Migration : Interroger la nouvelle politique de migration : un enjeu de souveraineté

La gestion des migrations est devenue un enjeu de débat qui influence fortement les relations publiques internationales et réveille les tensions entre peuples de différentes régions, l'Europe et l'Afrique en particulier, comme a pu récemment en témoigner le récent sommet UE-Afrique. Aujourd'hui, l'Europe cherche à déconstruire ce paradigme qui a longtemps nuit à la qualité du dialogue Nord-Sud, pour lui substituer un modèle nouveau qui vise à porter un regard plus positif sur le phénomène migratoire et la politique qui la sous-tend. Le concept de « co-développement » qui véhicule une idée de solidarité, de rapports plus profitables aux deux parties est de plus en plus usité. Cependant, une analyse critique et plus approfondie de cette politique et de sa mise en pratique est nécessaire si l'on veut véritablement prendre la mesure des enjeux et préserver les intérêts du continent.

Nouveau paradigme de la migration et enjeux globaux

La gestion des flux de migration irrégulière a connu des développements importants au cours de ces dernières années, tout particulièrement depuis le ralentissement de la croissance en Europe et concomitamment à la montée de l’extrême droite d’une part, et à une fuite des cerveaux et des forces vives du continent africain d’autre part. Désormais, il ne s'agit plus de réagir à des situations ponctuelles nécessitant le rapatriement de clandestins mais d'anticiper une politique à long terme pour une gestion effective et rationalisée de ce phénomène.

Dans ce sens, l’expérience de valorisation de la femme à travers la prise en considération de la dimension genre enseigne que le « mainstreaming » des anglophones apparaît comme un outil de mise en relief. Tout comme une meilleure prise en compte du genre dans les stratégies de développement permet de faire participer, au même titre, les hommes et les femmes, dans la définition des politiques de développement et leur mise en œuvre ; le « mainstreaming » de la migration doit permettre à nos gouvernements de développer une politique de migration maîtrisée, pour œuvrer en faveur du développement.

Le « mainstreaming » suppose dans ce contexte une approche de gestion de la migration qui s'insère dans un cadre global et amène les pays en développement à définir une politique de migration en tant que levier d'un développement harmonieux et durable pour leurs populations. Cette approche suppose qu'on puisse analyser et traiter la migration en tant que stratégie de développement dans la formulation des politiques publiques. Si une telle démarche présente quelques avantages pour les pays en développement, force est de reconnaître que l'Occident a beaucoup plus intérêt à ce quelle soit mise en œuvre, et pourrait en tirer beaucoup plus profit que les pays en développement.

La vérité est qu'aujourd'hui, la migration est devenue cette complexité autour de laquelle se jouent des enjeux de relations à la fois politiques, sociales, économiques et culturelles et qui organisent les nouveaux rapports entre l'Afrique et l'Occident. Cet effet pervers de la mondialisation, système basé sur « le laisser-faire », vient troubler le schéma d'un nouveau « Berlin » qui définit les règles bien plus subtiles du partage des ressources du monde, disons de l'Afrique, qui seule se prête généreusement à ce jeu de partage.

La mondialisation accepte que l'on déplace les biens et les capitaux, mais pas la force de travail. N'y a-t-il pas là un paradoxe qui s'oppose au principe de rationalité économique ?

L'indignité politique des africains à aller chercher les ressources là où elles se trouvent, prend un sens dans une certaine forme d'économisme. En effet, c'est l'Europe qui doit dire aux Africains comment entrer dans la mondialisation, non pas qu'il faille partir pour être dans la mondialisation, mais que la mobilité des biens et des capitaux s'accompagne forcément de mobilité des hommes et des femmes. A travers les accords signés par des pays comme le Sénégal, l'Europe nous indique comment entrer dans ses statistiques économiques de façon à se rendre prévisible. En revanche, la planification économique des Etats africains est injustement bouleversée par les mesures de l'OMC, qui renforcent les règles dictées par les institutions de Bretton Woods, qui leur demandent de laisser faire. L'Etat perd des recettes qu'il compense difficilement au profit d'un secteur privé national qui a du mal à s'imposer pour prendre la relève. Rappelons à cet égard, que la période récente de libéralisation du commerce a valu à l’Afrique sub-saharienne de perdre les deux tiers de ses parts de marchés internationaux, et une bonne partie de ces marchés domestiques nationaux et régionaux.

Devant cette situation, c'est toute la notion de souveraineté qui est déconstruite avec l'arrivée de nouveaux paradigmes qui viennent légitimer l'arbitraire d'un système déséquilibré de compétition tous azimuts.

Vers une instrumentalisation de la notion de co-développement

Le terme « co-développement » est quasi systématiquement mis en lien avec les questions de migration telle que la participation de la diaspora au développement de leur pays et de leur région d'origine. Sa vocation est, dit-on, de « valoriser les efforts des migrants décidés à mettre leurs compétences et savoir-faire au service de leur communauté ou encore d'y promouvoir des activités productives et des projets sociaux ». Le différentiel de change aidant, il est évident que les migrants ont plus de facilité à investir dans leurs pays d'origine plutôt que dans celui d'accueil.

Le concept de co-développement en soi peut également présenter un intérêt en ce qu'il permet de revendiquer, aussi, une défiscalisation de l'épargne des migrants, l'allégement des conditions de transfert dont le cumul annuel serait supérieur à la totalité de l'Aide Publique au Développement.

Si les projections intellectuelles permettent d'envisager d'énormes possibilités pour les gouvernements africains, il y a un risque de déboucher sur une vision instrumentale qui, d'ailleurs, ne pourrait s'appliquer qu’à un nombre relativement restreint de ces migrants.

Par ailleurs, il faut souligner que dans sa pratique, le co-développement est encore limité par une approche sécuritaire de la migration. En France par exemple, le co-développement est rattaché au ministère chargé de gérer les flux migratoires. Une telle association suscite quelques inquiétudes, notamment le paradoxe qui s'observe entre les efforts de rationalisation pour rendre l'aide publique plus efficiente et une réorientation en quelque sorte des priorités des bénéficiaires autour des priorités des donateurs.

En effet, les « actions de co-développement » vont être comptabilisées au titre de l'aide publique au développement, censée obéir aux principes d'appropriation et d'alignement derrière les priorités définies par les Etats bénéficiaires et non pas par les pays donateurs. D'ailleurs, on ne s'étonnerait pas de voir les hélicoptères et autres moyens de surveillance alloués au ministère de l'Intérieur, figurer dans l'enveloppe d'aide allouée au titre de l'aide publique au développement ; ce qui réoriente les destinations de l'aide.

L'autre paradoxe est qu'actuellement « les plus gros bénéficiaires de l'aide publique au développement ne sont pas les pays qui présentent le plus grand risque migratoire ». Selon certaines sources, il y aurait en France dix fois plus de Maliens que de Gabonais, mais le Gabon reçoit dix fois plus d'aide que le Mali. Y aurait-il un autre lien entre co-développement et le statut de producteur de pétrole ? Qui sait … ?

A l'évidence, les contours du co-développement demandent à être affinés pour que l'Afrique puisse y trouver son compte. Autrement, il ne constituera qu’une vaste illusion d'un pseudo-partenariat qui viendra s'ajouter au panier de frustrations déjà exprimées par une Afrique qui se débat encore timidement.

Que disent les Organisations de la Société Civile (OSC) ?

Les OSC sénégalaises, en dépit de l'indépendance qu'on leur prête, seraient de grands consommateurs de clichés et de modèles souvent importés d'ailleurs. Tout porte à croire que leur souveraineté est tout aussi compromise que celles de leurs Etats, si tant est que cette souveraineté existe. Les OSC sénégalaises oublient que les modèles sont des construits humains déterminés à prendre en charge une préoccupation particulière, en rapport avec des intérêts ciblés. Au Sénégal, nombre d'OSC se sont engouffrées allégrement dans les interventions qui leur ont été proposés pour soi-disant, arrêter le désastre de l'émigration clandestine. Ce faisant, elles exécutent l'agenda de l’Europe.

Les messages de campagne et les plans d'action qui les accompagnent condamnent fortement le départ des migrants qui passent par la mer, et tentent d'y apporter une solution mais, n'interrogent jamais les causes de cet acharnement de toute une génération à regagner l'autre rive. Ainsi l'on pourrait, dans les cinquante prochaines années, continuer à combattre l'émigration irrégulière à travers différents projets sans jamais attaquer le mal à la source.

Cette complicité des OSC pourrait être analysée soit comme hypocrisie, soit comme absence de vision stratégique qui les rendrait incapable d'analyser ce phénomène en rapport avec les inégalités, l'incidence des mesures de l'OMC sur les économies locales, la problématique de l'APD, la mal gouvernance, etc.

Ces organisations qui prétendent représenter les populations qu'elles assistent dans leurs difficultés ne sauraient-elles pas poser les bons diagnostics ? Comment expliquent-elles qu'un problème d'une si grande portée sociale et politique soit placé sous la responsabilité du Ministère de l'Intérieur qui joue les premiers rôles ?

* Cheikh Tidiane Touré est Coordinateur régional du programme Non Governmental Diplomacy au Conseil national des Ong africaines pour le Développement (Sénégal)
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