Les grands traits d’une implication des OSC dans la gestion des activités de la BAD

La priorité de la solidité financière dictant la stratégie globale du Groupe de la Banque Africaine de Développement (BAD) depuis quelques années a affecté négativement la valeur sociale et environnementale. Ce problème est constaté, à la fois, au niveau de la politique globale des approbations de la Banque, ainsi qu’au niveau restreint de la gestion environnementale et sociale des projets. Pour y remédier, une implication concrète des Organisations de la Société Civile (OSC) s’impose au moins dans trois domaines d’intervention: la participation à l’élaboration de la Stratégie Pays, le suivi environnemental et social, et l’exigence du respect des Normes Fondamentales du Travail (NFT).

Le Groupe de la Banque Africaine de Développement (BAD) (1) est une institution financière multilatérale qui attribue des prêts et des dons aux gouvernements et entreprises privées qui investissent en Afrique. Etant la première banque de développement dans le continent, ses principaux objectifs, explicités à travers les déclarations de ses responsables, sont la lutte contre la pauvreté et l’amélioration des conditions de vie des africains d’une manière durable et socialement responsable.

Tout au long des années 1990, le Groupe de la Banque a vécu des moments difficiles en ce qui concerne sa situation financière, sa crédibilité et la transparence de ses opérations. Par réaction aux critiques et pressions venues d’autres institutions internationales non africaines, la banque créa, en 1994, une commission indépendante dirigée par David Knox, ancien vice-président de la Banque Mondiale. Il en ressort un rapport qui a mis en exergue un certain nombre de dysfonctionnements liés essentiellement aux intérêts antagonistes des actionnaires et au manque de transparence financière.

Les enseignements de ce rapport se confirmaient, lorsque, peu après, la célèbre agence d’évaluation Standard & Poor’s dénonçait la politisation des opérations et la mauvaise gouvernance de la Banque, et déclassa sa dette « senior » à long terme. Dès lors, l’emprunt sur les marchés financiers internationaux est devenu plus cher et ceci a eu des conséquences néfastes sur la situation financière de la Banque.

Pour rétablir la santé financière de l’institution, d’énormes efforts ont été déployés sous la présidence d’Omar Kabbaj. En 2005, à la fin de son mandat, Standard&Poor’s a attribué à la Banque la notation AAA. Cette excellente cote a permis un accès plus facile au financement par l’émission d’obligations sur les marchés internationaux. La Banque a donc fait, depuis quelques années, de la performance financière une priorité absolue qui se confirme en 2007 à travers la forte expansion des interventions dans le secteur privé, qui constitue, selon les propres termes du Président Kaberuka, « le moteur de croissance du portefeuille de la banque » . (2)

Il faut reconnaître que la recherche de la performance financière est légitime étant donné son importance cruciale pour la pérennité, voire la survie de toute institution financière. Néanmoins, le problème du Groupe de la BAD est le fait que sa performance financière, bien que réelle depuis le début des années 2000, se fait au détriment de ses valeurs éthiques fondatrices ayant pour priorité la lutte contre la pauvreté d’une manière socialement et environnementalement responsable.

L’objet de cet article est une étude critique qui présente, d’abord, les contradictions de la politique des approbations du Groupe de la Banque avec les exigences éthiques de la lutte contre la pauvreté et les préoccupations écologiques (Section I), puis tente une identification de quelques domaines d’une intervention possible des OSC à l’échelle réduite de la gestion des projets (Section II) dans l’objectif de concilier la performance financière avec une certaine efficacité sociale et environnementale.

Section I : Eléments Critique de la politique des approbations du Groupe de la Banque

En examinant la répartition régionale et sectorielle des approbations du Groupe de la Banque depuis 2004, on constate une injustice distributive frappante dans la répartition des fonds. Née de l’excès de prudence financière ainsi que de l’incapacité d’échapper à la logique de « la recette unique de développement », cette injustice se manifeste à travers trois réalités : les inégalités des approbations entre pays, l’indifférence vis-à-vis des Institutions de Microfinance (IMF) et l’insensibilité apparente à la question des changements climatiques dans la politique d’approbation du Groupe de la Banque.

1) Inégalités des approbations entre pays : Pour une diversification des champs d’intervention de la BAD dans les pays les plus pauvres

En 2007, la part des 10 pays aux plus bas revenu par habitant (Burundi, RDC, Libéria, Malawi, Ethiopie, Guinée Bissau, Erythrée, Sierra Leone, Rwanda, Niger) dans le total des approbations de prêts et dons accordés par le Groupe de la BAD (Ndlr : 258.72 millions d'unités de compte) ne dépasse pas 11%, alors que les habitants de ces pays sont les plus pauvres du continent et représentent environ 22% de la population totale d’Afrique.

En excluant la RD Congo (7.7%), les neuf pays restants, les plus pauvres du continent, ne bénéficient que de 3% des approbations, une contradiction énorme avec la priorité de lutte contre la pauvreté énoncée par la Banque. Cette contradiction devient encore plus frappante lorsqu’on sait que l’Afrique du Sud et le Gabon, deux pays des plus riches d’Afrique avec un revenu par habitant supérieur à 5000 dollars U.S en 2006, s’accaparent de 24% du total des approbations en 2007 sans oublier le fait que les habitants de ces deux pays ne représentent que 5% de la population d’Afrique.

Pour justifier cette inégalité, les responsables de la BAD avancent divers arguments tels que l’instabilité politique de ces pays, leur manque de transparence, l’absence d’un secteur privé capable de sous-traiter les travaux nécessaires à l’achèvement des projets et surtout leur endettement extérieur très élevé atteignant presque la barre de 300% du PIB pour la Guinée Bissau, 200% pour le Malawi et 150% pour le Burundi.

L’argument de l’endettement est très peu convaincant. En effet, ces pays risquent d’être condamnés à tourner éternellement autour d’un cercle vicieux de pauvreté à cause de la difficulté d’accès aux financements étrangers. C’est aux Institutions Financières Internationales (IFI) et plus particulièrement à la BAD de fouir « la stratégie de la recette unique » et de définir, pour ces pays, une autre politique d’intervention qui leur est propre et qui ne passe pas nécessairement par la voie des gouvernements. Au lieu d’être indifférent vis-à-vis de ces pays, la Banque est appelée à :

- Accroître son soutien au secteur privé et activer les lignes de crédit (LDC) destinés à la création d’entreprises. De 1967 à 2007, les projets spécifiques destinés au secteur privé et les LDC ne représentent qu’une part négligeable dans les fonds destinés à ces pays.

- Accroître les fonds destinés au renforcement institutionnel du secteur public dans l’objectif de favoriser une meilleure transparence dans la gestion financière des prêts, de mieux gérer les appels d’offres publiques, de moderniser les lois en vigueur… Durant toute la période 1967-2007, les fonds destinés au renforcement institutionnel du secteur public de ces 10 pays ne représentent qu’environ 1% des prêts et dons qui leur ont été accordés.

- Financer directement les associations locales de microfinance ainsi que les mutuelles de prévoyance sociale. Actuellement, plus de 90% de la population de ces pays n’est pas couverte par les régimes publics d’assurances maladies.

2) Indifférence vis-à-vis des Institutions de Microfinance (IMF)

Actuellement, les institutions de microfinance s’élèvent à plus de 7000 dans le monde, avec une forte concentration en Asie, en Amérique latine et en Afrique, et comptent en 2004 près de 80 millions de clients . Leur rôle, de plus en plus important dans la création d’emplois dans les pays en voie de développement, a été pleinement reconnu par les responsables de l’ONU qui ont déclaré l’année 2005 « Année internationale du microcrédit ». Depuis son énorme succès au Bangladesh depuis la fin des années 1970, le microcrédit a fait le tour du monde. On ne dispose pas d’études quantitatives sur ses impacts en termes de réduction de la pauvreté en Afrique, mais les exemples de réussites ne manquent pas au Sénégal, au Kenya, en RD Congo , en Tunisie…

Cette ampleur, les IFI n’en ont pas encore pris conscience. En 2005, l’aide publique au développement consacrée à la microfinance n’atteindrait que 1.2 milliard de dollars, la Banque Mondiale ne consacrait que 1% de ses ressources à la microfinance et le PNUD seulement 3% (4) . Une contradiction de plus dans les programmes des IFI, de laquelle la BAD n’est pas exclue. Durant toute la période 2004-2007, le Groupe de la Banque n’a financé les IMF que dans 6 pays, à savoir l’Egypte, la Gambie, le Ghana, le Kenya, la Mauritanie et le Soudan. Les fonds n’atteignent que 108.54 millions d’UC (unités de compte) , soit 1.4% du total des approbations des quatre années (5).

Pourtant, il y a une dizaine d’année, la Banque a prêté un peu plus d’attention à la microfinance. En 1999, la Banque a mis en œuvre un programme pilote dans 10 pays, intitulé Initiative du FAD en faveur de la microfinance en Afrique (AMINA). C’était un programme de trois ans qui visait principalement à renforcer les capacités institutionnelles des IMF et à favoriser l’habilitation économique des femmes entrepreneurs. A mi-chemin, en 2000, le programme AMINA a fait l’objet d’un rapport d’évaluation établi par l’OPEV, un département indépendant d’évaluation des opérations de la Banque.

Le rapport a mentionné le fait qu’AMINA était loin d’atteindre ses objectifs : les activités étaient sporadiques, manquaient de suivi et se trouvaient mal adaptées à la population cible qui n’a pas bénéficié notablement des retombées des activités. Tout de même, le rapport a été optimiste en mentionnant quelques points positifs relatifs au renforcement institutionnel des IMF dans les 10 pays couverts par le programme et propose l’élaboration d’un document de stratégie de microfinance par pays afin de mieux canaliser les activités de la Banque suivant une stratégie plus précise et plus adaptée à la réalité socioéconomique de chaque pays.

Le rapport propose également la prolongation de trois ans supplémentaires du programme AMINA, mais aucune des deux propositions n’a été retenue par les décideurs de la BAD.

En 2006, les responsables de la BAD ont entrepris une démarche positive avec le recrutement de 4 spécialistes en microfinance et la création de la Division de la Microfinance au sein du Département des politiques de la Banque, mais, actuellement, les faits et les chiffres montrent que les IMF ne font plus partie des priorités de la BAD.

3) La politique des approbations de la BAD à la lumière de la question du changement climatique :

Selon le rapport du PNUD de 2007 consacré entièrement à cette question, « le changement climatique sera une des forces majeures qui exerceront une influence sur les perspectives du développement humain au XXIème siècle » (6). Le nœud du problème est le dépassement de la capacité de notre planète à absorber le dioxyde de carbone et d’autres gaz à effets de serre, il en résulte le phénomène du réchauffement climatique. En effet, la température moyenne mondiale a progressé de 0.7°C depuis l’avènement de l’ère industrielle, et c’est au cours des dernières décennies que cette tendance s’est accélérée.

Depuis l’année 1900, les dix années les plus chaudes se situent au-delà de l’année 1980, ce qui confirme la responsabilité de l’Homme dans ce processus de réchauffement qui, selon le rapport du PNUD, va continuer à s’intensifier avec une croissance de 0.2°C toute les décennies. Avec cette augmentation générale de la température, la répartition des précipitations terrestres évolue et les zones écologiques se déplacent créant ainsi des vagues de sécheresse, particulièrement en Afrique. Ceci est désastreux lorsqu’on sait que les trois quarts de la population africaine vivant avec moins d’un dollar par jour dépendent directement de l’agriculture. On estime que les pertes de revenus dues à l’extension des terres sèches s’élèveront à 26 milliards de dollars d’ici 2060, soit le total des aides au développement reçues actuellement par l’Afrique.

Malgré la gravité du problème pour l’Afrique, l’inattention de la BAD à l’égard du changement climatique est bien réelle. En fait, après une revue élargie des activités et des publications de la Banque depuis quelques années, on n’a pu retenir aucune mesure significative concrète en faveur d’une lutte contre le changement climatique. Les publications et les études scientifiques sont quasi absentes et la Banque se limite à publier, dans son site officiel, quelques extraits de déclarations « très sommaires » de ses responsables sur la question.

Sur le plan des faits, la part des 10 pays les plus polluants d’Afrique (Afrique du Sud, Egypte, Nigéria, Algérie, Libye, Maroc, Tunisie, Angola, Zimbabwe, Niger) dans les approbations de prêts reste gigantesque. En 2007, ces pays responsables de plus de 90% des émissions de CO2 en Afrique s’accaparent de près de 43% des fonds de la BAD.

Evidemment, la BAD est loin d’être l’unique responsable du changement climatique et elle ne peut pas constituer non plus « le sauveur de la planète », mais sa responsabilité environnementale, faisant partie de ses priorités, lui impose des politiques d’approbations spécifiques à ces pays, qui soient plus à l’écoute des défis écologiques. En Tunisie, en Afrique du Sud, au Maroc et en Egypte, la banque continue à financer une majorité de projets de Catégorie 2 (7) sans aucunes exigences particulières imposées à ces pays. Dans ce contexte, le département d’évaluation OPEV est appelé à accorder plus d’importance aux critères d’environnement dans ces pays.

Actuellement, sur environ une vingtaine de critères retenus pour le calcul de l’Indicateur de Performance Globale (IPG), trois seulement sont relatifs à l’environnement (Préoccupations environnementales, Efficacité environnementale et Viabilité environnementale). Pour les pays polluants, le recours à la pondération de ces trois critères est recommandé pour augmenter le poids des critères environnementaux dans l’indicateur global.

Au terme de cette section, on peut dire que la politique des approbations de la BAD est largement dictée par la recherche de la solidité financière au détriment de la priorité de lutte contre la pauvreté et des exigences écologiques. On a pu également constater les traits d’une politique qui manque de flexibilité et qui manque d’adaptation selon les pays. Ainsi, la banque est appelée à redéfinir les paramètres d’une nouvelle équation assurant un certain équilibre entre les exigences de la rentabilité financière, la priorité de la lutte contre la pauvreté et les préoccupations environnementales.

Section II : Eléments critiques de la politique de gestion sociale et environnementale des projets de la BAD : Pour un renforcement de l’implication des Organisations de la Société Civile (OSC)

L’implication des OSC dans les activités des IFI date des années 1990, après le constat d’échec des programmes d’ajustement structurel (PAS) imposés aux pays pauvres. Par réaction aux vagues croissantes de protestations populaires culpabilisant les politiques ultralibérales des IFI, ces dernières commencent à réagir à partir de 1999 : Les règles de conditionnalité des prêts sont réduites, des publications, auparavant confidentielles, sont rendues publics et on commence à consulter assez régulièrement les ONG et les syndicats.

A la BAD, la relation avec les OSC remonte à 1996 avec la création du Comité permanent « BAD/OSC ». Ce comité, comportant 12 membres, est censé se réunir au moins une fois par an, mais ce ne fut pas le cas. Trois ans plus tard, en 1999, la Banque publie un document d’une grande importance qui définit des directives pour une coopération avec les OSC (8). Il énonce les canaux d’implication des OSC dans les projets de la BAD, à la fois au niveau national de l’élaboration des orientations stratégiques et au niveau réduit des projets.

Agé maintenant d’une dizaine d’années, ce document n’a pas été mis à jour et ne s’est pas traduit par une implication concrète des OSC. Dès lors, rien n’a changé : les politiques de la BAD sont établies d’une manière unilatérale en étroite liaison avec les gouvernements concernés. Avec une telle stratégie de « par en haut », des signes d’inefficacité sociale et environnementale commencent à se manifester. Pour y remédier, une implication des OSC s’impose au moins dans trois domaines d’interventions, à savoir l’élaboration du Document de Stratégie Pays (DSP), le Suivi Environnemental est Social (SES) des projets et l’exigence du respect des Normes Fondamentales du Travail (NFT).

1) L’élaboration participative du DSP

Le DSP définit en quelque sorte la « ligne de conduite » de la BAD vis-à-vis d’un pays. Il traite le contexte économique et politique général, les objectifs du gouvernement, l’historique de coopération avec la BAD et la stratégie, pendant les 4 prochaines années, de la Banque dans le pays concerné.

Bien que la BAD recommande fortement le processus participatif, le DSP est, dans la plupart des cas, élaboré d’une manière unilatérale en étroite liaison avec les gouvernements. Le problème est le suivant : étant donné le caractère autoritaire de la majorité des systèmes politiques africains, les objectifs de développement étatiques ne répondent pas toujours aux aspirations des populations concernées. En fait, dans une multitude de cas, on ne trouve pas de divergences notables entre le DSP et les documents officiels du pays, surtout en ce qui concerne la stabilité politique et l’état des libertés individuelles et associatives.

On sait également que quelques gouvernements ratifient les conventions internationales relatives aux Droits de l’Homme et aux droits des travailleurs pour acquérir un rayonnement à l’égard des IFI et attirer le maximum de fonds, mais en réalité, leur application se heurte à des abus de pouvoir. Ainsi, la consultation avec les OSC dans l’élaboration des DSP est plus que nécessaire pour que les priorités de développement jouissent d’une certaine unanimité et ne soient pas dictées par des considérations politiques ou clientélistes.

Consciente, bien que très modestement, de cette réalité, la Banque Mondiale a exigé aux pays pauvres l’adoption d’un processus participatif dans l’élaboration du Document de Stratégie de Réduction de la Pauvreté (DSRP). Bien qu’il n’y ait pas de conditionnalité sur le processus consultatif, cette initiative est positive et peut ouvrir des portes pour une implication plus sérieuse des OSC dans les activités de la BM. Récemment, des consultations avec les OSC ont eu lieu pour la préparation de la Stratégie Pays de la BM qui envisage d’approfondir les discussions sur des projets et des secteurs spécifiques (9). Le Groupe de la BAD devrait adopter une démarche analogue et pourrait commencer par les pays « exclusivement BAD » qui jouissent d’un secteur associatif et syndical relativement développé.

2) Le suivi environnemental et social

En 1990, le Conseil d’administration de la BAD avait approuvé « la Politique en matière d’environnement de la Banque ». Cette approbation aboutit, en 1992, à la publication des « Directives de l’évaluation environnementale » qui, en plus de définir les catégories environnementales des projets, décrit d’une façon détaillée les responsabilités liées au suivi et à l’évaluation. Mais la démarche la plus significative fut celle de la création, en 1996 de l’Unité de l’Environnement et du Développement Durable (UEED). Ceci a permis la modernisation du processus d’évaluation en y intégrant des indicateurs sociaux relatifs à l’impact du projet sur la population et son degré d’implication et de participation.

Ce nouveau processus est largement explicité dans un manuel publié en juin 2001, intitulé « Procédures d’évaluation environnementale et sociale pour les opérations liées au secteur public de la BAD ». On peut y identifier la responsabilité de chaque partie prenante dans la gestion environnementale et sociale du projet. Le problème constaté est le nombre très élevé des tâches à la charge de l’emprunteur qui a pour principales responsabilités de préparer une Etude d’Impact Environnemental et Social (EIES), établir un Plan de Gestion Environnementale et Sociale (PGES), assurer son suivi et consulter les parties prenantes. Les Complexes Opérationnels de la Banque (OP) et l’UEED se limitent généralement à des tâches de type « encourager », « analyser », « encadrer » ou « commenter ».

Par une telle structure aussi inégale de découpage des responsabilités, le risque d’asymétrie d’information sur la vraie réalité sociale et environnementale du projet est élevé. En effet, l’emprunteur aura une « tendance naturelle » à atténuer la gravité des impacts négatifs du projet. En monopolisant également la tâche du suivi, il peut cacher des informations, amplifier d’autres, modifier des chiffres, jeter de la pression sur la population de proximité… Le recours à de telles pratiques est tout à fait envisageable lorsque l’évaluateur est en même temps le bénéficiaire.

Ce problème est perpétué par la présence très minime des responsables de la Banque sur les lieux des travaux. En Tunisie, à des projets situés à seulement quelques dizaines de kilomètres du siège de la BAD, les visites sur le terrain s’effectuent à une fréquence d’une à deux visites par an. Ne disposant pas de toute l’information disponible, ni des moyens nécessaires pour un contrôle fiable, la Banque devrait prendre plus conscience de ce problème. Là encore, l’implication des OSC peut constituer une solution surtout en ce qui concerne la tâche du suivi environnemental et social (SES). Dans cet ordre d’idée, la Banque est appelée à :

- constituer une base de donnée par pays, comportant des ONG d’environnement vraiment indépendantes et compétentes pouvant accomplir la tâche d’«observateurs externes» et confronter ainsi l’EIES à la réalité concrète du projet (cette mesure est fortement recommandée dans les 10 pays les plus polluants du continent) ;

- dans les cas de pays ne disposant pas d’un secteur associatif indépendant, former des comités de suivi environnemental et social par projet, comportant des représentants de toutes les parties prenantes du projet (emprunteur, entreprise sous-traitante, population de proximité, chargés du projet de la BAD, représentants syndicaux…). Ce comité devrait fournir un rapport périodique au département d’évaluation de la Banque.

3) Le respect des Normes Fondamentales du Travail (NFT) (10)

Dans la plupart des projets d’infrastructures financés par la BAD, les emprunteurs délèguent les travaux à des entreprises privées qui sous-traitent les projets suite à la mise en œuvre d’un appel d’offre public. Emportés par des soucis de rentabilité économique, ces entreprises violent dans plusieurs cas constatés, les NFT, particulièrement ceux liés à la liberté syndicale et le droit à la négociation collective. Jusqu’au moment de la rédaction de ce rapport, nous n’avons retenu aucune mesure concrète, ni même une déclaration officielle d’un responsable de la BAD en faveur d’une exigence du respect des NFT. Pourtant, les institutions de la Banque Mondiale ont entamé des démarches positives en la matière.

Dès 2006, la Société Financière Internationale (SFI) de la BM exige que tous les nouveaux projets qu’elle finance respectent les NFT de l’OIT. Une année plus tard les autres divisions de la BM (BIRD et IDA) adoptent la même exigence pour les projets d’infrastructure dont le coût dépasse 10 millions de dollar Us (11). Ces institutions sont loin d’être un modèle de référence en matière de NFT, mais elles commencent à réagir à des plaintes. Le cas le plus emblématique est celui d’un projet-pilote à Haïti financé, en 2005, par la SFI, dans le cadre d’un prêt octroyé à une entreprise du textile. Le contrat avec le client exigeait le respect du droit à la syndicalisation et à la négociation collective. Après avoir constaté la violation de ce droit suite à une visite sur le terrain, la SFI a suspendu le prêt en 2006, mesure qui a poussé l’entreprise a accepté de signer une première convention collective avec le syndicat (12).

Des cas similaires sont très peu fréquents, voire inexistants en Afrique, mais ce cas de Haïti montre l’existence de possibilités de pression de la part des syndicats auprès de la Confédération Syndicale Internationale (CSI) et de l’OIT. Dans le sens de plus sensibiliser la BAD à une question qui ne lui est pas encore très familière, les syndicats africains doivent exploiter le grand intérêt que portent les associations internationales aux NFT. Les réunions officielles de la BAD qui se dérouleront à Dakar en mai 2009, intégrant des représentants de la société civile, pourraient constituer une occasion opportune pour approfondir le débat sur cette question.

Conclusion

Etant donnée sa taille modeste par rapport à d’autres IFI, le Groupe de la BAD est loin de fournir la «solution magique » aux problèmes de pauvreté et d’environnement en Afrique. C’est un acteur, parmi d’autres, qui devrait bien accomplir son rôle de pérenniser financièrement son activité sans pour autant sacrifier son éthique fondatrice, celle de promouvoir un modèle de développement durable et socialement responsable.

Cet article a permis, dans sa première section, de mettre en exergue des contradictions de la politique générale des approbations de la BAD, largement dictée par des préoccupations financières, avec la priorité de la lutte contre la pauvreté et les exigences écologiques. Il en ressort un certain nombre de recommandations plaidant pour une augmentation des fonds destinés aux pays les plus pauvres, particulièrement ceux liés au renforcement institutionnel et au soutien du secteur privé et des institutions de microfinance.

S’agissant des défis écologiques, la BAD est appelée à accorder plus d’importance au problème du changement climatique en limitant au maximum les approbations des projets de catégories 1 et 2 dans les pays les plus polluants et remanier son Indicateur de Performance Globale en accordant plus d’importance aux critères environnementaux dans l’évaluation des projets de ces pays.

Outre les insuffisances constatées à l’échelle globale des approbations, on a pu détecter, dans la deuxième section, des faiblesses à l’échelle réduite de la Stratégie Pays et de la gestion environnementale et sociale des projets. Pour y remédier, l’implication des OSC s’impose dans trois domaines d’intervention : l’élaboration participative du DSP, le suivi environnemental et social à travers le recours à des ONG pour jouer d’observateurs indépendants et le respect des Normes Fondamentales du Travail (NFT) par le renforcement des discussions avec les syndicats. Ceux-ci devraient plus profiter du grand intérêt que portent la Confédération Syndicale Internationale (CSI) et l’Organisation Internationale du Travail (OIT) à cette question.

NOTES
1) Le Groupe de la BAD comporte trois organes de prêts : La BAD qui prête aux « pays aisés » du continent comme la Tunisie, le Maroc, le Gabon et l’Afrique du Sud, avec des taux proches de ceux du marché, le FAD qui prête à des pays plus pauvres, avec des taux très faibles et une plus longue période de remboursement et le FSN, financé à travers les recettes pétrolières du Nigéria, son champ d’intervention étant plus modeste.
2) BAD, FAD 2008 (Rapport 2007)
3) E. Bourguinat (2005), « Bâtir un secteur financier ouvert à tous », collectif des acteurs français pour l’année du microcrédit, Contribution à la conférence internationale de Paris, 20-21 juin 2005.
4) J. M. Servet (2006). «Le microcrédit, Dictionnaire de l’autre économie », Paris, Gallimard.
5) Calculs faits à partir de BAD (2008). «Comprendium de statistiques »
6) PNUD (2008) , « Rapport sur le développement humain, 2007, 2008 ».
7) La BAD classe les projets par catégories sur une échelle allant de 1 à 4, selon un ordre croissant des effets néfastes sur l’environnement et la société.
8) BAD (1999), “Cooperation with Civil Society Organisations, Policy and Guidelines”.
9) P.Bakvis (2008), « Mandats, structures et activités des IFI (FMI, BAD, BM) », CSI/Fondation Frederich Ebert, Séminaire pour la région arabe sur les stratégies syndicales à l’égard des IFI, Casablanca, octobre 2008.
10) Il s’agit de quatre normes définies par l’Organisation Internationale du Travail (OIT), à savoir la prohibition du travail forcé, l’abolition du travail des enfants, l’élimination de la discrimination et la liberté syndicale.
11) P.Bakvis (2008), op.cit.
12) Confédération Syndicale Internationale (2008), « Les syndicats face aux IFI ».

* Karim Trabelsi est chercheur, syndicaliste, membre de l’Union Général des Travailleurs Tunisiens

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