La Chine, quelques valeurs paramétriques du développement économique : leçon pour l’Afrique
Jusqu’à la fin des années 1970 on ne sortait pas la Chine du lot des pays sous-dévéloppés. Pour en faire ce qui passe aujourd’hui comme étant la plus puissante économie au monde, il a fallu des réformes hardies, mais surtout une demarche méthodique. Des exemples dont l’Afrique peut s’inspirer selon Boubacar Badiane, qui précise cependant qu’il faut «en détecter les forces et les faiblesses, jauger la valeur pratique, avant de l’adapter aux réalités culturelles, morales et éthiques, économiques et sociales» du continent.
Plus de 30 années de réformes structurelles sous le signe de sa « spécificité culturelle » ont permis à la République Populaire de Chine (RPC) d’enregistrer d’impressionnants résultats en matière de développement économique et de mettre sur pied une économie très concurrentielle en ce début du XXIème siècle. Sans nul doute, la Chine occupe des positions sans cesse gratifiantes sur l’échiquier économique mondial.
Déjà en 2008, la Chine se taillait la 2e part du produit brut mondial (11,4%) et, depuis fin 2009, caracole à la 2e place du classement des pays plus grands exportateurs de biens manufacturés et de services (8,0%). Cette Chine, tout en déployant des efforts substantiels en vue d’éradiquer l’extrême pauvreté, se donne d’ailleurs comme objectif incompressible de jeter les bases d’une société dite de « bien-être minimal », siaokan shehuei. L’exemple chinois paraît bien saisissant et suscite de l’espoir pour bon nombre de pays en développement. Sous ce rapport, une étude attentive de l’expérience chinoise semble s’imposer aux dirigeants africains en quête de meilleures sources d’inspiration pour trouver et chevaucher la monture qui les mènera tout droit à la réalisation des objectifs du développement économique et social du continent.
La Chine qui s’active, avec un enthousiasme sans précédent, à trouver les moyens de pouvoir faire face aux défis cruciaux du développement durable, tire, bon an mal an, son épingle du jeu, à somme nulle des relations internationales (le vainqueur rafle tout au détriment du vaincu), rendu plus complexe par les vicissitudes de la globalisation économique et financière. Aujourd’hui, mieux que quiconque, elle a large accès au marché international des matières premières, de capitaux et de technologie.
Le débat toujours en route sur le retard économique catastrophique de l’Afrique accorde à cette réflexion, axée sur les éventuelles implications du « fracassant » réveil chinois sur l’évolution du monde moderne, toute son actualité et sa pertinence. Par ailleurs, la consistance paramétrique de l’essor économique de la Chine nous renseigne, au plus, sur les méthodes, le contenu et la valeur pratique des réformes économiques conduites en République populaire de Chine (RPC) par une génération de leaders charismatiques.
S’attaquant, non sans succès, aux causes profondes de leur retard économique, scientifique et technologique, les Chinois montrent, avec une conscience visiblement bien futée, aux autres peuples du monde en mal de développement, le chemin bien balisé de la construction économique. Aujourd’hui, il n’est nullement besoin d’emprunter à un quelconque économiste-développementaliste ses lunettes pour voir et se rendre à l’évidence du boum économique et du bien-être social tangibles en Chine.
Jusqu'à la fin des années 70, la Chine présentait pour autant des signes évidents d’un pays sous-développé. En plus du marasme économique et du capharnaüm politique hérités de l’ère coloniale, qui ne lui a laissé ni équipements ni infrastructures modernes, la Chine semblait condamnée à un destin tragique estampillé du sceau des crises sanitaire, alimentaire, hydrique, environnementale, énergétique, etc.
Il a donc fallu l’audace, l’intelligence et le réflexe visionnaire d’un homme à poigne : Deng Xiaoping. Arrivé au pouvoir à la faveur du 3ème Plénum du 11ème Comité Central du Parti Communiste Chinois (CCPPC) de décembre 1978, « l’architecte des réformes », tel qu’on le surnommait, a su très vite faire déplacer le centre de gravité du travail de l’État et du Parti vers les sentiers escarpés de la construction économique de son pays. C’est qu’avec l’éviction de la scène politique de l’extrême gauche communiste, le pouvoir s’est vu précipité dans les mains de réformateurs pragmatiques, avec à leur tête Deng, qui en avaient profité pour donner un coup de fouet à la réalisation des « quatre modernisations » (modernisation de l’industrie, de l’agriculture, de la science et de la défense) arrêtées lors du 3ème Plénum, cité plus haut.
Considéré comme un véritable « turning point » des réformes systémiques, ce plénum a permis cependant le fléchissement graduel de la RPC vers l’économie de marché et l’ouverture au reste du monde. Il s’agit en quelque sorte de la rampe de lancement qui a servi à propulser la Chine vers l’orbite de son émergence économique, de sa stabilité politique et de son rayonnement culturel actuels.
Les bouleversements profonds qui avaient cours à la fin des années 1970, relativement à la vie politique et socio-économique de la Chine, ont eu partout dans le monde une résonnance à la dimension de leur portée. Ainsi, en 1994, l’OCDE avait rendu public un recueil de publications consacré aux réformes économiques en Chine. La question de savoir comment la Chine est parvenue à un tel succès avait intéressé d’éminents économistes et tous s’étaient accordés sur un constat : l’efficacité de la réforme est à chercher aussi bien dans le caractère progressif et graduel de la méthode qui y avait été consacrée que dans la logique de pragmatisme qui la sous-tendait. Conçu dans les décennies 1980 et 90, le modèle chinois est, au fait, la résultante d’une interaction féconde entre une tactique gradualiste, nous l’avons dit, et une pratique potentiellement radicale de réformes et de modernisation économique.
L’une des particularités essentielles de cette réforme, hormis sa circonspection, se trouve être sa mesurabilité, qui suppose avant tout le passage progressif d’une étape simple à une autre encore plus complexe et suivant un plan normé de 10, 15, 30, 50 ans voire plus. Un autre signe distinctif de la méthode chinoise est que chaque projet de réforme est d’abord minutieusement réalisé sur des échantillons plus ou moins réduits, à l’échelle d’entreprise (d’un secteur économique précis), dans une localité-pilote ; sur la base de résultats concluants, il est ensuite étendu sur l’ensemble du pays. L’avantage d’une telle pratique est qu’elle permet d’éviter des erreurs et des dépenses exorbitantes liées aux expérimentations répétées et infructueuses et surtout de générer des économies de temps nécessaire pour la réalisation d’autres nœuds de croissance économique.
En dépit des résultats encourageants qu’elle a permis d’enregistrer et des espoirs qu’elle suscite en perspective, la méthode évolutive et graduelle n’est pas sans écueils : le remplacement d’anciens paradigmes par de nouvelles structures institutionnelles est un processus long et périlleux qui fait souvent place à de nombreuses lacunes et disfonctionnements. Par exemple, à la phase préliminaire de la libéralisation économique, on assiste à des cas multiples de pratiques de corruption favorisées, en général, par une administration lourde, pléthorique et tentaculaire. Autre reproche fait à cette méthode, c’est notamment son incapacité à contenir le tout dirigisme et l’interventionnisme de l’État qui se manifestent par sa monopolisation de l’activité économique nationale, l’accentuation de la fracture sociale (différenciation entre riches et pauvres), la dégradation obsessionnelle de l’écosystème due à une surexploitation des ressources naturelles, entre autres.
Malgré tout, la Chine continue d’augurer, pour elle, des lendemains radieux, et ce au moment où dans certaines parties du monde les espoirs de développement sont torpillés pour manque de cohérence et de pertinence des politiques économiques et sociales.
Conduite selon les principes néolibéraux du Consensus de Washington, la réforme économique en Amérique Latine et en Afrique avait été encouragée par les institutions de Breton Woods. Cette réforme, connue sous le nom de code de Programme d’ajustement structurel (PAS), avait pour objectif d’imposer aux États concernés une certaine rigueur et discipline budgétaire. Conçu et administré très loin du sol africain, à Washington DC, par les experts de la Banque mondiale (BM) et du Fonds Monétaire International (FMI), le PAS était censé faire sortir de l’ornière les économies africaines tout en permettant aux pays concernés d’éviter le gouffre économique auquel ils étaient voués au milieu des années 80. Au fait, l’esprit et la lettre de ce programme rimaient avec la réforme du secteur privé, au désengagement de l’État et à la privatisation d’entreprises publiques, à la libéralisation du secteur financier, etc. L’ère nouvelle de gouvernance s’était alors accrochée à la sacro-sainte formule «moins d’État et mieux d’État».
La libéralisation économique préconisée dans le cadre du PAS visait, d’une part, à assurer une plus grande mobilité des ressources et, d’autre part, à renforcer la compétitivité des économies africaines grâce à un attrait massif de capitaux étrangers. Toutefois, pour n’avoir pas su assimiler certaines réalités spécifiques africaines, son application concrète sur le terrain s’est soldée par un échec relatif qui a, toute de même, accentué la décrépitude du lambeau économique et social africain et précipité la marginalisation du continent des tendances évolutives de l’économie mondiale portées par la globalisation…
Aussi, la vague de privatisations avait-elle engendré une dérégulation préjudiciable, surtout au plan social, des économies concernées et entraîné une hausse conséquente du chômage chronique en Afrique. Ensuite, l’annulation des subventions en faveur d’entreprises publiques et la réduction consécutive du financement par l’État des secteurs sensibles de l’éducation et de la santé - pour résorber le déficit budgétaire persistant - ont eu pour conséquence d’aggraver la situation sociale dans ces pays.
Ailleurs, l’exemple des « dragons asiatiques » et plus prosaïquement du plus impressionnant d’entre eux, de la Chine, nous rassure que le rattrapage économique est, sous certaines conditions, possible…
Le modèle chinois de développement économique tient principalement son essence du «Consensus de Pékin» qui met un accent appuyé sur le développement durable et équilibré et garantit le choix propre de ses politiques économiques et sociales. A la différence du « Consensus de Washington », l’approche pékinoise propose de nouvelles idées et pratiques du développement aptes à répondre aux défis globaux du XXIème siècle.
Dans la plupart des pays d’Afrique, la priorité de l’action gouvernementale est jusqu’à ce jour arrimée à la lutte contre la faim et la pauvreté, l’alpha et l’oméga de la courroie de transmission (et d’explosion) de conflits en tous genres. Dès lors, il paraît hâtif et mal pensé de soumettre ces pays à des réformes ultralibérales, tant les conditions y afférentes étaient loin d’être réunies. La primauté du droit, l’émergence d’une classe moyenne, la généralisation de l’éducation pour tous, sont autant de facteurs essentiels qui manquent drastiquement à la base d’une société africaine émergente. Les échecs répétés des différentes politiques de développement (surtout d’inspiration occidentale) expérimentées ça et là en Afrique confortent l’attractivité du modèle chinois.
Ce modèle, qui présente des avantages spécifiques palpables, ne manque certainement pas d’arguments convaincants face aux problèmes complexes du monde moderne. Toutefois, notons-le, il est hors de question de le « copier » intégralement et aveuglément ; et ce, quel que soit son succès réel en RPC, pays dont les traditions et autres caractéristiques socioculturelles sont bien différentes de celles de l’Afrique. Sans en changer l’esprit ni l’étiquette, ce modèle, il faudra l’étudier soigneusement afin d’en détecter les forces et les faiblesses, jauger la valeur pratique, avant de l’adapter aux réalités culturelles, morales et éthiques, économiques et sociales de l’Afrique.
Les résultats spectaculaires réalisés ces dernières années par la Chine doivent aider à créer, chez nous, Africains, le tilt nécessaire à éveiller nos consciences au sujet du dragon rugissant du XXIème siècle et de ses méthodes économiques. Une étude intéressée du modèle chinois aura, au moins, permis, aux dirigeants africains, d’avoir un référentiel fiable pour la définition et la planification d’axes prioritaires de développement équilibré qui puisse autoriser une prise en charge normale des préoccupations des populations africaines, aujourd’hui estimées à un milliard de personnes.
Ainsi, se fondant sur les aspects positifs du modèle chinois, il semble surtout indiqué d’articuler le travail de construction économique et sociale en Afrique sur les « basiques » que sont:
- La consolidation de la stabilité politique et le renforcement de la puissance publique et de son rôle dans la conduite de réformes structurelles et la redistribution des richesses ;
-La création/restructuration d’entreprises publiques et privées appelées à jouer le rôle de véritable fer de lance de l’économie nationale ;
- L’informatisation de la production et le développement des infrastructures de services;
- L’attrait d’investissements directs étrangers (IDE) et de nouvelles technologies par la création de zones économiques spéciales, zones franches et technopoles industriels;
- La diversification et l’augmentation du volume d’exportation des biens et services et d’importation de biens d’équipements ;
- L’incitation à la consommation grâce à une politique sociale adéquate orientée vers l’augmentation des dépenses publiques en faveur de la création d’infrastructures sociales ;
- Le renforcement du processus d’intégration régionale en vue de l’unification et de l’élargissement de la taille du marché sous-régional et régional ;
- La formation d’une main-d’œuvre polyvalente, disciplinée et qualifiée ;
- La création d’un environnement des affaires attractif et respectueux des équilibres écologique et social;
- L’urbanisation, la réforme du système foncier et la promotion du développement équilibré de toutes les régions, etc.
Le développement ; c’est avant tout, une affaire de volonté, de vision et de vertu !
Dr Boubacar D. Badiane