Système Généralisé des Préférences (SGP), qui réduit ses tarifs externes dans toutes ses relations commerciales avec les pays en voie de développement. Cela contribue à l’érosion des relatifs avantages commerciaux dont les signataires de la Convention de Yaoundé jouissaient jusque-là. Cependant, le développement le plus significatif durant cette période, et qui découle sur une réévaluation des relations avec l’UE, est la confirmation du Royaume Uni comme membre de l’UE en 1973. Les membres du Commonwealth, qui étaient dans une phase de développement similaire à celle des 18 États de l’accord de Yaoundé, se sont unis pour former le groupe Afrique, Caraïbes, Pacifique (ACP).

L’idée de négocier un nouvel accord avec un groupe élargi de pays en développement est l’initiative de la Commission Européenne. Les négociations commencent en juillet 1973 et font naître la Convention de Lomé. Malgré la relative hétérogénéité des pays ACP, ils s’entendent unanimement durant ces négociations (Holland 2002 : 33). L’unité des pays ACP est davantage renforcée avec le contexte mondial du début des années 70. Le système de Bretton Woods s’effondre et les États du Tiers Monde affirment de manière de plus en plus directe leur désir d’améliorer leur position dans l’économie mondiale. Ces développements résultent sur l’appel, notamment au sein de l’Assemblée Générale des Nations Unies, à la création d’un Nouvel Ordre Économique International (NOEI). Par conséquent, les pays ACP adoptent une stratégie de négociation avec l’UE sur la base de ce même NOEI.

Quoique l’accord final de Lomé I reflète certaines de ces influences, les concessions faites aux pays ACP sont articulées de plusieurs manières. Par exemple, les clauses commerciales sont basées non pas sur la réciprocité, mais sur l’accès préférentiel, uniquement pour les pays ACP exportant vers l’UE. Cet accès au marché de l’UE est toutefois limité à l’exportation de produits agricoles, un des secteurs économiques clé de bon nombre de pays Africains, par la non-inclusion des produits couverts sous la Politique Agricole Commune (PAC) de l’UE. Ceci demeure une question problématique, trente ans après. En outre, des règles d’origine strictes et une clause de sauvegarde permettent à l’UE d’exercer un certain degré de contrôle sur les questions relatives au commerce.

De Lomé à Cotonou

Avec du recul maintenant, on peut voir en Lomé I le paroxysme de la volonté de l’UE de satisfaire aux exigences des gouvernements Africains. En réalité, selon Hurt, « l’histoire de la coopération Européenne pour le développement à partir de ce moment-là est le début d’une détérioration marquée de ces concessions limitées et l’adoption progressive de la pensée néo-libérale » (2004 :158). Ce processus en fin de compte mène à l’Accord de Cotonou de juin 2000 entre l’UE et les pays ACP.

Les pays ACP ne font pas de progrès substantiel durant les années 80 au cours des deux renégociations de la Convention de Lomé. Cependant, l’influence croissante de la pensée libérale doublée de la crise de la dette du Tiers Monde change profondément le contexte des relations UE-Afrique. Ces mutations sont reflétées par l’introduction des ajustements structurels lors des accords de Lomé IV, signés en 1989. L’UE a dès lors une approche très similaire aux politiques mises en œuvre par le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale. En développant cette politique d’ajustement structurel, l’UE semble laisser entendre que son approche est plus pragmatique que celle adoptée par lesdites institutions financières internationales. Selon l’organisation européenne toujours, cette approche s’assumerait devant l’impact qu’elle aura sur les couches les plus vulnérables de la population des pays concernés. Cette thèse a été contestée par bon nombre d’experts (voir Brown 2002 et Parfitt 1996).

La genèse de l’Accord de Cotonou commence en 1992 avec la publication par la Commission Européenne d’un document dénommé « Horizon 2000 ». Ce dernier prône l’accentuation des conditions relatives à l’aide au développement ainsi qu’une modification de la politique commerciale de l’UE en faveur d’une libéralisation du commerce multilatéral et au détriment des régimes préférentiels. Ces inquiétudes sont en partie abordées dans la révision à mi-terme de Lomé IV, mais les difficultés à travailler dans les limites d’application des clauses existantes rendent toute modification substantielle du pilier commercial quasi irréalisable. Ce qui a sans doute poussé la Commission Européenne à publier un Livre Vert en 1996, dans lequel les relations UE-ACP sont évaluées dans leur totalité et les raisons de leur restructuration énoncées (European Commission 1996). On a soutenu que la création de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) et les pressions qui l’ont accompagnée, notamment la libéralisation du commerce multilatéral, ont mis en désuétude les régimes préférentiels de l’Europe envers les pays ACP. L’efficacité des préférences commerciales non-réciproques est aussi remise en question en raison de la baisse constante des exportations en provenance des pays ACP par rapport à la proportion totale des exportations vers l’UE. Les thèses mentionnées ci-dessus sont des opinions que la majorité des élites africaines a acceptées. Ce qui est par ailleurs le reflet du consensus grandissant autour de la pensée néo-libérale.

Quelles sont les principales causes de l’abandon de la Convention de Lomé en faveur de l’Accord de Cotonou ? Durant les années 90, des changements significatifs arrivent et ont un impact sur la nature des relations UE-Afrique, aussi bien sur le plan géopolitique que dans économique, au niveau mondial. La fin de la Guerre Froide apporte d’importants changements dans la politique étrangère de l’UE, notamment en ce qui concerne les priorités de l’organisation. Son programme d’expansion vers les pays d’Europe Central et de l’Est, en particulier, a favorisé une direction des intérêts commerciaux et des fonds d’aides. Par conséquent, il y a eu une assez forte baisse en proportion de l’aide de l’UE aux pays ACP. En 1989, le groupe ACP reçoit 63,5 pour cent de l’aide totale de l’UE, mais cette proportion se voit réduite à 29,1 pour cent avant 1998 (ECDMP 2001).

Dans l’économie mondiale, le néolibéralisme est, depuis le début des années 80 au moins, une idée qui continue à gagner du terrain. Ceci est d’autant plus significatif que quand les idées sont à la base d’une telle position, les débats sur la politique à adopter sont souvent déterminés d’office. L’influence de l’hégémonie de la pensée néo-libérale sur le développement est très présente dans l’assertion de l’UE selon laquelle il faut conformer l’Accord de Cotonou et les négociations sur les APE aux règles internationales sur le libre-échange suivant le règlement de l’OMC. Cette position néglige toutefois le fait manifeste que les règles de l’OMC ne sont ni « fixes » ni « immuables », mais sont plutôt mues par une certaine « volonté politique » (Hurt 2003 : 174). Si la politique étrangère de l’UE était vraiment axée sur le développement, elle aurait cherché à réformer ces mêmes règles qui sous-tendent le système de commerce multilatéral, qui, selon elle limiterait ses options.

Les actions de l’UE relatives au développement des relations commerciales réciproques avec l’Afrique ont créé un précédant notable. Dès la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, l’UE entame des négociations avec le nouveau gouvernement dirigé par le Congrès National Africain (ANC), pour signer en octobre 1999 un accord bilatéral dénommé Accord sur le commerce, le développement et la coopération (ACDC), après quatre ans de négociations. Le pilier commercial de cet accord est la création de la Zone Libre Échange (ZLE) entre l’UE et l’Afrique du Sud. Bien que cet accord commercial comporte une clause relative à un calendrier asymétrique de libéralisation, auquel les deux parties souscrivent, « toute » transaction commerciale, d’ici 2012, devrait être exempte de droits de douane. Au tout début des négociations, les Sud-africains demandent à devenir membre de la Convention de Lomé. Ce que l’UE repousse en arguant du fait que l’Afrique du Sud est assez développée par rapport aux autres pays ACP pour supporter les coûts d’ajustement de la libéralisation commerciale réciproque (Hurt 2000 72-73). Ce qui est sans doute le résultat d’une évaluation contestable de la situation de l’Afrique du Sud. En outre, avec un regard en arrière, il est donné de voir que les relations commerciales réciproques, autrefois exclusivement accordées à l’Afrique du Sud, sont depuis devenues applicables au reste des pays africains.

Conclusions

Le groupe des pays ACP a occupé une place primordiale dans la politique étrangère de l’UE envers les pays en voie développement. La relative unité et la force de négociation de ce groupe se heurtent aux négociations actuelles sur les APE au niveau régional. Comme je l’ai démontré tout au long de cet article, ceci n’est qu’une des nombreuses différences majeures par rapport à la période des années 70, qui a vu l’avènement des négociations de Lomé I. La « normalisation » des relations de l’UE avec l’Afrique, contenue dans l’Accord de Cotonou, ne reflète en réalité que « les vœux de longues dates de l’UE qui date du début des années 70 et des négociations qui ont précédé Lomé I » (Hurt 2004 : 170). Il y a une grande différence entre l’instabilité de l’économie mondiale associée à la relative force de négociation des pays Africains d’il y a trente ans, et la prépondérance ces dernières années de la pensée néo-libérale sur le développement suivant les règles de l’OMC. Ce changement a permis à l’UE d’abandonner le commerce préférentiel en faveur de la négociation sur les APE, sur lesquels les pays africains statuent présentement.

Le terme UE est utilisé tout au long de cet article pour représenter l’Union Européenne et l’organisation, avant le Traité Maastricht.

Stephen Hurt est un Chargé de Cours en Relations Internationales à l’Université d’Oxford Brookes, au Royaume Uni. ([email protected])

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