Rd Congo et Centrafrique : Les ONG face à l’usage de la force militaire
La décision d’intervenir militairement en République démocratique du Congo (opération Artémis), au Tchad et en République Centrafricaine (Eufor Tchad-RCA) n’a pas seulement été une décision politique. Delphine Loupsans expose la capacité des ONG à influencer les décideurs politiques européens et montre «qu’il est possible pour les humanitaires et les militaires de s’entendre et de coopérer».
Les ONG sont ce que l’on appelle un acteur transversal du processus décisionnel européen, c’est-à-dire un acteur interagissant dans ce que l’on nomme couramment l’« Europe des couloirs (1)», qui se joue plus ou moins dans l’ombre, mais dont l’impact est particulièrement significatif dans la mise en œuvre de politiques aussi techniques que l’humanitaire. Or, bien que les ONG soient un acteur humanitaire civil et privé, elles interviennent directement, compte tenu de la nature de leurs activités et de l’évolution de leurs terrains d’intervention, dans un environnement de plus en plus militarisé.
En effet, si cet environnement les amène nécessairement à négocier et à coopérer avec les soldats étrangers, l’inscription des « Missions de Petersberg » dans le Traité d’Amsterdam et leur élévation, depuis les années 2000, au rang de fondement de la doctrine stratégique de la PESD (2), les contraint à travailler de concert avec le bras armé de l’un de leurs partenaires privilégiés : l’Union européenne. Leur participation aux prises de décision s’est donc considérablement accrue, en étant valorisée par une mécanique décisionnelle particulière qui tient compte de la spécificité des missions conduites par l’UE dans le cadre de sa politique de gestion des crises. Ainsi, si leur partenariat avec les acteurs étatiques n’est pas nouveau, leur nombre, le remaniement de leurs activités et les nouvelles opportunités de gouvernance, en font, désormais, des groupes de pression puissants qui leur confère un statut d’acteur-actant.
C’est cette capacité à influencer les décideurs politiques européens que nous étudions dans cet article, à travers l’analyse des différentes ressources et médiations qui ont pu, à un moment donné, créer des passerelles entre les différents mondes, durant la phase de préparation de deux décisions précises : la décision d’intervenir militairement en République démocratique du Congo (opération Artémis) et celle décidant de le faire au Tchad et en République Centre Africaine (Eufor Tchad-RCA).
Partant de l’hypothèse selon laquelle la norme n’apparaît pas naturellement mais qu’elle est construite (3), la décision en politique étant un comportement intentionnel et social (4), il apparaît que l’analyse du processus décisionnel qui induit ces deux opérations ne peut pas se résumer aux choix des seuls décideurs européens. Dans notre optique, les opérations Artémis et Eufor Tchad-RCA découleraient de la définition qu’ils se sont fait du problème, et des solutions qu’ils ont envisagées au cours d’interactions complexes avec différents acteurs (5).
Pour notre part, nous nous focalisons uniquement sur le rôle et l’impact des ONG humanitaires dans ces prises de décision. Nous nous interrogeons sur leur cadre cognitif, c’est-à-dire leurs normes, leurs intérêts, les évènements qui les ont marquées respectivement à un moment donné (accidents, législations internationales) ; en bref, leur complexe motivationnel (6).
Pourquoi avoir soutenu et désiré l’intervention militaire de l’UE ? Quelle place pour les intérêts altruistes et corporatistes ? Ceci nous permet de mettre en avant la complexité du processus décisionnel européen, mais plus encore sa particularité lorsqu’il est question d’intervenir militairement pour aider une population vulnérable. Quels canaux les ONG ont-elles mobilisés ? Les canaux qu’elles utilisent en période agitée, sont-ils les mêmes que ceux utilisés en période de calme ? La réponse à ces questions a l’avantage de faire ressortir les « compromis » (Weber, Simmel), les tentatives de « jeux » (théorie des jeux coopératifs et non coopératifs)(7), les marchandages (8), voire les arrangements (9) dont est immanquablement issue la décision d’utiliser la force mais, surtout, d’expliquer le soutien à un tel choix de la part d’acteurs qui sont généralement récalcitrants à le faire. Dans les deux cas étudiés, les ONG ont soutenu et même vigoureusement réclamé ces interventions militaires.
En effet, dans le cas de la RDC, il est trop souvent oublié que si l’opération militaire de l’UE répond à une demande de l’ONU, elle répond aussi aux attentes des partenaires humanitaires européens opérant sur le terrain. L’opération Artémis a donc le mérite de montrer qu’il est possible pour les humanitaires et les militaires de s’entendre et de coopérer, dès lors que leurs actions respectives sont motivées par des objectifs communs, que leurs intérêts confluent, et qu’un dialogue accru est ouvert entre les deux sphères d’influence.
En l’espèce, nous montrons que l’impératif humanitaire, qui jalonne leurs actions respectives, a occasionné une conciliation d’intérêt, conditionnée par une symbiose entre la demande d’aide formulée par les acteurs humanitaires et la réponse apportée par la force européenne. Quant à l’opération Eufor Tchad-RCA, elle répond à une demande, encore plus virulente, des organisations humanitaires, le président soudanais Al Bachir ayant clairement déclaré en septembre 2004 : « Toutes les organisations non-gouvernementales internationales sont nos ennemies ».
De ce fait, s’il est vrai que certaines ONG ont pu initialement douter de la neutralité et de l’impartialité d’une force composée de soldats français, la phase de dialogue ouverte par l’UE avec les partenaires civils, avant le déploiement de la force et pendant son exercice, a créé, grâce à des négociations importantes, une atmosphère de confiance qui les rassure et qui les amène à soutenir et à réclamer le déploiement de la force européenne.
Pour le démontrer, nous commençons par dresser un bref état de la problématique liée à l’impact des ONG sur le processus décisionnel européen et surtout de leur rôle dans la définition de politiques aussi techniques que l’humanitaire. En d’autres termes, nous nous intéressons à ce qui est couramment appelé l’« Europe des couloirs »(10).
Quel rôle jouent les ONG dans la définition des politiques humanitaires (11)? Comment Bruxelles valorise-t-elle leur rôle ? Par quels canaux agissent-elles ? Sont-elles représentées de la même façon dans l’enceinte de la Commission et du Conseil ? Les choses ont-elles évolué ? En réalité, la politique humanitaire de l’UE étant une politique sectorielle, elle se trouve à la jonction de deux piliers : le pilier communautaire et le second pilier chargé de la mise en œuvre de la PESD et que compte tenu de cela, l’impact des ONG varie en fonction des institutions et du pilier dans lequel elles tentent d’agir.
Dans l’enceinte du pilier communautaire, leur rôle est couramment reconnu et leurs moyens de pression mutualisés fortement institutionnalisés. En revanche, la prise en compte de leurs revendications et l’exercice de leur lobbying est généralement plus compliqué dans l’enceinte du second pilier qui, à cause de sa nature intergouvernementale et les domaines d’action qu’il a en charge, réduit considérablement les possibilités d’influence des acteurs non-gouvernementaux.
Cependant, bien que plus compliqué, il est aussi bien réel. C’est pourquoi, même si nous ne souhaitons pas revenir sur les détails de la participation des ONG dans la définition de la politique humanitaire communautaire, nous revenons d’abord sur les caractéristiques qui alimentent l’originalité de ce lobbying de façon à bien comprendre ensuite quels sont les enjeux et les transformations survenues récemment qui ont permis de les incorporer dans un processus décisionnel plus global. Ceci nous permet alors de voir, dans le cas plus particulier des décisions traitées, comment s’organise en pratique la participation des ONG au second pilier, de façon à percevoir concrètement comment elles se sont faites entendre et quelles en ont été les conséquences sur la décision finale. Pour cela, nous tentons d’identifier l’ensemble des bureaucraties européennes qui sont intervenues dans ce processus (les différentes administrations, les Etats dont certains exercent une influence plus grande que d’autres), pour tenter de déterminer vers lesquelles elles se sont essentiellement tournées.
Contrairement à ce que pourrait laisser croire son nom, l’UE n’est pas un acteur unitaire. Il est donc important de savoir précisément auprès de quelles administrations, directions générales, Etats, elles sont intervenues pour influencer la décision finale. Les ONG ont nécessairement joué un rôle en sélectionnant, et faisant circuler des connaissances (théoriques ou issues de leur propre pratique) conformément aux normes et intérêts qu’elles véhiculent. Elles ont donc agi au niveau de la mise en œuvre de ces décisions mais également au niveau des choix d’intervention fait par le Conseil et ses Etats membres. Que le dialogue se soit organisé autour de canaux indirects (Commission) ou bien directs (officiers de liaison), le fait est qu’il y a eu relation, échange et partage. C’est au cours de ces liens qu’ont émergé un certain nombre de savoirs et d’informations nécessaires à une harmonisation des relations entre acteurs civils et militaires.
NOTES
(1) R.Balme, D.Chabanet, V.Wright, L’Action Collective en Europe, Paris, Presses de Sciences Po, 2002.
(2) Les Missions de Petersberg, définies à Bonn en 1992, recouvrent des missions humanitaires ou d’évacuation des ressortissants, des missions de maintien de la paix et des missions de forces de combat pour la gestion des crises y compris des opérations de rétablissement de la paix. D’abord introduites dans le Traité d’Amsterdam, elles deviennent, avec le sommet de Cologne puis le Traité de Nice, le fondement de la doctrine stratégique de la PESD.
(3) P.J Katzenstein,The culture of national security. Norms and identity in world politics, New York, Columbia University Press, 1996.
(4) K.J Holsti, The problem of change in international relations theory, Institute of international relations, Ubc Working paper, n°26, 1998.
(5) H.A. Simon, « A behavioral model of rational choice », Quaterly journal of economics, n°69, Cambridge, Harvard University, 1955, pp.98-118
(6) F.V. Kratochwil, Rules, norms and decisions-On the conditions of pratical and legal reasoning in international relations and domestic affairs, Cambridge, Cambridge University press, 1999.
(7) D.D. Morton, La théorie des jeux, Paris, Armand Colin, 1973. R. Axelrod, Donnant-Donnant : Théorie du comportement coopératif, Paris, éd. Odile Jacob, 1992.
(8) G. Allison, Essence of Decision. Explaining the Cuban Missile Crisis, Boston, Addison Wesley Longman, 1999.
(9) M.Crozier, Le phénomène bureaucratique, Paris, Editions du Seuil, 1963. E. Friedberg, Le pouvoir et la règle. Dynamiques de l’action organisée, Paris, Editions du Seuil, Coll. Essais, 1997.
(10) R.Balme, D.Chabanet, V. Wright, op. cit.
(11) P.Lang, op. cit.
* Delphine Loupsans est Dr. en Science Politique A.T.E.R - Chercheure rattachée au CERTAP - Université Via Domitia Perpignan (source : Grotius.fr)
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