Frantz Fanon : Un militant anticolonialiste engagé au service des peuples
Le 6 décembre dernier, le cinquantenaire de la disparition de Fanon était célébré pour magnifier l’engagement militant de l’homme, mais surtout montrer combien son œuvre littéraire, soubassement se son action politique, est demeurée actuelle. Alla Kane conforte cette actualité de la pensée d'un homme qui disait justement : « Une société qui accule ses membres à des solutions de désespoir est une société non viable, une société à remplacer. »
20 juillet 1925-6 décembre 1961 ; 36 ans. Une vie très courte mais immensément bien remplie. Officiellement Frantz Fanon a consacré 5 ans à la cause de la lutte armée de l’avant-garde du peuple algérien qu’était le Front de Libération National de l’Algérie (FLN). En réalité il en a consacré beaucoup plus. Car déjà bien avant l’officialisation de son engagement, il abritait et cachait des éléments du FLN, formait des infirmiers pour le maquis et fournissait des locaux pour des rencontres secrètes. Il servait également d’agent de liaison en transmettant informations, armes et autres matériels.
Jusqu’à la fin de sa vie il a fait preuve d’un engagement total et sans faille pour la cause de la lutte armée du peuple algérien pour son indépendance nationale. Aussi bien au plan pratique qu’au plan théorique. Il réfléchissait sur tout et se préoccupait constamment de tout ce qui pouvait avoir un impact sur les objectifs stratégiques du mouvement d’ensemble qui se confondait désormais avec sa propre vie.
Les raisons de cet engagement profond, il les donne lui-même en ces termes dans une lettre envoyée un mois avant sa mort, à l’un de ses amis, Roger Taib : « Nous ne sommes rien sur terre, si nous ne sommes pas d’abord l’esclave d’une cause, celle des peuples et celle de la justice et de la liberté. Je voudrais que vous sachiez que lorsque les médecins m’ont condamné, j’ai encore pensé, quoique dans le brouillard, au peuple algérien, aux peuples du Tiers monde, et si j’ai tenu le coup c’est grâce à vous. »
Il est encore plus explicite dans sa lettre de démission de son poste de médecin-chef de l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville adressée au ministre résident, Gouverneur général de l’Algérie en 1956. Il y tient, entre autres, ces propos : « Pendant près de trois ans je me suis mis totalement au service de ce pays et des hommes qui l’habitent. Je n’ai ménagé ni mes efforts ni mon enthousiasme.»
« Mais que sont l’enthousiasme et le souci de l’homme si journellement la réalité est tissée de mensonges, de lâchetés, de mépris de l’homme ? »
« J’ai mesuré avec effroi l’ampleur de l’aliénation des habitants de ce pays. »
« Le statut de l’Algérie ? Une déshumanisation synthétisée »
« Les évènements d’Algérie sont la conséquence logique d’une tentative avortée de décérébraliser un peuple. »
« Une société qui accule ses membres à des solutions de désespoir est une société non viable, une société à remplacer. »
« Depuis de longs mois ma conscience est le siège de débats impardonnables. Et leur conclusion est la volonté de ne pas désespérer de l’homme, c’est-à-dire de moi-même. »
Ainsi son engagement a été la conclusion d’un long processus de réflexion et de maturation axé essentiellement sur l’étude et l’observation des conditions de vie du peuple algérien et au-delà de l’ensemble des peuples du Tiers monde.
Son double statut d’homme de couleur et de ressortissant d’un pays colonisé dans les conditions d’existence des peuples colonisés de la période de l’immédiat après-guerre a placé Fanon dans un poste d’observation privilégié avec un angle de vue de 360 degrés. Sa profession de psychiatre, les leçons de philosophie qu’il a suivies et les échanges qu’il a eus avec de grands philosophes de son temps n’ont fait que renforcer sa curiosité intellectuelle et l’acuité de son œil d’observateur.
A côté des forces alliées il a participé aux combats de la seconde Guerre mondiale. Libéré de l’armée, il regagne son pays, la Martinique, pour soutenir la campagne électorale d’Aimé Césaire, candidat de la liste communiste pour la première Assemblée nationale de la 4e République. Son séjour en France durant ses années d’études à la Faculté de médecine de Lyon lui a permis de vivre l’enfer du racisme qui était réservé à la communauté noire. Ses contacts, observations et vécus ont inspiré son œuvre célèbre : « Peau noire, masques blancs ». Son expérience en France l’a poussée à cette conclusion : « Le sud américain est pour le nègre un doux pays à côté des cafés de Saint-Germain. »
Dès sa prise de fonction de chef d’une division de l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville en Algérie il affronte les thèses de l’école d’Algérie dirigée par Antoine Porot. Celles-ci reposaient essentiellement sur l’affirmation selon laquelle « l’indigène nord-africain dont le cortex cérébral est peu évolué, est un être primitif dont la vie essentiellement végétative et instinctive est surtout réglée par le diencéphale. L’Algérien n’a pas de cortex, ou pour être plus précis, il est dominé, comme chez les vertébrés inférieurs par l’activité du diencéphale ».
A ces thèses justificatrices de la colonisation par les Blancs, êtres supérieurs, Fanon réplique en affirmant que «c’est bien plutôt la colonisation qui entraine une dépersonnalisation, qui fait de l’homme colonisé un être « infantilisé, opprimé, rejeté, déshumanisé, acculturé, aliéné propre à être pris en charge par l’autorité colonisatrice. »
Ainsi Fanon a été durant toute sa vie adulte du côté de la justice, de la liberté et de la vérité. Jusqu’à la fin de sa vie, son engagement militant pour la cause des opprimés n’a souffert d’aucun relâchement. Alliant la théorie à la pratique, il s’est donné sans compter à la cause de la libération nationale du peuple algérien. Comme en attestent ces propos tenus par Simone de Beauvoir dans ses mémoires, racontant une rencontre de Sartre avec Fanon à Rome, en août 1961, six mois avant sa mort : « Nous retrouvâmes Sartre pour déjeuner. La conversation dura jusqu’à 2 heures du matin. Je la brisai le plus poliment possible, en expliquant que Sartre avait besoin de sommeil. Fanon en fut outré. « Je n’aime pas les gens qui s’économisent. » dit-il à Lanzmann qu’il tint éveillé jusqu’à 8 heures du matin. Comme les Cubains, les révolutionnaires algériens ne dorment pas plus de 4 heures par nuit. »
Son engagement militant anticolonialiste est avéré et ne souffre d’aucune contestation. Il n’a pas été vain. Sa production théorique a accompagné son engagement pratique et constitue un éclairage de haute facture pour la connaissance de toutes les forces en présence sur le terrain aussi bien en ce qui concerne leurs forces que leurs faiblesses. Il a été d’un apport décisif dans la théorie de la lutte anticolonialiste de son temps. Il a pioché toutes les poches du champ de la lutte révolutionnaire du peuple algérien et au-delà de celle des peuples du tiers monde.
C’est en cela que cette commémoration du 50e anniversaire de la disparition de Fanon nous interpelle tous et plus particulièrement nous qui nous réclamons de la gauche. Cette gauche qui est investie de la responsabilité historique de poursuivre le combat qui est loin d’être terminé et qui se déroule dans des conditions autrement plus complexes et dont les chemins ont nécessairement besoin des lumières de la théorie capables de les dégager des méandres de la mondialisation qui est aujourd’hui la référence universelle qui brouille les pistes de l’action continuatrice de la libération des peuples anciennement colonisés.
Ce brouillage nous empêche aujourd’hui de bien identifier l’ennemi pour pouvoir mettre en œuvre les stratégies et tactiques appropriées pouvant garantir la victoire. Quels sont nos ennemis à l’intérieur et à l’extérieur ? Question qui nous interpelle avec insistance et nous renvoie à Frantz Fanon dont nous célébrons le 50e anniversaire de la disparition. Comme lui, nous devons faire usage de la théorie pour dégager clairement les voies de la pratique devant nous mener à la victoire définitive sur l’ennemi clairement identifié.
* Alla Kane a fait cette communication lors de la célébration des 50 ans de la mort de Fanon, organisée à Dakar le 10 décembre 2011.
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