Pour une démocratie au service du développement
La démocratie dont l’un des fondements essentiels réside, par-delà les considérations liées à la séparation des pouvoirs et à la garantie constitutionnelle des libertés fondamentales, dans la libre, volontaire et effective participation des citoyens dans la gestion des affaires de la cité, et suivant des modalités réglementaires susceptibles de changer dans le temps, favorise l’expression de la différence dans les idées, les opinions, les initiatives, les pratiques. Car elle est dans son fondement principiel même la condition qui permet la compétition de visions et d’actions différentes voire antagonistes, mais sans qu’il ne puisse en résulter pour les acteurs qui portent celles-ci une situation de conflits aux conséquences préjudiciables à la société.
Le jeu d’opposition ou d’alliance qui est consubstantielle à cette compétition qui se déroule au niveau des idées, des initiatives, des actions, etc., a pour enjeu final spécifique pour les acteurs concernés, la conquête et la conservation du pouvoir ou encore de toutes influences sur la conscience collective qui permettraient d’orienter avec plus ou moins de légitimité le destin collectif. Mais ce pouvoir ou ces influences, tant convoités, ne peuvent être conquis et conservés durablement en démocratie que pour autant qu'ils bénéficient de la présomption favorable d'être exercés pour servir les intérêts de la communauté, dont les besoins se manifestent et se révèlent dans les aspirations collectives diversement exprimées et dont seule la prise en compte réelle ou supposée probable, dans un avenir prochain, par les gouvernants, les leaders politiques, etc., peut conforter durablement la légitimité de ces derniers.
L’alternance démocratique qui, en démocratie, traduit toujours une opération de rupture dans la force d'adhésion des citoyens aux différents visions et projets de société incarnés par les tenants du pouvoir, n’intervient que quand la communauté, dans la diversité des composantes sociales qui la constituent, a des exigences pour la promotion de son bien-être et pour la construction du développement national, que les gouvernants en exercice, en raison des limites et contradictions qui leur sont propres, ne peuvent satisfaire, alors qu’en même temps l’espoir pour le changement tant souhaité est incarné fortement par d’autres groupes constitués engagés dans la bataille pour la conquête et ou l'exercice du pouvoir.
De ce point de vue, un autre enjeu véritable de la démocratie semble bien être, par-delà la conquête ou la conservation du pouvoir légitime, d’orienter le destin collectif, la construction réelle du bien-être général auquel aspirent les populations dans un futur certain temporellement définissable : la situation de non développement et ou de non satisfaction des populations, de leurs conditions d’existence présentes et de l'aspiration collective forte à un développement à construire, qui devrait venir corriger le déficit de développement et de bien-être existants, constituent dans leur alternance même le moteur de l'alternance démocratique pour tout peuple qui nourrit en permanence une forte ambition d'accès à un bien être général pour lui-même et les générations à venir.
Un peuple qui se satisfait de peu, qui est peu exigeant pour son bien-être, qui manifeste peu de souci pour la qualité de son environnement, qui ne se projette pas dans des modèles ambitieux de grandeur à construire, ce peuple-là ne peut être un auteur et un acteur actifs d’une alternance démocratique qui favorise le changement, et surtout le développement. Car le développement, que porte le changement et qui sort des flancs de celui-ci, pour survenir dans un peuple a besoin que ce dernier soit habité par deux subjectivités extrêmes : un sentiment d’insatisfaction et de frustration pour sa condition présente à un moment donné, d’un coté, et un sentiment d’estime de soi élevé ainsi qu’une forte ambition pour lui-même en toutes choses, de l’autre.
C’est de cette grande tension psychologique et psychique, qui se situe à l’échelle collective, que naissent les grands desseins salvateurs pour les peuples ; desseins que vont porter de grands hommes issus en leurs seins en des moments cruciaux dans leur histoire.
Les grandes œuvres humaines qui sont toujours identifiées, d’une manière ou d’une autre, à de grands hommes charismatiques et historiques indiquent bien que tout changement significatif, de grande envergure, intervenu au cours de l’histoire d’un peuple, a reçu ou l’acte initiatique ou l’acte de consolidation de grands hommes hors du commun dotés de qualités intrinsèques qui les rendent aptes à traduire les aspirations et les desseins collectifs en actes réels de grands changements en divers domaines de la vie.
S'il n’y a de développement que dans des changements concrets, significatifs, de haute portée, constamment renouvelés, dans divers domaines articulés de la vie, alors, pour qu'un peuple se développe, il doit nécessairement être en mesure de produire, de façon cyclique, des hommes exceptionnels qui puissent porter et ou conduire de tels changements qui le plus souvent sont hors de l’ordinaire. De tels hommes qui sont des innovateurs peuvent tout aussi bien être des visionnaires dont les idées catalysent, orientent et mobilisent les énergies sociétales vers des buts prometteurs pour l’avenir, que des technocrates au sommet de leur art, ouverts au changement et suffisamment inspirés et motivés pour traduire les aspirations collectives en actes concrets de développement.
En conséquence, la démocratie en tant que cadre institutionnel de définition, d’orientation et de canalisation de l’expression des libertés individuelles et collectives qui en résultent, ne peut devenir véritablement source de développement que si elle suscite l’émergence d’une conscience collective ouverte à des schémas de rupture et qui favorise en conséquence une adhésion massive à des leaderships de renouveau, source de grands changements à venir et à construire. Mais la formation d’une telle conscience collective de rupture doit aussi forcément s’accompagner de la formation d’une disposition mentale générale chez les leaders politiques, médiatiques, etc., qui lui soit favorable, afin que puisse se créer rapidement une synergie à l’échelle nationale qui soit catalysante pour le développement.
En effet, la mise en cohérence des ambitions pour servir le pays, ainsi que des compétences et capacités qui peuvent les soutenir et qu’il faut aller chercher où qu’elles se trouvent, ne peut être un atout pour l’accélération du processus de développement.que pour autant que la logique qui la fonde soit le plus largement partagée au sein des populations.
La démocratie et le développement sont liés par la même exigence de renouvellement et de changement qui les traverse tous à la fois, et dont la finalité réside invariablement dans une élévation toujours supérieure du niveau de leur état. Et ce n’est que quand la démocratie, source de libertés, de nouveaux droits à conquérir sans cesse, d’ambitions en compétition pour la conquête ou la conservation du pouvoir, mais aussi de compromis dynamiques à devoir sceller, quand cela est nécessaire, dans l’intérêt de l’unité nationale, des citoyens, etc., se soumet dans son fonctionnement et dans la motivation des acteurs qui l’animent aux impératifs du développement et de la quête constante d’un bien être collectif pour le peuple, que ce dernier peut espérer voir vaincre rapidement ses diverses misères et atteindre une qualité de vie supérieure.
Mais quand la démocratie se disjoncte du développement et de ses impératifs, et se soumet à d’autres logiques qui sont étrangères à ces derniers, alors elle devient plutôt le moyen le plus sûr, mais peut être aussi le plus légitime, et le plus légitimant pour les actions qu’elle permet, pour faire sombrer tout un peuple dans les misères les plus sourdes, et pendant longtemps.
La démocratie, comme outil de confortation de l’unité nationale
La démocratie favorise, non seulement la compétition des idées, des visions, des pratiques, mais aussi celle des différents acteurs qui les portent, lesquels en définitive, nonobstant la noblesse prétendue de leurs idéaux, n'ont d'autres buts pour leurs actions que de bien se positionner dans l'échelle des pouvoirs (ou des prestiges) à gagner, afin d’être dans de meilleures postures pour mieux influencer les décisions qui vont concerner la vie dans la société. Mais, étant donné que la finalité de tout pouvoir détenu est justement de renouveler sans cesse les fondements matériels et immatériels qui le confirment et le confortent, afin de pouvoir se déployer et s'exprimer sans limites, et à l’exclusion de tout autre pouvoir concurrent, alors dans ce cas, la démocratie, pour être en mesure de discipliner véritablement, selon ses principes de base, l’expression du pouvoir, et de tous les pouvoirs, a besoin de moyens de régulation qui ne soient pas seulement des règles institutionnelles impersonnelles - lesquelles ne peuvent que renvoyer à sa dimension formelle et extrinsèque - ; elle a également besoin, en particulier, de s’appuyer sur des valeurs, sur une morale, sur un code tacite de conduite, plus ou moins partagés de tous, pour fonder sa dimension subjective, intrinsèque ; dimension qui doit se manifester, chez les acteurs du jeu démocratique, dans des attitudes particulières et profondes fondées sur des valeurs qui vont donner à l’expression de leurs action démocratique une forme et une finalité dernières.
En fait, ce sont ces valeurs-là, diversement intériorisées par les acteurs de la scène démocratique, qui, en orientant secrètement les conduites individuelles et collectives de ces derniers, fixent en définitive les limites éthiques de la démocratie dans une société donnée et à un moment donnée de son histoire. C’est du contenu de ces valeurs et de leur degré d’ancrage dans la communauté, et en particulier chez les acteurs du jeu démocratique, que dépendra pour beaucoup l’orientation comportementale de la démocratie dans un pays à un moment donné : ce que la morale collective occidentale permet, la pratique de la démocratie occidentale en fait une norme, et c’est pour cela que les écrits malveillants sur le Prophète Mahomet (PSL) ainsi que les caricatures sur sa personne dont les auteurs sont bien connus en Occident n’y ont pas soulevé des vagues de protestations ; au nom d’une certaine liberté d’opinion, fondée sur une démocratie permissive, la frontière entre le bien et le mal du point de vue da la morale s’y est dissoute.
Ce n’est que dans d’autres pays démocratiques qui, en raison de leur culture, leur histoire sociale, leur morale collective propres ont une vision et une pratique de la démocratie moins permissives que vont s’élever les protestations les plus hautes et les plus vives contre ces expressions de la liberté démocratique occidentales ; protestations qui indiquent en même temps, peut-être, qu’il existe une éthique démocratique universelle implicite qui fixe des limites à ne pas dépasser dans la pratique de la démocratie, afin que les identités sensibles soient respectées.
La démocratie, dans sa pratique de tous les jours, est donc inévitablement traversée par la morale ambiante, ainsi qu’une certaine vision des choses qui légitime celle-ci ; cela qu’on le veuille ou non, qu’on en soit conscient ou non. Et c’est pour cela qu’un des enjeux majeurs de la démocratie, si celle-ci doit se mettre au service du développement et non de personnages en quête de pouvoir pour leur propres intérêts et ceux de leurs entourages, devient la formation d’une culture partagée de la démocratie qui doive se fonder sur un certain nombre d’exigences éthiques : la quête constante de sauvegarde de la paix sociale et de la concorde nationale, l’ouverture au compromis avec ceux avec lesquels on est en conflit dans l’intérêt de la nation, la recherche permanente du bien être collectif à construire par le travail et la bonne gouvernance, l’acceptation du changement quand il se fait au profit de l’intérêt des citoyens, la tolérance de la différence, le respect des institutions et du verdict populaire par les urnes, etc.
Les modalités pratiques dans les domaines politique, social, économique, etc., qui doivent exprimer une telle culture, doivent évidemment se définir en tenant compte des impératifs du développement. Développement qu’on ne peut construire de façon accélérée en vue de combattre rapidement le sous-développement et ses divers maux que si on fait un bon usage de la démocratie.
A cet effet, chaque alternance démocratique doit être source d'un nouveau souffle, d’un renouveau, par les grands réalisations de toutes sortes qu’elle permet, qui élèvent encore plus haut l’étendard du développement : c’est ce faisant, alors, que la démocratie, par le truchement de la politique et du verdict populaire, va devenir un facteur de progrès pour le bien être général.
Cette vision de la démocratie dans son rapport au développement rompt évidemment avec cette autre vision qui faisait de la démocratie un simple moyen d’alternance politique, sans aucune perspective réellement pensée pour un développement qui doit l’accompagner. Dans les pays en voie de développement, selon des images tirées de la langue wolof (principale langue nationale au Sénégal), la démocratie du lamb golo (à l’image de l’arène des singes, où la devise est : « qui se lève tombe », afin que nul ne puisse se maintenir debout durablement) ou la démocratie du fuukk di gass, fuukk di suul (pour un même trou, les uns cherchent à l’approfondir et les autres à le remblayer, de sorte qu’il n’y ait de progrès dans aucun sens) ou encore la démocratie du raw gaduu (le gagnant dans une compétition électorale a tous les droits et peut exclure de l’exercice du pouvoir tous ses adversaires) ou du ma teey (l’anarchie et l’arbitraire se substituent aux règles) qui sont des modèles de démocratie de la vindicte, de l’exclusion, de la défiance et de la déviance tous azimuts par rapport aux règles et aux instituions, etc., doivent être particulièrement évitées, parce qu’elles sont une source d’instabilité politique, de mal gouvernance préjudiciables à l’unité nationale, au changement tant attendu et travaillent à inverser ou à ralentir le processus de développement.
Toutes ces considérations contribuent à indiquer que la démocratie ne peut être déconnectée ni du sociétal existant qui la porte, et dont elle doit manifester certaines des exigences, ni de l’avenir à construire dont elle doit être un des instruments ; instrument à réinventer avec génie, dans un esprit de concorde et de partage, et pour une plus grande efficacité dans l’œuvre de construction du développement national. En Afrique, cette démocratie à réinventer, dans le partage, doit pouvoir se construire autour de trois nécessités au moins : nécessités de l'établissement et en la croyance de critères moraux et techniques objectifs qui portent la barre haut dans le choix des dirigeants devant présider aux destinées de chaque pays ; nécessité de la mise en synergie et en cohérence des volontés, des efforts, des compétences et expertises qui veulent se mettre au service du développement de la nation, ce qui implique forcement une posture politique, de la part de ceux qui ambitionnent de diriger le pays, qui transcende les clivages partisans d'exclusion et qui ne s’intéresse en définitive qu’à l’intérêt national et à l’unité de la nation ; nécessité de la garantie institutionnelle des libertés fondamentales, de la séparation des pouvoirs, de l’existence d'instances multiples de participation à l'élaboration des décisions d’Etat (Assemblée Nationale, Senat, etc.) qui respectent la diversité des postures et sensibilités politiques ou collectives.
Les effets dysfonctionnants de l’excès démocratique
La démocratie, dans chacune de ses formes concrètes, poursuit toujours une finalité dominante, que celle-ci soit cachée ou explicitement exprimée. La démocratie américaine, la démocratie anglaise et la démocratie française, bien que toutes inspirées par les mêmes idéaux du libéralisme triomphant du 18e siècle, n’en sont pas moins différentes, car étant chacune marquée par le génie et le projet spécifiques du peuple concerné sur son devenir ; peuple qui a voulu, en toute souveraineté, indépendance et responsabilité, poursuivre son propre dessein : leurs systèmes électoraux, leurs instances de représentation, ainsi que leurs systèmes de compétition sociale, diffèrent beaucoup déjà.
Mais force est cependant aussi de constater que les conduites réelles des acteurs du jeu démocratique, dans un pays donné, peuvent s’écarter, dès fois, des orientations originelles définies. Ce qui peut, en cas de récurrence, être soit une source de préjudices pour le système démocratique, soit au contraire un atout pour son innovation.
Dans les pays occidentaux de grande démocratie, quand les pratiques de libertés démocratiques s’écartent de l’orientation éthique de la démocratie, telle qu’elle existe, les ondes de choc de ces pratiques déviantes peuvent être aisément amorties, absorbées par le système sociétal même, grâce à ses organes et mécanismes de régulation bien rodés, la flexibilité ou la permissivité de la morale collective : si tel est le cas, alors le système démocratique a acquis la capacité de maîtrise de ses excès démocratiques à potentialité dysfonctionnante ; et il peut être considéré dans ce cas comme tolérant et stable, qualificatifs qui vont devenir en Occident une composante et un repère essentiels de la vitalité même de la démocratie.
Cependant, l’expression des libertés démocratiques, qui est toléré en Occident jusqu’à faire partie de la normalité de la démocratie elle-même, constitue souvent en Afrique, par effet de mimétisme démocratique, un objet fort de la demande ou de la revendication démocratiques, alors même que les ondes de choc qui l’accompagnent peuvent ne pas être absorbées par la société elle-même, celle-ci n’ayant pu s’y être préparée du fait de la configuration sociologique de ses populations, des clivages politiques profonds ou encore tout simplement de ses exigences morales multiples, etc.
En fait, si en Occident l’éthique de la démocratie fondée sur l’exigence permanente de l’ouverture au compromis pour les acteurs du jeu démocratique, de la préservation de la cohésion sociale et de l’unité nationale, de la tolérance morale, est marquée par l’histoire de la démocratie elle-même, laquelle, le plus souvent, est articulée à celle de la constitution des nations occidentales ; ce qui ne peut que favoriser une coïncidence entre cette éthique d’une part et la culture ambiantes de l’autre. Par contre, en Afrique, cette cohérence entre l’éthique de la démocratie et la culture ambiantes n’existe guère, l’histoire de la démocratie y étant encore trop récente pour pouvoir avoir un impact profond sur les attitudes et les comportements collectifs : il n’existe pas encore une cohérence entre la morale sociale, encore restrictive, et la morale démocratique sensée être toujours plus ouverte, plus permissive.
Alors souvent, il va résulter de cette situation un grand décalage, entre d’un coté les exigences de la morale sociale ambiante, et de l’autre certaines pratiques de la démocratie, lesquelles, parce qu’elles se référent en toute évidence à des modèles d’expressions démocratiques occidentales, ne peuvent jouir d’une pleine légitimité dans le contexte socio moral africain actuel. Mais force est aussi de constater que cette légitimité, même si elle demeure faible, indique déjà que la morale sociale en Afrique est train de changer et que les limites de sa tolérance, par rapport à certaines expressions démocratiques excessives, peuvent, selon un certain schéma, être encore reculées. Surtout dans certains domaines socialement plus ouvertes à la critique démocratique : c’est parce que certaines pratiques de la démocratie ne se laissent pas enfermer dans les exigences de la morale sociale ambiante que celle-ci, à force de subir leurs assauts répétés et d’être constamment travaillée pour son déliement, va dans certains cas, évoluer vers ses limites extrêmes de tolérance ou encore vers ses autres facettes plus légitimantes pour les critiques formulées.
C’est ainsi que les excès démocratiques, dans certains cas, vont contribuer à l’accélération de l’évolution de la morale sociale, vers plus de permissivité ou vers plus d’acceptation des critiques jugées jusque là comme excessives. Mais, il faut aussi le dire, ces excès démocratiques, dans quelques contextes socioculturels caractérisés notamment par des identités multiples peu cohésives, une tension sociale et ou politique exacerbée, etc., peuvent être, au contraire, source d’une déchirure extrême du lien social : la non dénonciation de ces excès ou l’absence de réactions de l’Etat, par rapport à ceux-ci, peuvent être interprétées, à tort ou à raison, comme la manifestation d’une crise morale ou d’une faiblesse de l’autorité. Ce qui peut, dans tous les cas, avoir pour conséquence leur rapide multiplication et l’élargissement de leurs champs à l’échelle de tous les domaines de la vie en société. Il risque d’y avoir alors une fièvre incontrôlée de l’excès démocratique, susceptible d’évoluer rapidement vers une anarchie démocratique généralisée.
De ce point de vue, la pratique de la démocratie se révèle comme une pratique de la responsabilité : elle implique, certes, la responsabilité des individus et des groupes qui doivent jouir de leurs droits à toutes les libertés garanties par la Constitution, mais aussi celle de l’Etat qui, ayant la charge du commandement social, doit garantir la cohésion sociale, l’unité de la nation et empêcher que les contradictions au sein de la société, ou encore les ambitions personnelles ou de groupe, ne soient exploitées en des termes qui favorisent le chaos. Tout Etat doit assumer pleinement cette responsabilité d’endiguement des excès démocratiques porteurs de désordres, de chaos et préjudiciables à la paix sociale : la seule différence entre les Etats de ce point de vue réside dans la fréquence de ces excès à gérer, leur niveau de préparation à les gérer convenablement, le seuil de tolérance dans l’excès démocratique à ne pas dépasser.
* M. Abdoulaye Niang enseigne la sociologue à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis
Email :[email protected]
* Veuillez envoyer vos commentaires à ou faire vos commentaires en ligne à l’adresse suivante www.pambazuka.org
Les effets dysfonctionnants de l’excès démocratique
La démocratie, dans chacune de ses formes concrètes, poursuit toujours une finalité dominante, que celle-ci soit cachée ou explicitement exprimée. La démocratie américaine, la démocratie anglaise et la démocratie française, bien que toutes inspirées par les mêmes idéaux du libéralisme triomphant du 18e siècle, n’en sont pas moins différentes, car étant chacune marquée par le génie et le projet spécifiques du peuple concerné sur son devenir ; peuple qui a voulu, en toute souveraineté, indépendance et responsabilité, poursuivre son propre dessein : leurs systèmes électoraux, leurs instances de représentation, ainsi que leurs systèmes de compétition sociale, diffèrent beaucoup déjà.
Mais force est cependant aussi de constater que les conduites réelles des acteurs du jeu démocratique, dans un pays donné, peuvent s’écarter, dès fois, des orientations originelles définies. Ce qui peut, en cas de récurrence, être soit une source de préjudices pour le système démocratique, soit au contraire un atout pour son innovation.
Dans les pays occidentaux de grande démocratie, quand les pratiques de libertés démocratiques s’écartent de l’orientation éthique de la démocratie, telle qu’elle existe, les ondes de choc de ces pratiques déviantes peuvent être aisément amorties, absorbées par le système sociétal même, grâce à ses organes et mécanismes de régulation bien rodés, la flexibilité ou la permissivité de la morale collective : si tel est le cas, alors le système démocratique a acquis la capacité de maîtrise de ses excès démocratiques à potentialité dysfonctionnante ; et il peut être considéré dans ce cas comme tolérant et stable, qualificatifs qui vont devenir en Occident une composante et un repère essentiels de la vitalité même de la démocratie.
Cependant, l’expression des libertés démocratiques, qui est toléré en Occident jusqu’à faire partie de la normalité de la démocratie elle-même, constitue souvent en Afrique, par effet de mimétisme démocratique, un objet fort de la demande ou de la revendication démocratiques, alors même que les ondes de choc qui l’accompagnent peuvent ne pas être absorbées par la société elle-même, celle-ci n’ayant pu s’y être préparée du fait de la configuration sociologique de ses populations, des clivages politiques profonds ou encore tout simplement de ses exigences morales multiples, etc.
En fait, si en Occident l’éthique de la démocratie fondée sur l’exigence permanente de l’ouverture au compromis pour les acteurs du jeu démocratique, de la préservation de la cohésion sociale et de l’unité nationale, de la tolérance morale, est marquée par l’histoire de la démocratie elle-même, laquelle, le plus souvent, est articulée à celle de la constitution des nations occidentales ; ce qui ne peut que favoriser une coïncidence entre cette éthique d’une part et la culture ambiantes de l’autre. Par contre, en Afrique, cette cohérence entre l’éthique de la démocratie et la culture ambiantes n’existe guère, l’histoire de la démocratie y étant encore trop récente pour pouvoir avoir un impact profond sur les attitudes et les comportements collectifs : il n’existe pas encore une cohérence entre la morale sociale, encore restrictive, et la morale démocratique sensée être toujours plus ouverte, plus permissive.
Alors souvent, il va résulter de cette situation un grand décalage, entre d’un coté les exigences de la morale sociale ambiante, et de l’autre certaines pratiques de la démocratie, lesquelles, parce qu’elles se référent en toute évidence à des modèles d’expressions démocratiques occidentales, ne peuvent jouir d’une pleine légitimité dans le contexte socio moral africain actuel. Mais force est aussi de constater que cette légitimité, même si elle demeure faible, indique déjà que la morale sociale en Afrique est train de changer et que les limites de sa tolérance, par rapport à certaines expressions démocratiques excessives, peuvent, selon un certain schéma, être encore reculées. Surtout dans certains domaines socialement plus ouvertes à la critique démocratique : c’est parce que certaines pratiques de la démocratie ne se laissent pas enfermer dans les exigences de la morale sociale ambiante que celle-ci, à force de subir leurs assauts répétés et d’être constamment travaillée pour son déliement, va dans certains cas, évoluer vers ses limites extrêmes de tolérance ou encore vers ses autres facettes plus légitimantes pour les critiques formulées.
C’est ainsi que les excès démocratiques, dans certains cas, vont contribuer à l’accélération de l’évolution de la morale sociale, vers plus de permissivité ou vers plus d’acceptation des critiques jugées jusque là comme excessives. Mais, il faut aussi le dire, ces excès démocratiques, dans quelques contextes socioculturels caractérisés notamment par des identités multiples peu cohésives, une tension sociale et ou politique exacerbée, etc., peuvent être, au contraire, source d’une déchirure extrême du lien social : la non dénonciation de ces excès ou l’absence de réactions de l’Etat, par rapport à ceux-ci, peuvent être interprétées, à tort ou à raison, comme la manifestation d’une crise morale ou d’une faiblesse de l’autorité. Ce qui peut, dans tous les cas, avoir pour conséquence leur rapide multiplication et l’élargissement de leurs champs à l’échelle de tous les domaines de la vie en société. Il risque d’y avoir alors une fièvre incontrôlée de l’excès démocratique, susceptible d’évoluer rapidement vers une anarchie démocratique généralisée.
De ce point de vue, la pratique de la démocratie se révèle comme une pratique de la responsabilité : elle implique, certes, la responsabilité des individus et des groupes qui doivent jouir de leurs droits à toutes les libertés garanties par la Constitution, mais aussi celle de l’Etat qui, ayant la charge du commandement social, doit garantir la cohésion sociale, l’unité de la nation et empêcher que les contradictions au sein de la société, ou encore les ambitions personnelles ou de groupe, ne soient exploitées en des termes qui favorisent le chaos. Tout Etat doit assumer pleinement cette responsabilité d’endiguement des excès démocratiques porteurs de désordres, de chaos et préjudiciables à la paix sociale : la seule différence entre les Etats de ce point de vue réside dans la fréquence de ces excès à gérer, leur niveau de préparation à les gérer convenablement, le seuil de tolérance dans l’excès démocratique à ne pas dépasser.
La démocratie et la quête de nouveaux repères
Une nation est toujours hétérogène du point de vue des caractéristiques socioéconomiques, ainsi que des références identitaires des différents groupes humains qui la composent. Et cette hétérogénéité peut exposer, du fait des contradictions exacerbées qu’elle peut susciter, dans certaines conditions, des risques réels d’éclatement de la nation, nonobstant l’existence de l’Etat et le partage de certaines valeurs communes.
Ce risque est grand quand des composantes importantes du peuple se mettent en ordre de bataille et se mènent au nom de la démocratie, ou plutôt d’une certaine vision de la démocratie, une guerre politique et médiatique sans merci, installant ainsi une tension sociale potentiellement explosive et qui mine l’autorité, ou encore quand le peuple aspire fortement à une expression libre de ses aspirations au changement, alors que la démocratie fait défaut ou est boiteuse, parce que manquant d’équité ou de mécanismes de régulation efficaces.
Par contre ce risque est réduit à son niveau le plus simple quand la démocratie existe suivant des modalités consensuelles qui permettent l’expression libre et manifeste des aspirations les plus diverses, favorisent les changements souhaités et que des mécanismes culturels et ou institutionnels de facilitation pour l’instauration d’un dialogue politique, social, dans le but d’arriver à des compromis résolutoires dynamiques, existent et fonctionnent bien.
En conséquence, la démocratie, bien que permettant en principe de faciliter l’expression des aspirations dans des formes acceptables et d’assigner à celles-ci des directions normalisées, ne semble pas pouvoir, si elle n’est pas accompagnée dans sa pratique d’autres mesures de renforcement, de bien remplir sa fonction de préservation et de sauvegarde de l’unité de la nation. Mais pourquoi donc réellement ?
Il faut retourner à la société et la questionner dans les domaines majeurs de son existence pour pouvoir répondre à cette question. Trois questionnements nous semblent pertinents à ce propos : quel est le vécu de la majorité des populations dans la société ? A quoi croit la société ? A quoi aspire la société ?
Ce que vivent les populations concrètement, dans le quotidien, c’est-à-dire leurs frustrations et leurs joies dans leur récurrence et leur intensité mêmes, les prédispose à développer des tendances collectives dominantes en certaines circonstances et dans certains domaines : ces tendances collectives résultent de pulsions sociétales, c'est-à-dire de pulsions communes, orientées et déterminées par un contexte sociétal donné. Elles expriment, en particulier, les directions de réactions collectives plus ou moins profondes et durables vers lesquelles la situation sociétale d’ensemble actuelle prédispose, sans autres formes de considérations.
Ce à quoi croit la société, c'est-à-dire ses valeurs, normes, règles, croyances, etc., toutes plus ou moins fortement intériorisées et partagées par les populations, la prédispose à accepter, favoriser, ou encore à décourager, condamner, au nom de celles-ci, certaines actions, pratiques, à tel ou tel moment : la société examine les événements qu’elle vit à la lumières de ces valeurs et normes, dont la pression sur les jugements sur les choses peut être plus ou moins grandes.
Mais des contradictions peuvent bien surgir entre les tendances qui se développent à partir de ce qui est vécu et celles qui résultent de ce à quoi on croit encore. Et de telles contradictions trouvent toujours, finalement, leur dénouement dans ce à quoi la société aspire fortement, et qui s’exprime pour celle-ci dans sa capacité de se projeter dans un avenir à devoir construire.
De ce point de vue, ce qui est acceptable pour la société dans le présent, qui se définit avec ses multiples possibles pour le futur, devient ce qui dans ce présent, et grâce à son usage, peut déjà la faire espérer fortement pour ce demain qu’elle veut construire : c’est cet attrait pour ce demain à construire, avec les moyens qu’offre le présent ou ce qu’on peut inventer à partir de ce dernier, qui rend souvent légitime aux yeux du peuple l’usage de ceux-ci (les moyens), sans autres considérations pour leurs natures.
Dans ce cas, tout moyen, de quelque nature qu’il soit, qui permet de donner une satisfaction aux aspirations collectives fortes du moment, devient acceptable et son usage adéquat légitimé. Alors, en conséquence, et en ce moment précisément, la démocratie considérée comme un moyen d’accès au pouvoir de gouvernance, suivant des modalités de détermination du choix populaire, peut se retrouver dans une situation qui favorise la quête ou la conquête de nouveaux repères ou de nouvelles modalités qui soient plus en adéquation avec les exigences du changement souhaité du moment : ce qui est en jeu ici, semble bien être la définition du profil d’un nouveau système de repères pour la démocratie, plus susceptible de permettre d’atteindre les objectifs de changement fixés.
Ainsi, la démocratie comme moyen de conquête du pouvoir ou de gouvernance, semble bien ajustable dans ses modalités mêmes et peut, en conséquence, bien changer d’un régime à un autre, et doit même changer pour rester en cohérence avec les exigences de celui-ci sur la période que ce dernier couvre : on cherche à changer les règles du jeu démocratique afin de pouvoir avoir une marge de gouvernance plus importante sur une période donnée ou d’inverser le rapport des forces sur la scène de compétition démocratique. La démocratie apparaît, ici, comme un simple instrument au service du pouvoir, à conserver ou à conquérir.
C’est pendant des moments de grandes quêtes pour de nouveaux repères et ou modalités dans le système démocratique que le risque de dérives démocratiques, mais aussi de contestations réactives exacerbées à de telles dérives, est évidemment le plus grand. Et ce risque peut prendre sa source aussi bien dans le camp du parti au pouvoir que dans celui de l’opposition, des medias, de la société civile, etc. Car tous, dans le but de conquérir et ou de conserver un pouvoir quelconque sur les choses, peuvent bien abuser de la démocratie dans la pratique, d’une manière ou d’une autre. Du coté de l’opposition, des médias et de la société civile, il y a une tendance naturelle à une surenchère démocratique, avec des risques réels d’enflures démocratiques : cela est d’autant plus vrai que les excès démocratiques, en bravant les règles et ou la morale, ont toujours un effet médiatique sensationnel qui fait sortir l’auteur concerné de l’ordinaire, car les excès démocratiques ont toujours un effet publicitaire.
Du coté du parti au pouvoir, la surenchère démocratique est de type tantôt réactif, tantôt anticipatif, et porte le plus souvent sur des mesures institutionnelles, lesquelles peuvent être plus ou moins contestées. Et d’excès démocratique en excès démocratique, la République et la démocratie risquent d’en pâtir : chaque acteur du jeu démocratique, en voulant, pour divers motifs profiler la démocratie à la mesure exacte de ses ambitions spécifiques, lesquelles évidemment ne peuvent point toujours coïncider avec celles du peuple et des citoyens dont les intérêts majeurs transcendent très souvent les intérêts partisans et personnels, contribue à faire de la démocratie non pas un espace de dialogue et de compromis pour construire le développement national tant attendu, mais plutôt un espace de déni réciproque de représentativité, de confrontation tous azimuts en vue d’une exclusion ou d’un anéantissement réciproques.
* M. Abdoulaye Niang enseigne la sociologue à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis
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