« Biomassters » : Les nouveaux maîtres de la biomasse et leur assaut contre les conditions de la vie
Prenons garde à la nouvelle économie de la biomasse impulsée par de grandes entreprises des secteurs des biotechnologies, de la chimie, de l’exploitation forestière et de l’agrobusiness, avertit Jim Thomas. Ces nouveaux « biomassters », ou maîtres de la biomasse, sont engagés dans un pillage frénétique des ressources naturelles planétaires pour alimenter la consommation et l’accumulation de capital dans le Nord industrialisé.
Tout autour de la planète, les stratégies des gouvernements et des entreprises dans les domaines du changement climatique, de l’énergie, de l’agriculture, de la technologie et de la production de matériaux convergent de plus en plus autour d’un même terme, particulièrement significatif : celui de biomasse.
La biomasse renvoie à plus de 230 milliards de tonnes de choses vivantes[1] que la terre produit chaque année - arbres, buissons, herbes, algues, productions agricoles et microbes. Cette profusion annuelle, qualifiée de « production primaire » de la terre, se trouve particulièrement en abondance dans le Sud de la planète – dans les océans, les forêts et les savanes à croissance rapide des zones tropicales. Elle soutient les modes de vie, les cultures et la satisfaction des besoins fondamentaux d’une majorité des habitants de la terre. À ce jour, les êtres humains n’utilisent qu’un quart de la biomasse terrestre pour leurs besoins fondamentaux et pour la production industrielle, et seulement une partie infime de la biomasse océanique, de sorte que 90% de la production globale de biomasse au niveau planétaire échappe encore à la marchandisation entraînée par la société industrielle.
Aujourd’hui, cependant, du fait de certaines évolutions technologiques, particulièrement dans les domaines des nanotechnologies et de la biologie synthétique, ce stock annuel de biomasse devient l’objet de visées industrielles, comme source de carbone « vert » vivant destinée à remplacer ou compléter les réserves de carbone « noir » fossile qui, sous forme de pétrole, de charbon ou de gaz, sont actuellement au fondement des économies industrialisées du Nord. Depuis la génération d’électricité jusqu’à la production de carburants, d’engrais ou de substances chimiques, des transformations majeures sont en cours qui devraient faire de la biomasse, selon ses promoteurs, un élément majeur de la nouvelle économie industrielle globale.
Toutefois, cette évolution, habituellement présentée comme une transition inoffensive et avantageuse du carbone noir au carbone vert, ne signifie en fait rien moins qu’un accaparement brutal de ressources (du Sud au bénéfice du Nord) dans l’espoir de s’approprier la biomasse comme nouvelle source de richesse. Ce pillage de la biomasse du Sud pour faire fonctionner à bon marché les économies industrielles du Nord est une dimension profondément injuste de l’impérialisme du 21e siècle, qui, à n’en pas douter, contribuera à aggraver les inégalités et exacerber la pauvreté, la faim, les maladies et autres problèmes sociaux. La liquidation d’écosystèmes fragiles pour en récupérer les réserves de biomasse et de sucre constitue également une démarche suicidaire dans une planète déjà en état de stress. Loin de reprendre à notre compte les fausses promesses d’une nouvelle bio-économie propre et verte, nous devrions nous méfier comme la peste des nouveaux « maîtres de la biomasse » et de leurs prétentions exorbitantes, car ils sont en train de lancer un nouvel assaut sur les terres, les moyens de subsistance et le monde vivant.
Et voici la bio-économie
Cela fait maintenant plus de deux ans qu’une hausse brutale des prix alimentaires a engendré une situation de crise qui a fait la une des journaux tout autour de la planète. Soudain, les « biocarburants » sont devenu un objet de controverse et d’opposition intense de la part des communautés rurales, notamment dans les pays du Sud. Les grands titres qui évoquaient alors l’enthousiasme des industriels pour l’huile de palme ou l’éthanol de maïs ne visaient en réalité que la partie émergée d’une transition et d’une évolution bien plus profondes dans les politiques industrielles, qui continuent à prendre de l’ampleur. Cette nouvelle trajectoire industrielle, appelée parfois la « nouvelle bio-économie », gagne en vitesse, en influence politique et en milliards de dollars de subventions publiques et d’investissements privés. Qu’elle soit ou on en mesure de tenir ses promesses, cette bio-économie constitue une bombe à retardement encore plus dangereuse pour les gens, les moyens de subsistance et la vie sur cette planète que les menaces liées au boom de l’éthanol.
La bio-économie est fondée sur la vision d’un ordre industriel qui s’appuierait sur les matériaux, les processus et les services biologiques. Parce que ceci est déjà le cas pour de nombreux secteurs de l’économie globale actuelle (agriculture, pêche, foresterie), ses promoteurs parlent volontiers d’une « nouvelle bio-économie » pour décrire leur propre projet de réinvention de l’économie globale – projet qui imbrique étroitement les principes économiques et les mécanismes de financement néolibéraux avec les nouvelles technologies et modes de productions à base biologique.
La rhétorique de la « nouvelle » bio-économie, pour imprécise qu’elle soit, s’insinue dans les programmes et les grands titres, associée aux notions clés de ce début de millénaire que sont l’« économie verte », les « technologies propres » ou le « développement propre ». Présentée dans ce contexte, la nouvelle bio-économie apparaît sous un jour positif : « propre », « verte », « équitable », « profitable », « moderne » et « renouvelable ».
Mais sous cette rhétorique se cache en fait une attaque contre les anciennes activités économiques « à base biologique ». Sur le chemin de cette nouvelle bio-économie se dressent en effet les milliards de personnes qui peuvent se prévaloir de droits préexistants sur la terre et les eaux côtières où se développe la biomasse. Leurs systèmes de connaissance sont dans une étroite interdépendance avec la gamme complexe d’organismes qui assurent notre subsistance à tous : la biomasse qui les a nourri et a été nourrie par eux durant des millénaires. Ces communautés coexistent dans le cadre d’une bio-économie traditionnelle, utilisant les semences pour la production d’aliments, le bois et les animaux pour l’énergie, et exploitant la biodiversité locale pour leurs besoins matériels et médicinaux.
De fait, ces organismes biologiques divers qui sont aujourd’hui relabellisés sous le terme « biomasse » ne sont pas seulement une ressource inerte pour vivre et survivre, mais sont dans une situation d’interdépendance avec les communautés qui les cultivent. Pour ceux qui ont déjà subi auparavant les effets des nouvelles vagues industrielles, l’idée de cette nouvelle bio-économie n’est que trop familière. Il ne s’agit que d’une nouvelle vague d’appropriation des biens communs, entraînant leur déplacement et la destruction de leurs foyers et de leurs moyens de subsistance. Malgré les promesses de « développement », de progrès humain et de sauvegarde environnementale, la « nouvelle » bio-économie n’est en fait qu’une nouvelle stratégie au service des intérêts économiques et industriels du Nord.
La nouvelle bio-économie actuellement projetée par les grandes firmes forestières, agroalimentaires, biotechnologiques, énergétiques et chimiques ne fait que prolonger la transformation et l’enclosure du monde naturel, à travers l’appropriation de la matière végétale et sa transformation en marchandise industrielle de telle sorte qu’elle fonctionne comme une petite usine, et à travers la redéfinition et l’adaptation des écosystèmes comme s’ils ne constituaient que des plateformes de « services » à l’industrie.
Les mêmes entreprises multinationales qui ont encouragé la dépendance de toute l’économie envers le pétrole au cours du 20e siècle cherchent aujourd’hui à devenir les nouveaux maîtres de la biomasse. Si ce véritable coup d’État aboutit, ce seront les mêmes dirigeants d’entreprises bien connues d’aujourd’hui qui continueront de siéger à la tête du nouvel ordre économique global. Mais quand bien même leurs voitures rouleraient au biocarburant, leurs ordinateurs s’alimenteraient à la bio-électricité et leurs cartes de crédit seraient en bioplastique, ils n’en auront pas moins réussi à se saisir et prendre le contrôle des systèmes naturels dont nous dépendons tous.
Qu’est-ce qui se substitue à quoi ?
« De nombreuses personnes envisagent la biomasse principalement comme une source de carburants liquides comme l’éthanol ou le biodiesel. Mais la biomasse peut être transformée en une multitude de produits d’usage quotidien. En fait, parmi les produits basés aujourd’hui sur le pétrole, comme les peintures, les encres, les adhésifs, les plastiques ou autres produits à valeur ajoutée, il en est très peu qui ne pourraient pas être produits à partir de la biomasse. » (David K. Graman, sous-secrétaire à l’énergie, la science et l’environnement sous George W. Bush[2])
Une manière très directe de prendre la mesure de l’ambition de la nouvelle économie de la biomasse est de considérer la liste des produits et des services dépendant actuellement des carburants fossiles. Il suffit ensuite s’imaginer chacun de ces secteurs substituant à la matière végétale fossilisée, sa source de ravitaillement traditionnelle, de la matière végétale vivante.
Transports : Actuellement, on estime que 70% du pétrole est utilisé sous forme de carburant liquide pour les voitures, les camions, les avions et le chauffage. Les biocarburants comme l’éthanol ou le biodiesel ne représentent qu’une première étape de la conversion du marché des carburants à la biomasse. Une prochaine générations de biocarburants hydrocarbures imitera directement l’essence et le carburant pour avions.
Électricité : Le charbon, le gaz naturel et le pétrole sont actuellement à la source de 67% de la production électrique mondiale (International Energy Agency, Key World Energy Statistics, 2008). Cependant, la co-combustion du charbon avec de la biomasse est en plein essor, et une tendance significative se fait jour dans de nombreuses villes industrielles de brûler de la plaquette forestière, des huiles végétales ou des déchets municipaux pour générer de l’électricité. Parallèlement, certaines firmes étudient les moyens de recourir à la nano-cellulose et à des bactéries synthétiques pour produire du courant électrique à partir de cellules vivantes, et transformer ainsi la biomasse en électricité sans utiliser de turbines.
Produits chimiques et plastiques : Actuellement, environ 10% des réserves globales de pétrole sont transformées en plastiques et en produits chimiques. Toutefois, pour parer au prix croissant du pétrole, les grandes entreprises chimiques comme DuPont se sont dotées d’objectifs ambitieux de transition à l’exploitation comme matière première d’une biomasse prétendument « renouvelable », comme le sucre pour la production de bioplastiques, de textiles, de produits chimiques fins ou lourds.
Engrais : La production mondiale d’engrais via le procédé Haber Bosch utilise de manière intensive le gaz naturel. Les promoteurs du biocharbon (ou biochar, biomasse carbonisée) prétendent disposer d’un produit biologique de substitution pour améliorer la fertilité des sols, susceptible d’être produit à l’échelle industrielle.
Qu’est-ce que la biomasse ?
Rigoureusement parlant, la biomasse est une mesure de poids utilisée dans le cadre de la science écologique. Elle renvoie à la masse totale de toutes les choses vivantes (matière organique) situées en un lieu particulier[3]. Les poissons, les arbres, les animaux, les bactéries et même les hommes constituent tous la biomasse. Plus récemment, toutefois, elle est devenue un terme de convenance pour désigner la matière biologique non fossilisée, notamment la matière végétale qui peut être utilisée comme matière première pour des carburants ou pour la production chimique industrielle[4].
Selon l’US National Renewable Energy Laboratory [Laboratoire national de l’énergie renouvelable des États-Unis], « la biomasse comprend toute matière organique disponible de manière renouvelable. Elle inclut les forêts et les résidus des scieries, les productions agricoles, les déchets agricoles, le bois et les déchets de bois, les huiles végétales, les déchets animaux, les résidus issus de l’élevage, les plantes aquatiques, les arbres et plantes à croissance rapide, et les déchets municipaux et industriels ».
En y regardant de plus près, on peut inclure sous ce dernier terme des pneus, des boues d’épuration, des plastiques, des bois traités, des matériaux de construction peints et des débris de démolitions. Même les fumiers issus de l’élevage industriel, les abats issus d’opérations d’abattage, les vaches incinérées et les gaz de décharge semblent pouvoir être valorisés au titre de la biomasse.
Les plantes ont été une source de carburant et de production matérielle depuis des millénaires, mais ce nouvel usage du terme biomasse signale une rupture industrielle particulière dans la relation de l’humanité avec les végétaux. Au contraire du terme « plantes », qui renvoie au monde très riche et divers de la taxonomie des multiples espèces et variétés, le terme de biomasse traite toute matière organique comme s’il s’agissait de la même « matière végétale » indifférenciée, une vision du monde qui porte la marque de l’industrie. Redéfinies comme biomasse, les plantes sont réduites sémantiquement à leurs dénominateurs communs, de sorte que, par exemple, les savanes et les forêts sont conçues d’un point de vue commercial comme sources de cellulose et de carbone. La biomasse opère ainsi comme un terme profondément réductionniste et anti-écologique, traitant la matière végétale comme s’il s’agissait d’une marchandise homogène en gros. L’usage du terme de biomasse pour décrire des êtres vivants est un indice qui signale à coup sûr que des intérêts industriels sont en jeu.
Cellulose, le sucre merveilleux
Si l’on prélevait la fine couche de matière vivante existant sur la terre et qu’on la faisait bouillir pour la réduire à ses composants chimiques essentiels, le résultat que l’on obtiendrait serait composé principalement d’un sucre vert appelé cellulose. On le trouve dans toutes les plantes, ainsi que dans certains microbes, sous la forme de longues chaînes de glucose structurées de manière fibreuse ou occasionnellement cristalline[4]. Ce composant moléculaire commun est en train de devenir rapidement l’objet de toutes les attentions de l’industrie, pour quatre raisons.
- Abondance : la terre produit environ 180 milliards de tonnes de cellulose chaque année.
- Énergie : La cellulose est la principale source d’énergie à l’œuvre dans la nutrition animale et dans la chaleur produite par la combustion de végétaux.
- Flexibilité : Plusieurs des premières matières plastiques étaient basées sur la cellulose végétale, qui présente l’avantage de pouvoir être modifiée et utilisée de différentes manières pour produire de nouveaux polymères, des revêtements, des huiles et des combustibles[5]. Des travaux récents ont également démontré que les nano-fibres de cellulose peuvent être modifiées pour acquérir des propriétés jusque là inédites[6].
- La cellulose n’est pas (nécessairement) de la nourriture. Les légumes et les céréales contiennent une grande part de cellulose. Et il en va de même des composants non- alimentaires des plantes. Les promoteurs des biocarburants soutiennent que la cellulose que l’on trouve dans les tiges et les feuilles des plantes peut être appropriée pour des usages industriels sans que cela empêche que les fruits ou les graines gardent une destination alimentaire.
Mais même si la cellulose est en théorie abondante, la difficulté de la séparer des autres composants de la plante constitue un obstacle significatif à son exploitation industrielle. Dans la plupart des cas, la cellulose est accrochée à une matrice composée de différentes substances connue sous le nom de lignocellulose, qui est composée de lignine (une substance dure riche en carbone) et d’hémicellulose (un mélange d’autres sucres).
Extraire la cellulose de la lignine et la réduire à des sucres plus simples requiert soit de la soumettre à une chaleur intense, soit l’application de produits chimiques ou d’enzymes puissants, comme ceux que l’on trouve dans les boyaux des vaches ou les termites. La séparation industrielle de la cellulose est devenue aujourd’hui l’un des domaines de recherche les plus actifs dans les sciences de l’énergie et de la matière[7].
Au niveau élémentaire : ce qui compte, c’est le carbone
À une époque où les réserves de pétroles se réduisent de plus en plus, l’excitation commerciale qui entoure des composants de la biomasse tels que la cellulose s’explique par la quête industrielle de sources « non conventionnelles » de carbone. La comptabilité des réserves de carbone effectuée par les compagnies énergétiques comme BP révèle que les milliards de tonnes de carbone enfermées dans les stocks mondiaux de biomasse dépassent de loin les réserves connues de pétrole et de gaz naturel, de même que les filons de charbon. Les stocks globaux de carbone sous forme fossile s’élèvent à 818 milliards de tonnes tandis que la biomasse globale renferme annuellement environ 560 milliards de tonnes.
Au niveau géopolitique : tout est dans le Sud
« Si vous regardez une image de notre planète… il n’est pas difficile de repérer où sont toutes les parties vertes. Ce sont les endroits où l’on pourrait sans doute faire pousser des matières premières dans des conditions optimales. » (Steve Koonin, sous-secrétaire à la science du département de l’Énergie des États-Unis et ancien responsable de la recherche pour BP[8])
Si, depuis l’espace, notre planète peut présenter une apparence verte et riche en biomasse, le sale petit secret de l’économie de la biomasse qui se prépare aujourd’hui est que, tout comme les réserves fossiles de carbone sous forme de gaz ou de pétrole, les réserves de carbone vivant de la biomasse globale ne sont pas distribuées équitablement. Au niveau mondial, on estime que la végétation terrestre recèle 500 milliards de tonne de carbone. Cependant, 86% de ces réserves (430 milliards de tonnes) sont stockées dans les zones tropicales et sous-tropicales, tandis que les éco-régions boréales et tempérées n’en contiennent que 34 et 33 milliards respectivement. De même, c’est également sous les tropiques que la biomasse se régénère le plus rapidement, et que la biomasse marine, principalement le phytoplancton, est la plus productive. Contrôler cette biomasse globale requiert donc de s’arroger la propriété ou le contrôle politique sur les terres et les mers des tropiques.
De la décomposition du pétrole au piratage des plantes
Lorsque les partisans de l’économie de la biomasse évoquent un passage d’une économie des hydrocarbures (fossiles) à une économie des glucides (végétaux), ils se plaisent à souligner que ce n’est pas aussi inédit que cela peut paraître.
Chimiquement parlant, la différence entre un hydrocarbure et un glucide (hydrate de carbone) ne tient qu’à quelques atomes d’oxygène. Les glucides sont des sucres de carbone, d’hydrogène et d’oxygène. Est appelée en revanche hydrocarbure toute molécule composée uniquement d’hydrogène et de carbone, et elle est classifiée comme un minéral…
Historiquement, et aujourd’hui encore dans la plupart des communautés locales et indigènes, ces sont les glucides végétaux qui assurent l’essentiel des besoins humains. En 1820 encore, les Américains utilisaient deux fois plus de plantes que de minéraux comme matières de base pour fabriquer teintures, substances chimiques, peintures, encres, solvants, et même énergie. En 1920, ce rapport s’était inversé, et au milieu des années 70, les Américains consommaient 8 tonnes de minéraux pour chaque tonne de glucides végétaux[9].
Cette évolution a été facilitée par deux facteurs :
- La densité énergétique plus importante des hydrocarbures fossiles. Une demi tonne de carbone contient la même quantité d’énergie que deux tonnes de bois vert, de sorte que le charbon, et plus tard le pétrole, sont devenu le carburant privilégié de la révolution industrielle[10].
- Les succès de la pétrochimie. Les premiers pas de la chimie de synthèse ont consisté à apprendre à transformer le goudron de charbon en teintures profitables, et finalement à « décomposer » le pétrole en nombreuses molécules pouvant être raffinées pour produire des carburants, des cires, des explosifs, des pesticides, des plastiques, des peintures, des médicaments, des cosmétiques, des textiles, du caoutchouc, de l’essence, de l’asphalte et bien d’autres choses[11].
Aujourd’hui, les inquiétudes relatives au pic pétrolier et à la volatilité des marchés, l’intérêt suscité par le potentiel financier des marchés du carbone et le développement de nouvelles technologies contribuent tous à inverser l’évolution historique. Ainsi, de même que les avancées de la chimie de synthèse ont rendu possible l’économie des hydrocarbures, de même les innovations actuelles dans le domaine de la biologie synthétique permet aujourd’hui aux firmes de réadapter cette économie à des matières premières végétales.
Vendre la transition
Les analyses de l’ETC Group suggèrent qu’à la source des investissements dans la nouvelle bio-économie se trouve en fait le bon vieil opportunisme capitaliste. Cependant, les partisans de l’économie de la biomasse ne manquent pas de nouveaux habits pour revêtir leur visées impérialistes. Voici quelques-uns des grands programmes communément mis en avant pour justifier le nouvel accaparement de la biomasse.
1. Rêves sucrés : l’économie des glucides.
Le terme « économie des glucides » a été initialement mis en avant par des militants de l’Institute for Local Self Reliance (ILSR) aux États-Unis, et renvoie à la vision d’une fabrication de substances chimiques et de matériaux industriels à partir de matières végétales au lieu de pétrole[12]. Leur intérêt dans les matériaux à base biologique (c’est-à-dire végétale) est lié à l’espoir que ces matériaux pourront être conçus pour se biodégrader plus facilement dans l’environnement, au contraire des plastiques issus du pétrole.
2. Rêves verts : ressources renouvelables et économie hydrogène
La biomasse est systématiquement mentionnée dans les descriptions et les définitions de ce qui constitue une ressource renouvelable, puisque les plantes et les végétaux peuvent théoriquement repousser après avoir été récoltés. La biomasse est également parfois citée comme une forme d’énergie solaire, les plantes recueillant l’énergie du soleil. La biomasse est également considérée comme une ressource clé dans le développement d’un autre vision « verte », celle de l’économie hydrogène, puisque l’hydrogène pourrait être extrait des plantes.
3. Rêves rafraîchissants : l’économie neutre en carbone
L’urgence contemporaine de résoudre le problème du changement climatique d’origine humaine a mis la biomasse au centre de l’attention. Les plantes séquestrant le dioxyde de carbone de l’atmosphère, les décideurs politiques ont considéré la matière végétale comme une matière « neutre en carbone » pour la production énergétique, en invoquant le fait que les émissions issues de la production bioénergétique sont re-séquestrées lorsque les végétaux en question sont replantés. En 2005, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) a estimé que l’énergie issue de la biomasse représentait 78% de la production énergétique « renouvelable » globale.
4. Rêves patriotiques : l’indépendance énergétique
Aux États-Unis au moins, l’idée d’une bio-économie locale comme rempart patriotique contre le terrorisme et les guerres du pétrole présente un attrait considérable. On attend des biocarburants et des bioplastiques qu’en réduisant la dépendance envers le pétrole étranger, ils renforcent la souveraineté nationale tout en réduisant les revenus de pays pétroliers extrémistes. Ce rêve transcende les clivages politiques dans la mesure où il s’appuie sur l’opposition à la guerre de la gauche aussi bien que sur le chauvinisme et les inquiétudes sécuritaires de la droite.
5. Rêves de bond en avant : le développement propre et le mouvement des « emplois verts »
Comment aider les pays les plus pauvres à se « développer » tout en évitant un développement industriel polluant ? C’est là le paradoxe apparent que les promoteurs du « bond en avant environnemental » cherchent à résoudre par le moyen de nouvelles technologies permettant un développement plus vert et plus propre. Dans le même temps émerge dans le Nord industriel le mouvement des « emplois verts » (green jobs), selon lequel les technologies vertes de la bio-économie sont un moyen idéal de venir à la rescousse d’une main d’œuvre industrielle victime de la stagnation.
6. Rêves technophiles : technologies convergentes et technologie propre
Les « technologies convergentes » renvoient à la manière dont des domaines technologiques en apparence distincts comme les nanotechnologies, les biotechnologie et la robotique se combinent pour donner naissance à une puissante plateforme technologique hybride. Dans les cercles de la politique scientifique européenne, on envisage que les technologies convergentes soient destinées à des applications « durables » comme la bioénergie ou les « technologies climatiques » pour stimuler la croissance économique[13]. Aux États-Unis, des scientifiques réputés et des investisseurs de capital-risque ont appelé cette nouvelle vague de technologies environnementales sources de profit les technologies propres (cleantech) – une catégorie d’investissements représentant plusieurs milliards de dollars et incluant les biocarburants, la bioénergie, les bioplastiques et les matériaux à base biologique en général, de même que les technologies sous-jacentes telles que la biologie synthétique et les nanotechnologies.
Pas une simple substitution – un accaparement
Attribuer l’essor récent de la bio-économie et l’intérêt émergent pour la biomasse à une simple prise de conscience écologie ou patriotique revient à assumer, à tort, que les dirigeants des grandes entreprises et des économies de l’OCDE sont motivés par des soucis humanitaires ou environnementaux. Comme pour toutes les transitions industrielles qui l’ont précédée, l’origine de la ruée sur la biomasse n’est pas à chercher dans des idéaux élevés, mais dans l’intérêt ultime bien compris des entreprises. Cachée derrière les promesses doucereuses de la « neutralité en carbone » et de l’« indépendance énergétique », se tient la promesse hautement lucrative d’un nouvel accaparement de ressources à grande échelle, à travers lequel des centaines de milliards de tonnes de matière végétale indifférenciée deviendraient une nouvelle marchandise. Bien loin de constituer une transformation amenant une nouvelle économie, la transition fondée sur la biomasse n’est en fait qu’un réoutillage de l’ancienne économie de production, de consommation, d’accumulation de capital et d’exploitation, avec une nouvelle source de carbone à piller pour continuer à faire fonctionner la machine industrielle.
En termes économiques, l’exploitation de la cellulose et d’autres sucres comme matière première pour produire du carburant, des substances chimiques ou de l’électricité a pour conséquence de doter d’une importance commerciale inédite des herbes, des algues ou des branches auparavant sans valeur. De manière plus décisive, toute terre ou étendue d’eau qui peut faire vivre des végétaux gagne en valeur comme source potentielle de biomasse, un fait qui contribue d’ores et déjà à accélérer l’accaparement de terres au niveau mondial, lequel avait été initié au départ dans le but de sécuriser l’approvisionnement alimentaire. Si le coup d’État de la biomasse réussissait, les technologies de transformation de la biomasse (notamment les nanotechnologies, les biotechnologies et la biologie synthétique) deviendraient des clés très profitables pour extraire cette nouvelle source de valeur, ce qui ne manquerait pas de rendre plus puissantes les industries qui contrôlent ces technologies.
La biomasse se trouvant ainsi vantée comme la nouvelle matière première de l’économie mondiale de l’après-pétrole, il est essentiel de poser la question : y a-t-il effectivement une quantité suffisante de biomasse sur notre planète pour soutenir une transition historique de cette ampleur ? À l’époque où, pour la dernière fois à ce jour, la société humaine globale dépendait encore de la matière végétale comme source primaire pour ses besoins énergétiques (vers la fin des années 1890), la consommation mondiale d’énergie était selon les estimations actuelles de 600 gigawatts[14]. Les estimations de la consommation énergétique mondiale d’aujourd’hui varient entre 12 et 16 térawatts – une multiplication par vingt au moins de la demande par rapport à l’économie de la biomasse de jadis. Actuellement, l’offre énergétique qui permet de répondre à cette demande repose presque entièrement sur les hydrocarbures fossiles, avec une petite part de nucléaire, d’hydroélectrique et de biomasse dans le mix (autour de 1,5 térawatt)[15]. Selon l’économiste de l’énergie du MIT Daniel Nocera, on s’attend à ce que la demande énergétique mondiale augmente de 19 térawatts d’ici 2050[16].
Une synthèse de 16 évaluations de la quantité globale de biomasse disponible observe : « Dans les scénarios les plus optimistes, la bioénergie pourrait fournir plus de deux fois la demande énergétique actuelle, sans porter préjudice à la production alimentaire, aux efforts de protection des forêts ou à la biodiversité. Selon les scénarios les plus défavorables, toutefois, la bioénergie ne pourrait fournir qu’une fraction de l’énergie actuellement utilisée, peut-être même moins qu’elle n’en fournit aujourd’hui. »
Pourquoi une telle variation dans les estimations ? La réponse la plus courte à cette question est que certains économistes de l’énergie n’ont tout simplement pas vu la forêt cachée derrière les arbres. Les stocks de biomasse vivante ne peuvent pas être comptabilisés de la même manière que des réserves fossiles de pétrole ou de charbon. La valeur économique de plantes récoltées comme matière première industrielle pour l’alimentation humaine ou animale, les fibres, les produits chimiques ou le carburant doit être mise en balance avec la valeur écologique vitale des plantes vivantes comme fondement de tous les écosystèmes (en rapide dégradation) dont dépend notre existence.
De fait, si l’on prend en considération l’exigence hautement critique de préserver et même de restaurer et renforcer les écosystèmes (à base végétale) de la planète, l’entreprise de comptabiliser la biomasse globale dans son ensemble prend un caractère radicalement nouveau, et l’idée qu’il y aurait quelque part de la biomasse superflue à disposition se trouve rapidement réduite à néant.
Les études du système terrestre qui tentent de mesurer la santé et la résilience actuelles des écosystèmes et de la biodiversité offrent de sérieux avertissements. Le Millenium Ecosystem Assessment de 2005 a conclu que 60% des écosystèmes du monde sont déjà en déclin. Le Living Planet Index, une mesure de l’évolution de la biodiversité basée sur le suivi de 1313 espèces terrestres, marines et d’eau douce, conclut qu’entre 1970 et 2003, l’index a baissé globalement de 30%, ce qui signifie que les écosystèmes en général subissent une détérioration précipitée. L’Union internationale pour la conservation de la nature estime que globalement, presque 40% des espèces qu’elle suit sont menacées d’extinction. Les taux d’extinction actuels sont aujourd’hui plus de mille fois supérieurs aux taux typiques connus au cours de l’histoire de notre planète. Les changements d’utilisation des terres, dont la déforestation et l’expansion agricole, en sont considérés comme la cause principale. En même temps, on estime qu’au moins 10 à 20% des forêts et savanes restantes seront converties vers une utilisation humaine d’ici 2050. En outre, l’ONU estime que deux tiers des pays du monde sont affectés par la désertification de leurs sols, ce qui représente plus de quatre milliards d’hectares de terres agricoles, qui subviennent aux besoins d’un milliard de personnes.
Les chiffres d’un autre instrument de mesure, appelé l’empreinte écologique et développé par le Global Footprint Network, sont particulièrement parlants[17]. L’empreinte écologique mesure l’utilisation (ou la sur-utilisation) par l’homme de la biocapacité de la terre. Le terme de « biocapacité » désigne la quantité de terre arable, de pâtures, de forêts et de pêcheries disponible de manière soutenable pour l’utilisation humaine, compte tenu des besoins de la nature pour assurer sa propre résilience écologique. La sur-utilisation de la biocapacité nuit aux écosystèmes et entraîne leur déclin. Il s’avère que depuis la fin des années 80, nous avons été en « dépassement de terre », avec une empreinte industrielle supérieure à sa biocapacité. En fait, depuis environ 2003, nous avons atteint un taux de dépassement stupéfiant de 25%, « transformant les ressources en déchets plus rapidement que la nature ne peut retransformer les déchets en ressources ». Si nous continuons sur la trajectoire actuelle, nous utiliserons le double de la biocapacité de la terre en 2050 – une proportion intenable.
Alors que les politiques industrielles associées à l’économie de la biomasse gagnent en influence, les écologistes craignent que cette pression n’entraîne des conséquences désastreuses. Par exemple, dans le bassin amazonien, l’expansion de la canne à sucre et du soja (en partie pour produire des biocarburants) a poussé la déforestation à un point tel qu’un dépérissement massif de la forêt restante est jugé probable[18]. L’impact potentiel d’un dépérissement de grande ampleur en Amazonie tournerait à la catastrophe globale, car cette forêt régule les précipitations et les conditions météorologiques sur la plus grande partie de l’Amérique du Sud jusqu’au Midwest états-unien, et même aussi loin que l’Afrique du Sud[19].
La leçon à tirer de la considération d’impacts potentiels aussi rapides que dramatiques est que la mesure des « services » et de la biocapacité des écosystèmes, même s’ils constituent des avertissements utiles, ne nous donnent qu’une image incomplète des limites réelles de l’extraction de la biomasse, car ils reposent, de manière non plausible, sur une vision purement linéaire du fonctionnement des écosystèmes et de leur effondrement possible. De même que la menace d’un dépérissement de l’Amazonie ne peut pas être mesurée par un index global de « biocapacité », de même il y a sûrement de nombreux « points de basculement » qui, une fois franchis, entraîneraient un effondrement de la résilience des écosystèmes, avec des effets non linéaires dévastateurs. Nous risquons de ne pas voir ces points de basculement arriver avant qu’il ne soit trop tard.
Ce n’est pas une coïncidence si les partisans les plus obstinés de l’économie de la biomasse dans la décennie écoulée n’ont pas été les ONG environnementales, mais les grandes entreprises des biotechnologies, de la chimie, de l’exploitation forestière et de l’agrobusiness, qui espèrent ainsi étendre et consolider leur pouvoir économique. Ces nouveaux « maîtres de la biomasse » sont en train de s’accaparer à grande échelle les plantes, la terre et les conditions de la vie. L’économie de la biomasse ne constitue dès lors que la dernière déclinaison en date de l’extraction de ressources au Sud de la planète pour alimenter la consommation et l’accumulation de capital du Nord Industrialisé – aux dépens des vies et des moyens de subsistance de la majorité des habitants de la terre, et de l’avenir de la vie elle-même sur notre planète.
NOTES
[1] http://bioenergy.ornl.gov/faqs/index.html#resource
[2] Témoignage de David K. Garman devant le Comité de l’agriculture, de la nutrition et de la forêt, Programme biomasse du Département de l’énergie du Sénat des États-Unis, 6 mai 2004. Disponible en ligne à l’adresse http://www1.eere.energy.gov/office_eere/congressional_test_050604.html
[3] Voir, par exemple le glossaire des termes du changement climatique réalisé par l’EPA, Agence fédérale américaine de protection de l’environnement, disponible en ligne à l’adresse www.epa.gov/climatechange/glossary.html
[4] Voir, par exemple, le glossaire de la Biotechnology Industry Organisation [Organisation de l’industrie des biotechnologies], disponible en ligne à l’adresse http://genomicsgtl.energy.gov/roadmap/, 2007.
[9] Richard Brenneman, ‘BP Chief Scientist Named Undersecretary of Energy’, Berkeley Daily Planet, 25 March 25 2009.
[10] David Morris, ‘The Once and Future Carbohydrate Economy’, The American Prospect, 19 mars 2006. Disponible en ligne à l’adresse http://www.prospect.org/cs/articles?articleId=11313
[11] David Morris et Irshad Ahmed, ‘The Carbohydrate Economy: Making Chemicals and Industrial Materials from Plant Matter’, The Institute for Local Self Reliance, 1993, p 7.
[12] Neil McElwee, ‘Products from Petroleum’, 2008. Disponible en ligne à l’adresse http://www.oil150.com/essays/2008/04/products-from-petroleum
[13] David Morris et Irshad Ahmed, ‘The Carbohydrate Economy: Making Chemicals and Industrial Materials from Plant Matter’, The Institute for Local Self Reliance, 1993.
[14] Nordman et al, ‘Converging technologies - Shaping the Future of European Societies - Interim report of the Scenarios Group - High Level Expert group - Foresighting the next technology wave’, 2004, p 3.
[15] Vaclav Smil, Global Catastrophes and Trends - The Next Fifty Years, 2008, MIT Press. p 83.
[16] Griffith, S. ‘Recalculating Climate Change’
[17] Millenium Ecosystem Assessment: Ecosystems and Human Well-Being, 2005 ; IUCN, Red List of Threatened Species, 2008, http://www.iucnredlist.org/documents/2008RL_stats_table_1_v1223294385.pdf ; Living Planet Report 2006, WWF, Zoological Society of London and Global Footprint Network ; UN Food and Agriculture Organisation, State of the World’s Forests 2007 ; Global Footprint Network, http://www.footprintnetwork.org/en/index.php/GFN/page/at_a_glance/
[18] Nepstad sur le dépérissement de l’Amazonie.
[19] T.N. Chase, R.A. Pielke Sr. et R. Avissar, 2007: ‘Teleconnections in the Earth system’. Encyclopedia of Hydrological Sciences, M. Anderson, Editor-in-Chief, John Wiley and Sons, United Kingdom, 2849-2862.
* Jim Thomas est directeur de programme de recherches et rédacteur pour l’ETC Group. Il a travaillé dans le domaine de la communication, de la rédaction d’articles sur les technologies émergentes et des campagnes internationales.
Traduction : Albert Caille
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