Renforcer l’eau publique en Afrique : pour un modèle de partenariat public-public en réseau Sud-Sud-Nord
Aussi bien les partenariats public-public Sud-Sud que les partenariats Nord-Sud présentent des avantages et des inconvénients. Combiner ces deux modèles dans le cadre de partenariats en réseau constitue un moyen efficace de mobiliser expertise et financements et obtenir les résultats souhaités. Un tel partenariat en réseau, impliquant six opérateurs publics de l’eau d’Europe et deux d’Afrique, a été mis en place pour améliorer l’accès à l’eau en Mauritanie. Ce partenariat repose sur une base solide de principes partagés de service public. La contribution de la compagnie nationale de l’eau marocaine ONEP, l’un des opérateurs publics de l’eau les plus performants d’Afrique, constitue un aspect crucial du partenariat.
Au Sommet du Millénaire des Nations unies en septembre 2000, les dirigeants du Monde ont adopté la Déclaration du Millénaire visant à réduire l'extrême pauvreté et fixé des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD). Parmi les cibles visées par ces OMD, celui de réduire de moitié, à l’horizon 2015, le nombre de personnes n’ayant pas accès à l’eau potable et à l’assainissement.
Force est de constater, d’après les différents rapports d’évaluation , (1) que les pays du Sud sont non seulement loin d’atteindre les OMD relatifs à l’eau potable et à l’assainissement, mais ne sont même pas, pour la plupart, sur la bonne voie pour espérer y arriver un jour. Ceci est le cas en particulier des pays de l’Afrique Subsaharienne.
Afin de soutenir les pays du Sud, plusieurs solutions ont été préconisées et expérimentées ; parmi celles-ci, la solution consistant à faire participer le privé – communément appelée Partenariat public privé (PPP) ou Participation du secteur privé (PSP) – en lui déléguant la mission du service public d’assurer l’accès à l’eau potable et à l’assainissement a été présentée longtemps, et presque d’une manière dogmatique, comme la solution miracle et unique qui allait résoudre tous les maux.
LES LIMITES DE L’OPTION PPP
Le constat qui est fait aujourd’hui est que les opérateurs publics continuent à jouer un rôle déterminant et largement prépondérant dans l’accès à l’eau. En effet seul 1 sur 100 nouveaux branchements à l'eau potable est réalisé dans le cadre d'une gestion privée du service . (2)
Ceci a d'ailleurs conduit les promoteurs même du concept du PPP, comme la Banque mondiale ou l’OCDE, à constater que les grands acteurs du secteur privé international n’ont pas été au rendez vous faute de taux de rentabilité et de garantie suffisantes. En effet, les effets d’échelle d’économie ainsi que les risques politiques et économiques dans les pays du Sud ne sont pas de nature à rassurer leurs actionnaires. Un autre facteur a été l’ouverture d’autres marchés plus juteux, notamment en Chine et en Europe de l’Est. Quant au privé local, il demeure relativement faible, insuffisamment structuré, et surtout rarement pourvu d’une vision stratégique lui permettant d’investir dans un secteur fortement capitalistique et sans doute relativement moins « rentable » que d’autres secteurs plus juteux (la spéculation immobilière par exemple).
Dès 2005, des chercheurs de la Banque Mondiale arrivaient à la conclusion qu’ « en général, on ne note pas de différence statistiquement significative entre le rendement des exploitants publics et privés dans ce secteur… il semble généralement que le régime de propriété ne compte pas autant qu'on le prétend parfois. La plupart des rapports comparatifs entre pays ne relèvent pas d'écarts statistiquement notables au niveau des résultats obtenus par les opérateurs publics et privés » . (3)
L’OCDE, plus récemment, dans une étude réalisée par son Centre de développement en 2008 , (4) basée sur 22 tests empiriques et 48 études de cas en région Méditerranée Sud, arrive pratiquement aux mêmes conclusions, à savoir que la gestion privée des services de l’eau n’est pas synonyme en soi d’efficacité et de performance.
LE RENFORCEMENT DES OPERATEURS PUBLICS : UNE ALTERNATIVE CREDIBLE ET D’ACTUALITE
Devant les insuffisances et les limites de la solution du PPP, il apparaît clairement qu’investir dans l’amélioration des performances des opérateurs publics est une option crédible et pertinente pour relever le défi de la généralisation de l’accès à l’eau potable et à l’assainissement.
Les leçons des expériences de partenariat entre opérateurs publics
Pour agir le plus efficacement possible, il y a lieu de tirer les leçons des expériences passées ou en cours en matière de partenariat et capitaliser les avancées enregistrées dans ce domaine. En effet, le bilan des actions de partenariat (Sud-Sud) de l’ONEP en Afrique, sous ses différentes formes (multilatérales, bilatérales ou tripartites), depuis les années 90, montre bien que les actions réalisées à ce jour, bien qu’elles soient bénéfiques, restent ponctuelles et globalement insuffisantes au regard des énormes défis que doivent relever les sociétés partenaires d’eau et d’assainissement. Ceci est en partie dû à :
- l’absence de stratégie de long terme des projets de développement du secteur dans bon nombre de pays africains
- l’indisponibilité de ressources techniques et financières durables au niveau des opérateurs publics d’eau et d’assainissement dans ces pays.
- l’insuffisance également de ressources financières (voire technique dans certains cas) consacrées par la coopération des pays du Sud relativement développés dans le secteur de l’eau, au profit de ceux moins développés.
Quant aux partenariats Nord-Sud, dont l’essentiel des réalisations s’est également traduit par des actions ponctuelles sous forme de formations, d’expertises ou d’ateliers et de séminaires, ils restent limités de par leur coût, relativement élevé comparé aux ressources disponibles d’une part mais aussi aux résultats obtenus, ainsi que par les difficulté d’adaptation des solutions pratiquées dans les pays du Nord à la réalités des pays africains.
Par ailleurs, le mécanisme dit WOP (Water Operators Partnerships) lancé par le Comité consultatif du Secrétaire-général des Nations unies sur l’eau et l’assainissement (UNSGAB) et présenté à Mexico en mars 2006 sous la forme d’un plan d’action dénommé HAP (Hashimoto Action Plan) , (5) préconise en particulier la mise en place d’un mécanisme de Partenariats public-public entres opérateurs, sur une base d’absence de but lucratif (non profit), en vue d’aider les opérateurs des pays du sud à atteindre l’OMD en matière d’eau et d’assainissement. Il y a lieu de constater que ce mécanisme WOP, aussi bien au niveau global qu’aux niveaux régionaux, connaît encore des difficultés de mise en œuvre. Ceci est dû à mon avis à l’absence de vision stratégique sur la valeur ajoutée de ce mécanisme par rapport aux différents mécanismes existants.
PROPOSITION D’UN NOUVEAU MODELE DE PARTENARIAT PUBLIC PUBLIC BASE SUR LA COOPERATION NORD-SUD-SUD
Au vu de ce qui précède, il apparaît nécessaire, voire urgent, de réfléchir à de nouveaux modèles de partenariat en évitant toute sorte de dogmatisme en la matière. Face aux limites de la solution PPP, en particulier dans les pays du Sud, le renforcement des performances des opérateurs publics à travers le développement de Partenariats public public (PuP) se présente comme une option crédible et d’actualité. Dans ce sens, le modèle de PuP proposé aura à viser les objectifs suivants, qui sont de deux ordres :
• Objectif stratégique : Assurer l’accès à l’eau potable et à l’assainissement pour tous les citoyens. Les OMDs constituent une étape importante et un levier dans ce sens.
• Objectif opérationnel : Le renforcement des capacités des sociétés publiques d’eau et d’assainissement dans les pays du Sud (en Afrique subsaharienne en l’occurrence) pour leur mise à niveau afin qu’elles puissent à terme (moyen terme : 3 à 5 ans) assumer pleinement leur mission de service public pour la réalisation de l’objectif stratégique précité.
Pour ce faire, Le modèle de partenariat proposé devra être guidé par les principes suivants :
• Approche durable: par l’adoption d’une approche intégrée aux niveaux institutionnel, organisationnel, technique & financier dans le cadre d’une vision stratégique de long terme (objectif stratégique rappelé ci-dessus).
• Rationalisation des ressources de financement disponibles par la mise en cohérence des diverses actions et programmes de partenariat d’un côté et de l’autre par une meilleure utilisation du potentiel d’expertise des opérateurs du Sud relativement avancés au service des moins avancés, en concordance avec la Déclaration de Paris . (6)
• Mutualisation des ressources d’expertise aussi bien des sociétés d’eau du Nord que celles du Sud par la mise en place d’un réseau d’experts.
• Non-profit. L’eau étant vitale pour les êtres humains, les autres espèces vivantes et pour l’environnement, sa gestion ne peut faire l’objet de démarche purement mercantile ou spéculative. Le savoir et l’expérience dans le domaine de l’eau devront être partagés et considérés comme patrimoine universelle de l’humanité.
L’EXEMPLE DU PARTENARIAT PUBLIC PUBLIC ENTRE LA SNDE ET L’ONEP
Comme de nombreux pays, la Mauritanie a adhéré aux Objectifs Millénaires pour le Développement (OMD). La politique mauritanienne en matière d’eau et d’assainissement s’est ainsi fixée comme objectif principal d’« améliorer l’accès à l’eau et à l’assainissement en quantité et qualité à des prix abordables pour tous de façon durable ».
Dans ce sens la modernisation et le renforcement des capacités de l’opérateur public majeur pour l’alimentation en eau potable en Mauritanie, à savoir la Société Nationale d’Eau (SNDE), paraît avoir un pas important vers la réalisation de ces objectifs stratégiques.
À cet effet, le partenariat entre l’Office Nationale d’Eau Potable (ONEP) marocain et la SNDE constitue un outil intéressant à exploiter. Cette forme de coopération Sud-Sud entre deux opérateurs publics n’a pas empêché les deux opérateurs de mobiliser d’autres partenaires, notamment des opérateurs publics d’eau et d’assainissement du Nord, pour mettre en place un large réseau de soutien à ce projet. Le but étant de mettre en commun et de mutualiser les ressources et les capacités aussi bien des sociétés d’eau du Nord que celles du Sud, par la mise en place d’une plateforme de ressources experts au service de la réalisation du programme de renforcement des capacités de la SNDE.
Ce large réseau de partenaires construit autour de l’axe principal constitué par les deux opérateurs partenaires du Sud (ONEP et SNDE) apporte ainsi le soutien technique nécessaire, réduit les risques de défaillance d’un partenaire ou un autre et permet aussi un partage des connaissances et des expériences.
Enfin, le projet se veut également un projet pilote en vue de proposer un nouveau modèle de Coopération (Nord-Sud-Sud) dans le secteur de l’Eau.
À travers ce partenariat, l’ONEP entend partager l’expertise qu’elle a acquise à travers sa gestion publique réussie de l’eau au Maroc. Quelque 99% de la production d’eau potable est assurée par l’ONEP et les autorités publiques locales. Seuls 30% du réseau principal d’eau sont opérés par des opérateurs privés ; le reste est public. Le taux d’accès à une eau potable saine est de 100% dans les zones urbaines (dont 8% à travers des bornes collectives publiques) et de 86% dans les zones rurales (dont environ un tiers par connexion individuelle et le reste par borne collective). Partout, le service est assuré en continu, 24 heures sur 24.
Déroulement du Projet de modernisation et de renforcement des capacités de la SNDE :
• Phase 1 : Étude de diagnostic des fonctions de la SNDE et élaboration du plan d’action pluriannuel pour la modernisation et le renforcement des capacités de l’entreprise.
• Phase 2 : Présentation du plan d’action pluriannuel aux partenaires, aux agences de coopération internationales et aux bailleurs de fond potentiels, à la recherche de son financement.
• Phase 3 : Réalisation du plan d’action pluriannuel (3 à 5 ans).
Dans ce cadre, une première table-ronde fut organisée conjointement par l’ONEP et la SNDE, le 24 mars 2008 à Rabat, à laquelle ont participé les dirigeants (PDG, DG...) des différents opérateurs partenaires : la compagnie publique Eaux de Paris, Vivaqua (Bruxelles), SWDE (Belgique), ONEA (Burkina Faso), SIAAP (France), puis SCP (Société Canal de Provence, France) et Waternet (Amsterdam) plus tard. Les représentants régionaux des divers organismes de coopération techniques (Allemagne, Belgique, Espagne, Japon,…). Des bailleurs de fonds (Banque islamique de développement, Banque allemande de développement, Agence française de développement, Banque mondiale) y participèrent également.
Il en est résulté une importante Déclaration de principes, qui a marqué le démarrage de ce partenariat et du projet de renforcement des capacités de la SNDE. Les partenaires s’y engageaient à « créer une nouvelle dynamique de partenariat dépassant les formes classique de l’aide internationale orientées exclusivement « Nord-Sud » en faveur d’un partenariat axé d’avantage sur le « Sud-Sud » mais ouverte sur le Nord ». Y furent également réaffirmés les principes suivants : « le non-profit, la transparence, la mise en commun du savoir-faire, la gestion rationnelle des ressources et la gestion durable des services de l’eau potable et de l’assainissement ».
La première étape du processus a consisté à la réalisation d’une étude de diagnostic global de la SNDE, ayant pour objectif l’élaboration d’un plan d’action pluriannuel et multidisciplinaire pour sa mise à niveau aux plans technique, organisationnel et institutionnel, afin d’en faire un outil performant capable de prendre en charge la réalisation de ses missions de service public. Cette étude a été effectuée par une dizaine d’experts issus de l’ONEP, SCP, ONEA, et internationaux.
Cette étape, pilotée par l’Institut international de l’eau et de l’assainissement (IEA) affilié à l’ONEP, s’est étalée de mars à août 2010. Ce diagnostic a aboutit à l’élaboration d’un exhaustif Plan d’action pluriannuel pour la modernisation et le renforcement des capacités de la SNDE.
Une deuxième table ronde fut organisée à Rabat le 13 décembre 2010 pour présenter les résultats de l’étude-diagnostic et le plan d’action pour la modernisation de la SNDE à tous les partenaires potentiels (opérateurs publics, agences de l’ONU, agences de la coopération internationale et institutions financières internationales). Cette table ronde, organisée par l’IEA, fut co-présidée par les DG de la SNDE et de l’ONEP.
De nombreux participants à ladite table ronde ont pris l’engagement ferme de soutenir et prendre en charge certaines composantes du Plan d’action. Les éléments principaux de ce plan sont un programme de renforcement des capacités qui incluse des formations et du coaching, ainsi que l’apport de l’expertise et de l’assistance technique des opérateurs partenaires pour revigorer les fonctions managériales et techniques de la SNDE. Une restructuration organisationnelle de la SNDE est prévue, afin de remédier à des déficiences structurelles et moderniser le service de l’eau. Des investissements seront également réalisés dans ce cadre, notamment la mise en place d’un centre de formation sur l’eau. Parmi les autres sujets identifiés comme devant faire l’objet de progrès figurent le renforcement de l’eau rurale ainsi que la protection environnementale des ressources en eau, dans la perspective d’une gestion intégrée du cycle de l’eau en son entier.
CONCLUSION
La réussite d’une initiative de cette envergure est largement conditionnée par le soutien politique au plus haut niveau du gouvernement du pays bénéficiaire. Les aspects institutionnels et de gouvernance d’une part et la qualité des ressources humaines et leur organisation d’autre part sont aussi importants, sinon plus, que le financement et la réalisation des investissements et des infrastructures d’eau et d’assainissement.
Pour y arriver, il faudra adopter des objectifs stratégiques et politiques clairs pour la généralisation de l’accès à l’eau potable et à l’assainissement, sortir des sentiers battus et des recettes « prêt-à-porter » et mettre au point une solution concrète et adaptée pour répondre à chaque situation concrète.
Le but en fin de compte est la mise à niveau et le développement des capacités des opérateurs publics dans les pays du Sud en particulier, en vue d’en faire des outils efficaces et performants au service de la généralisation de l’accès à l’eau potable et à l’assainissement, à travers la promotion de modèles de partenariat public Sud-Sud avec le soutien d’un large réseau du Nord, et régis par les principes du partage du savoir-faire et de solidarité.
NOTES
1) Voir par exemple l’excellent Rapport sur le Développement Humain du PNUD, 2006.
2) « Au bout de quinze années, les investissements consentis par les opérateurs privés n'ont permis de raccorder que 600.000 foyers en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud et de l'Est (hors Chine), soit moins 1% des personnes qui auraient dû être raccordées … pour répondre aux OMD ». The United Nations Water Operator Partnerships initiative, Emanuele Lobina, PSIRU, Business School, University of Greenwich, 2007
3) “Infrastructure performance and reform in developing and transition economies: evidence from a survey of productivity measures”. A. Estache, S. Perelman, L. Trujillo World Bank Policy Research Working Paper 3514, février 2005.
4) « An extensive review of 22 empirical tests and 48 case studies on the effect of private sector participation in water services has been conducted. This survey shows that private sector participation, per se, in water supply does not systematically lead to gains in efficiency ». OECD Development Centre - Working Paper No. 265: Private Sector Participation & Regulatory Reform in Water Supply: Southern Mediterranean Experience, 2008.
5) United Nations Secretary-General’s Advisory Board on Water and Sanitation (2006) Hashimoto Action Plan - Compendium of Actions, March 2006
6) La Déclaration de Paris, approuvée le 2 mars 2005, est un accord international par lequel plus de 100 ministres, directeurs d’agences et hauts fonctionnaires ont engagé leur pays ou leur organisation en matière d’effectivité de l’aide (aid effectiveness). Ils acceptèrent de continuer à augmenter leurs efforts d’harmonisation, d’alignee t et de gérer l’aide en s’appuyant sur un ensemble d’actions et d’indicateurs pouvant faire l’objet d’un suivi.
* Samir BENSAID est Directeur général de l’Institut International de l’Eau et de l’Assainissement (IEA) - Office National de l’Eau Potable (ONEP), Maroc - Cet article fait partie d’un numéro spécial sur l’eau et la privatisation de l’eau en Afrique, réalisé dans le cadre d’une collaboration entre Transnational Institute, Ritimo, et Pambazuka News. Ce numéro spécial est publié en anglais English et en français French.
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