Tunisie : Quelques enseignements d’une Révolution encore inachevée
La révolution tunisienne est partie de là, un certain 17 décembre 2010, lorsqu’un jeune de Sidi Bouzid , Mohamed Bouazizi, s’immole par le feu devant le siège du gouvernorat, pour protester contre les autorités municipales qui lui interdisaient la possibilité d’utiliser un petit coin de la rue pour vendre des légumes. Un mois plus tard, la révolte populaire générée par l’incident aboutit à la chute de Ben Ali. Karim Trabelsi revient sur ces instants où la Tunisie a basculé et a commencé à se construire un nouveau destin.
Après plus de cinquante ans de dictature politique soutenue par un régime policier totalitaire, la Tunisie a fêté, le 14 janvier 2011, sa nouvelle indépendance, la deuxième depuis la libération du pays de la colonisation française en 1956. Cette date mémorable, devenue officiellement une journée de fête nationale, a en effet marqué l’événement des plus importants, sans doute, qu’a connus l’histoire du pays : La Révolution Populaire du 14 janvier. Certes, la Révolution tunisienne est aujourd’hui un chef d’œuvre inachevé, mais il en ressort, à mi-parcours, un certain nombre d’enseignements constatés à travers trois principaux faits :
- L’échec de tout un modèle de développement qui, illusionné par ses performances macroéconomiques, a trop sous-estimé l’exigence des réformes politiques.
- Le rôle décisif des nouvelles technologies de communication, particulièrement celui des réseaux sociaux sur Internet, dans la transmission quotidienne de l’information et l’organisation des manifestations.
- L’absence de « personnages leaders » et le rôle très marginal joué par les partis politiques qui, désormais, n’arrivaient pas à suivre le rythme très rapide de la Révolution et se trouvaient dépassés par un mouvement spontané et auto-organisé mené par la jeunesse tunisienne.
L’objet du présent article est une analyse de ces trois principaux enseignements faisant la singularité de la Révolution tunisienne qui laisse encore un champ vaste à une série d’interrogations jusqu’alors posées par les Tunisiens. Quels en étaient les facteurs et les acteurs ? Cette révolution, pouvait-elle être possible sans Facebook ? En l’absence de leadership révolutionnaire, quel fut le rôle des Organisations de la Société Civile, particulièrement celui de l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT) ? Quelles sont les menaces et les promesses du nouveau contexte politique actuel de l’après révolution ? Avant de tenter d’apporter des éléments de réponse à ces questions, revenons brièvement aux sources de cette Révolution qui, bien qu’imprévisible, est désormais une conséquence évidente d’un cumul d’abus d’ordres politique et économique pendant plus de vingt ans.
AUX SOURCES DE LA REVOLUTION
L’une des origines de la Révolution Tunisienne se trouvait dans la nature hégémonique du système politico-économique qui régnait depuis 1987. Système totalitaire, certes, mais à caractère très sophistiqué qui le distingue des dictatures classiques.
FACTEURS POLITIQUES
Contrairement à la majorité des dictateurs rejetant le modèle démocratique occidental, Ben Ali, entouré d’un grand nombre d’intellectuels conseillers, s’est toujours proclamé de la démocratie et a levé, pendant plus de 20 ans, le drapeau des Droits de l’Homme. Mais sur le terrain la réalité fut autre.
En effet, le paysage politique de la Tunisie avant la révolution se caractérise par l’omniprésence d’un seul parti politique : le Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD), véritable machine de corruption, de clientélisme et de propagande pour le président. Autour du RCD, cinq autres partis d’opposition, très formels, sont complètement instrumentalisés dans ce mouvement à sens unique qui intégrait d’ailleurs la quasi-totalité des médias ainsi que les pouvoirs judiciaires. Quant à l’opposition « réelle », elle comporte seulement trois partis (1) qui, subissant une répression continue de la part du service de « la police politique », n’arrivaient pas à mobiliser les ressources humaines et financières nécessaires autour d’un projet politique alternatif, faute de moyens mais aussi d’accès aux médias. Enfin, l’opposition comprenait aussi des partis non reconnus dont une partie siégeait à l’extérieur.
Autour de ce système politique s’installait un mécanisme de corruption généralisée au profit de la famille de « Leila Trabelsi », femme du président, et de ses proches : privatisations, déclassement de terres publiques, commerce parallèle… La famille utilisait en effet tous les moyens et instrumentalisait toute l’administration publique pour assurer sa main mise sur tous les secteurs vitaux de l’économie tunisienne. Ainsi, cette contradiction frappante entre le discours politique et la réalité du terrain, a entres autres stimulé un sentiment généralisé de frustration et d’injustice qui commence, à partir de 2008, à s’extérioriser sous diverses formes . (2)
FACTEURS SOCIO-ECONOMIQUES
Pendant les dix dernières années, l’économie tunisienne réalisa des performances macroéconomiques. La croissance du PIB oscillait autour d’une moyenne de 5% par an et l’indicateur de développement humain (IDH) a connu, depuis 2000, une évolution très rapide, la plus élevée de tous les pays en voie de développement. Mais ces performances d’ordre global cachaient en réalité deux problèmes importants : un chômage élevé et des disparités régionales en termes de développement.
La croissance tunisienne, peu intensive en emploi et induite par des activités à très faible valeur ajoutée, n’arrivait pas en effet à réduire le taux de chômage élevé des jeunes diplômés. Selon la Banque Mondiale, ce taux atteignait la barre de 30% en 2008, soit plus du double du taux de chômage moyen, de l’ordre de 15%. Par ailleurs, le modèle de développement de la Tunisie est caractérisé par une marginalisation totale des régions de l’intérieur du pays - en matière d’investissement public et d’accès aux services sociaux - par rapport aux zones côtières. Ce ne fut pas donc un hasard que la Révolution soit partie de la jeunesse de ces régions défavorisées, jeunesse qui a été, à côté des acteurs syndicaux régionaux, un des grands acteurs de cette Révolution.
LES ACTEURS DE LA REVOLUTION
Tout a commencé le 17 décembre 2010 lorsqu’un jeune diplômé de la région de Sidi Bouzid , (3) Mohamed Bouazizi, s’immolait par le feu devant le siège du gouvernorat, protestant contre les autorités municipales qui lui interdisaient la possibilité d’utiliser un petit coin de la rue pour vendre des légumes. Plusieurs versions de l’incident ont circulé, mais quoi qu’il en soit, Bouazizi est devenu le symbole de cette révolution en évoquant, à la fois, les trois problèmes dont souffrait toute la Tunisie, à savoir le chômage des jeunes diplômés, le déséquilibre régional et les abus des autorités locales. L’incident du 17 décembre a été, en effet, une occasion en or pour les jeunes, les activistes syndicalistes et les opposants de tous genres pour déclencher un processus de protestation qui avançait à un rythme fou.
Les manifestations se succèdent devant les locaux de l’UGTT à Bizerte, Kairouan, Jandouba et devant le siège central de l’UGTT réclamant le droit au travail et la justice sociale. Les tribunaux ont connu aussi des rassemblements de la part des avocats. Toutefois, c’est le mouvement spontané mené par des jeunes de Sidi Bouzid, de Kasserine et de Siliana qui a été le plus décisif. La répression policière faisant plus d’une centaine de morts ainsi que les discours très menaçant de Ben Ali n’ont fait qu’amplifier ce mouvement des jeunes et accélérer son rythme. Au bout de deux semaines, les revendications sociales deviennent d’ordre politique et des dizaines de milliers de manifestants réclament la tête de Ben Ali jusqu’à sa fuite le soir du 14 janvier. Qui eut cru qu’un régime aussi puissant que celui de Ben Ali puisse disparaître en moins d’un mois ? La réponse n’est pas unanime, mais les observateurs se mettent d’accord sur le rôle caché de quelques « mains invisibles ».
LES JEUNES TUNISIENS ET LA « PRESSE ALTERNATIVE »
Pendant plus de 20 ans, le régime Ben Ali avait toujours une main mise forte sur les médias. Le ministère de la Communication dont la principale fonction consiste à contrôler la presse et à censurer les sites web indésirables, assumait bien ses responsabilités. Face à cette situation, les jeunes tunisiens utilisaient souvent les « proxis » pour partager des vidéos et des informations sur Internet. Pendant le mouvement révolutionnaire, Facebook devenait un espace privilégié d’échange et de débats entre jeunes. En moins d’une année, le nombre de facebookers tunisiens doublait atteignant plus d’un million et demi en octobre 2010, un véritable boom qui profitait également à des visages de l’opposition siégeant à l’étranger pour diffuser des discours et se faire connaître par les jeunes.
Ainsi, dans un pays où il n’y a pas de liberté de presse, les jeunes Tunisiens ont développé une nouvelle forme alternative de média qui a servi de « matière consistante » pour les chaînes télévisées, particulièrement pour Al Jazeera qui diffusait en boucle les vidéos amateurs des facebookeurs tunisiens. Une vidéo particulière a attiré le plus d’attention, celle de trois jeunes à l’hôpital de Kasserine sauvagement tués par des « snipers » d’une brigade spéciale de la police présidentielle. Le 10 janvier, ces images affreuses, faisant la une d’Al Jazeera, ont divulgué aux Tunisiens la vraie image du régime. Ce jour là, Ben Ali est devenu « Ben fini ».
C’est ainsi qu’une nouvelle forme de presse surgit des milieux des jeunes en Tunisie : témoignages, interviews, chansons, actualités, débats. En deux mots, Facebook était la voix et le regard de la révolution.
LE « COUP D’ETAT » DE L’UGTT
L’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT) est l’unique centrale syndicale dans le pays. Jouissant d’une grande légitimité historique et d’un grand pouvoir de mobilisation, l’« Ittihad » (Union en arabe) est beaucoup plus qu’une Organisation de la Société Civile. Le rôle de l’UGTT est en effet très semblable à celui d’un parti politique. Cette particularité est vraisemblablement due à deux facteurs.
Le premier, d’ordre historique, est relatif à la grande contribution de l’UGTT à l’indépendance du pays en 1956. L’assassinat de son fondateur Farhat Hachad, en 1952, par les forces de la colonisation française, témoigne de la valeur de cette organisation et de son rôle politique qui dépassait largement les questions des revendications salariales. Ce rôle est consolidé à l’aube de l’indépendance lorsque l’UGTT occupait plus de la moitié des sièges à la première Assemblée constituante de la République. Successivement en 1978 et 1984, l’UGTT a été le leader de mouvements populaires protestataires qui ont déstabilisé le pays. Ainsi, la politisation actuelle du mouvement syndical n’est en fait qu’une forme de résurgence d’un ancien héritage historique.
Le deuxième est lié à la nature totalitaire du régime politique de Ben Ali qui n’a laissé aucun espace d’action ni d’expression pour l’opposition. Celle-ci utilisait souvent l’UGTT comme couverture institutionnelle et profitait du poids de l’organisation pour dire ce qui ne se dit pas ailleurs. C’est le cas des communistes, des islamistes, des nationalistes et aussi des partisans du pouvoir, qui s’infiltraient à l’UGTT pour, entre autres, atténuer l’ampleur des grèves. Ce facteur a fait de l’espace syndical une « mosaïque politique » qui a relativement éloigné l’UGTT de sa mission de base, mais qui fait en même temps sa richesse et sa particularité.
Beaucoup d’indices prouvent que Ben Ali avait bien en tête le danger potentiel que pourrait constituer l’UGTT et veillait à entretenir un compromis avec. Depuis plus de vingt ans, des rounds de négociations collectives triennales entre gouvernement, syndicats et patronats, se tenaient une fois les trois ans et aboutissaient à des augmentations salariales annuelles acceptables. Par ailleurs, le gouvernement prend en charge quelques procédures administratives relatives aux cotisations des adhérents de l’UGTT et continue à verser les salaires des fonctionnaires publics mis à disposition du travail syndical à temps complet. En contre partie, la centrale syndicale faisait souvent des concessions politiques dont le soutien à la candidature de Ben Ali aux présidentielles de 2009. Ce compromis « gagnant-gagnant » n’a pas empêché l’UGTT de sortir de la règle et prendre parfois des positions courageuses contre le gouvernement . (4)
S’agissant du contexte de la révolution, la quasi-totalité des manifestations depuis le 17 décembre partaient des locaux de l’UGTT. Ceci a laissé la centrale syndicale dans une situation inconfortable entre la pression des bases syndicales et la pression de l’Etat. Finalement, la première l’emporte : La commission administrative de l’UGTT approuve une série de grèves générales dans les régions dont celles de Sfax et Tunis respectivement le 12 et le 14 janvier. Par conviction ou sous pression de la base, peu importe, car le bureau exécutif de l’UGTT a laissé tomber son compromis avec le pouvoir. Le 12 janvier à Sfax, 100 000 manifestants se rassemblent devant le siège régional de l’UGTT réclamant la chute de Ben Ali et le jugement de la famille de sa femme. Le 14 janvier, des centaines de manifestants sortaient du siège central de l’UGTT pour se rassembler devant le ministère de l’Intérieur, symbole de l’Etat policier de Ben Ali. Quelques heures après, des jeunes de partout de la capitale, des parents avec leurs enfants, des personnalités publiques rejoignent la manifestation, sans doute la plus nombreuse de l’histoire du pays. Le soir même, Ben Ali s’enfuit.
UGTT, ISLAMISME ET L’APRES LA REVOLUTION
Après la désintégration du RCD et dans un contexte ou le pluralisme politique est encore dans son état embryonnaire, l’UGTT, encore politisée malgré elle, se trouvait comme seule structure organisée dans le pays pouvant servir d’un organisme de veille politique et de contre poids face au gouvernement provisoire. C’est ainsi que l’UGTT a mis en œuvre, en collaboration avec d’autres organisations de la société civile et quelques partis politiques, le Conseil Supérieur pour la Protection de la Révolution. Encadrant des séries de rassemblements à la Place El Kasbaa à Tunis et dans d’autres régions, l’UGTT, via ce conseil, arrivait deux fois à changer la composition du gouvernement provisoire.
Ce rôle politique pratiqué par l’UGTT a suscité une campagne agressive contre le secrétaire général, Abdessalam Jrad, accusé de corruption et d’abus de pouvoir et surtout de mettre les bâtons dans les roues en contraignant le retour de la stabilité au pays. Les avis divergent sur ce point, mais une chose est sûre : l’UGTT jouera, en tant qu’unique structure mobilisatrice pour le moment, un rôle décisif lors des (…) échéances électorales. Bien évidemment, ceci mettait mal à l’aise beaucoup de monde.
Depuis le 14 janvier 2011, presque toutes les grandes organisations du pays sont discréditées : Le RCD, l’Union du patronat (UTICA), l’Union des agriculteurs (UTAP), l’Union de la femme. L’UGTT quant à elle continue à résister grâce principalement à son fonctionnement démocratique qui légitime ses structures indépendamment des divergences et des conflits internes. (…) La campagne anti-UGTT commence à s’atténuer, fait qui coïncide curieusement avec la montée en flèche du mouvement islamique et la reconnaissance officielle de plusieurs partis politiques d’inspiration religieuse dont le fameux « Ennahda » et son leader Rached Ghannouchi. Les Tunisiens commencent à observer des indicateurs sociaux très sérieux qui prouvent une tendance à l’islamisation : étudiantes portant des « burquas », des barbus sortant des mosquées, des salles de prière à l’intérieur des universités. L’islamisme politique est là, et il risque sérieusement, selon certains, de remettre en cause les acquis de la République notamment ceux relatifs aux droits de la femme et aux libertés individuelles. Face à cette tendance qui n’est encore qu’à son début, les défenseurs des valeurs républicaines commencent petit à petit à prendre conscience que l’UGTT est actuellement la seule force qui pourrait contrecarrer les islamistes. Affaire à suivre.
AU-DELA DE LA REVOLUTION TUNISIENNE
La révolution tunisienne est encore inachevée, elle arrive quand même à s’exporter et devient un modèle à suivre pour les peuples des pays arabes. En Egypte, des similitudes frappantes sont constatés par rapport au cas tunisien. Toutefois, l’inspiration religieuse y était relativement présente étant donné le grand poids politique du parti des « frères musulmans » et l’influence spirituelle des chefs religieux (les imams). Ce ne fut pas le cas de la Révolution tunisienne durant laquelle aucun slogan religieux n’a été levé par les manifestants.
La Tunisie a inspiré l’Egypte, certes, mais ce dernier connaît déjà depuis trois ans une dynamique sociale et politique, une société civile indépendante commence à s’imposer, une presse se libère peu à peu des attaches du pouvoir politique... Bref, beaucoup d’indices montrent que le pays est relativement prêt pour la démocratie et que la fin de l’histoire s’annonce heureuse.
Le cas de la Lybie est complètement différent. L’idée d’un Etat islamique est en effet tout à fait possible en l’absence de société civile et de partis politiques qui pourraient jouer le rôle de locomotive pour un peuple encore mal initié à la citoyenneté. Les débats futurs sur l’avenir de la Lybie se compliquent surtout après l’intervention militaire étrangère. Un discours commence à faire du bruit : La coalition internationale contre Kaddafi n’a qu’un seul objectif, le pétrole. Pour les détenteurs de ce discours, le même scénario que celui de l’Irak est entrain de se reproduire, sinon « si l’occident s’occupait tant de nous, pourquoi se taisait-il lorsque Israël tuait les enfants à Gaza ? » se demandent-ils.
Révolutions en Tunisie, en Egypte, en Lybie, au Yémen, au Bahreïn et à la Syrie et qui sait quels seront les prochains ? L’année 2011 va certainement ouvrir la voie vers d’autres « contagions tunisiennes ».
* Karim Trabelsi est économiste Uuniversitaire, membre du Conseil National de la Fédération de l’Enseignement Supérieur (UGTT, Tunisie), il est Coordonateur Général de la Coalition sur la Banque Africaine de Développement.
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