L’indépendance, il y a 50 ans : Institutions héritées et handicap d’une orientation vers le développement
Les Africains n’écoutent pas toujours la sagesse de leurs proverbes. Comme celui-là qui leur dit que « dormir sur la natte de l’autre n’offre pas une nuit paisible ». Sinon ils auraient compris que l’Afrique des indépendances ne pouvait espérer s’affranchir de la colonisation en se construisant à partir des institutions hérités du pouvoir colonial, des frontières tracées par celui-ci et des schémas de pensée qu’il nous a laissés. Pour Prince Kum’a Ndumbe III, c’est de là que vient le lourd handicap que traîne l’Afrique «pour une évolution vers le progrès et vers un développement au service de nos populations et de notre continent».
Pendant ces cinquante dernières années après l’échec durable des indépendances africaines, la question fondamentale de « Qui sommes-nous ? » et « Où allons-nous ? » n’a pas pu, dans la plupart des cas, obtenir de réponse satisfaisante, je ne parle même pas du début d’application d’une telle réponse ! Avec les indépendances, nous avons hérité d’institutions mises en place par le colonisateur lors de la période triomphante de domination sur nos terres. Nous avons continué à les utiliser, comme si elles avaient été créées pour l’intérêt suprême de nos populations. Or, on crée une institution pour mettre en application une politique voulue. Celui qui hérite et perpétue cette institution perpétue aussi cette politique qui est à l’origine de cette institution. Il n’est donc pas surprenant que les institutions en Afrique pérennisent la politique coloniale, même si une certaine couleur locale avec une fierté nationale embaument la nouvelle politique dans nos nations africaines.
Les Etats actuels eux-mêmes, institutions suprêmes, n’ont pas pu s’affranchir des frontières tracées par le colonisateur. Ce traçage, parfois avec la règle, comme on peut le constater sur nos cartes géographiques, s’est appuyé sur les intérêts du colonisateur et sur sa capacité à s’imposer vis-à-vis des autres colonisateurs en 1884 à Berlin. C’est dans ce traçage, qui a spolié de manière durable la cohésion de nos peuples qu’après 1960, que nous devons donc forger de nouvelles nations !
Or, l’histoire de l’Afrique nous apprend que nos peuples ont essentiellement vécu dans des Etats-Nations où plusieurs nations s’accordaient à reconnaître un chef suprême qui à son tour laissait à ces nations une marge de manœuvre importante à s’autogérer. L’Occident importe donc avec la colonisation un système centralisé de pouvoir, nécessaire à la domination extérieure et qui enlève à nos populations toute initiative réelle pour sa propre gestion. Ce système centralisé, même quand il laisse une petite place à nos populations pour les « affaires indigènes » de moindre importance, nous met entre parenthèses pour les décisions politiques majeures. Nous ne sommes concernés par les décisions que pour leur mise à exécution. La grande politique se fait et les décisions majeures se prennent à la métropole, hors du pays.
Nous en sommes encore là aujourd’hui, en 2010. On apprend à nos populations ce qu’il y a lieu de faire, mais les décisions et les orientations se prennent ailleurs, dans des communications entre nos chefs d’Etats et les métropoles hors du pays ou dans les grandes organisations internationales comme la Banque Mondiale, le FMI, etc. Nous sommes ainsi pris en otage dans nos propres pays dits indépendants, dans des structures et institutions qui nous handicapent dans notre élan de prendre nos destins en main.
C’est vrai que dans nos pays, on trouve des écoles, lycées et universités modernes, des églises et mosquées parfois de renom, des institutions judiciaires avec tribunaux modernes, des structures économiques et d’industrialisation, des infrastructures routières, hospitalières modernes qui affirment notre personnalité d’Africain moderne. Mais il vaut mieux souvent ne pas y regarder de près et rester dans l’illusion du progrès et du développement. Si vous voulez aller plus loin, posez certaines questions.
Aux écoles, lycées et universités, demandez ceci :
« Quel est l’héritage scientifique de l’Afrique millénaire que vous enseignez dans les différentes disciplines de vos institutions ? » « Dans quelle langue transmettez-vous le savoir ? » Ou alors, « Suggérez-vous dans vos transmissions du savoir que l’Afrique n’a jamais rien inventé depuis l’origine de l’humanité, savoir digne de figurer dans les programmes de transmission de savoir chez nous ? »
Aux institutions judiciaires et à leurs tribunaux modernes, demandez ceci :
« Sur quel code vous appuyez-vous pour dire la loi ? » « Quelle est l’origine africaine du Code Napoléon ou de la Common law ? » « Si ces codes sont si universels que vous le proclamez, pourquoi les Chinois ne les appliquent-ils pas aussi en Chine ? » « Qu’avez-vous fait des traditions judicaires de l’Afrique, du droit qui cadre avec nos mentalités, nos cultures et notre histoire millénaire ? »
Aux structures économiques et d’industrialisation, demandez ceci :
« Pourquoi l’essentiel de l’infrastructure routière et ferroviaire continue à relier l’intérieur du pays au port comme Douala au Cameroun, au lieu de connecter tout d’abord l’intérieur du pays ? » « Utilisez-vous déjà votre propre monnaie ou en êtes-vous toujours réduit à utiliser une monnaie étrangère comme depuis les années 1884 ? Le franc CFA des Comptoirs Français d’Afrique devenu, le 26 décembre 1945, le franc des Colonies Françaises d’Afrique, mué en 1958 en franc des Communautés Françaises d’Afrique, débaptisé aujourd’hui par l’UEMOA en franc des Communautés Financières d’Afrique et par la CEMAC en franc de la Coopération Financière en Afrique Centrale, a-t-il une planche à billets toujours sous contrôle de la Banque de France et toujours garantie en Euro par le Trésor Français ? Entre la CEMAC et L’UEMOA, leur CFA respectifs sont-ils toujours ni convertibles ni interchangeables ? A quand une politique monétaire africaine sous notre propre contrôle, sans que la liberté monétaire ne soit une liberté de faire faillite ? »
Aux structures hospitalières modernes, demandez ceci :
« Quelle est la place de la médecine africaine héritée depuis des millénaires dans la formation de vos médecins et infirmiers et dans vos soins hospitaliers ? » « Pourquoi nos plantes médicinales sont-elles brevetées en occident par les occidentaux et reviennent dans nos structures hospitalières sous forme de médicaments importés ? »
Aux églises et mosquées, demandez ceci:
« Quel est l’héritage de l’Afrique, berceau de l’humanité, dans les religions professées dans vos églises et mosquées ? » « Pourquoi vos enseignements religieux se limitent-ils essentiellement aux deux derniers millénaires sur les 5,5 millions d’années que compte l’humanité ? » « Que dites-vous de l’apport religieux de l’Africain depuis les 150 000 ans où l’homo sapiens négroїde a fait son apparition en Afrique avant d’arriver en Europe il y a 40.000 ans ? » « Il n’y a donc de salut que quand il n’est pas d’origine africaine, même quand le Noir est le premier être humain sur terre comme Adam et Eve et que l’Afrique demeure le berceau de l’humanité ? Avez-vous révélé à vos Chrétiens dans vos Eglises d’Afrique que Enoch, qui fut enlevé par Dieu pour qu’il ne vît point la mort parce qu’il était agréable à Dieu, était un noir d’Ethiopie ? Vos Chrétiens africains savent-ils que Enoch a écrit son livre saint environ 40 à 80 ans avant le déluge de Noé, donc 9000 avant Jésus Christ, et que le Christ citait le livre de Enoch par cœur ? Où est le livre d’Enoch dans vos bibles depuis qu’il fut écarté de la bible par l’Evêque italien Filastrius de Brescia en 398 après Jésus Christ ? Vous rappelez-vous, au vu de ces dates d’Enoch, que la Genèse dans la bible ne date que de 1400 avant Jésus Christ ?»
Aux gouvernements, aux communautés urbaines et mairies, demandez ceci :
« Où sont les monuments des grands rois africains, des savants et inventeurs noirs, de nos martyrs qui ont dit non à l’invasion étrangère et qui ont payé de leurs vies ? Où sont les places, les rues qui portent leurs noms pour construire notre mémoire ? Où se trouvent les monuments, les places, les rues Lock Priso, Duala Manga Bell, Martin Paul Samba, Ruben Um Nyobé, Albert Ndogmo, Ernest Ouandié ou d’autres héros à Douala, Yaoundé, Bafoussam, Garoua, Maroua ou ailleurs au Cameroun ? Pourquoi nos décideurs ont-ils si peur des repères, de la mémoire de notre peuple ? Ces questions sont à transposer dans chaque pays africain en cette année 2010, en nommant leurs héros respectifs »
Institutions et corruption
En répondant vous-mêmes à ces questions, vous vous serez rendu compte que nos institutions en Afrique traînent un handicap lourd pour une évolution vers le progrès et vers un développement au service de nos populations et de notre continent. Nos institutions sont demeurées essentiellement tournées vers l’extérieur, donc extraverties. Elles fonctionnent en Afrique au profit des Non Africains, avec les impôts payés par ces mêmes Africains. Quand le colonisateur s’est imposé chez nous au 19e siècle, il a utilisé des soldats mercenaires africains importés d’autres pays africains pour la conquête coloniale, comme les « cru boysè et soldats dahoméens, souvent venus de Ouiddah, utilisés par les Allemands pour leur campagne militaire au Cameroun.
Pour une bouchée de pain, ces Africains ont aidé le colonisateur comme soldats, porteurs et bordels dans sa conquête de notre pays. Mais d’autres Camerounais s’y sont aussi associés dans les mêmes conditions. Certains de nos rois ont accepté de se faire corrompre financièrement, pour ouvrir la porte au conquérant ou pour l’aider à avancer dans la lutte contre d’autres rois africains. La vision étriquée du profit individuel contre le sort de tout un peuple et la recherche du gain immédiat ont permis à la corruption de s’installer pendant la période coloniale comme moyen essentiel de la politique du colonisateur contre les colonisés.
Celui qui n’acceptait pas cette corruption était écarté, démis de ses fonctions, exilé ou assassiné. L’ordre colonial devait régner par tous les moyens ! Avec les indépendances qui ne devaient en aucun cas aboutir à l’indépendance réelle, il fallait corrompre des Africains pour obtenir d’eux de se dresser contre les patriotes en lutte, leur offrir des avantages personnels exorbitants et les orienter vers des stratégies de gain individuel au détriment de l’intérêt suprême du jeune Etat. La lutte pour le pouvoir se réduisit ainsi à une lutte pour un enrichissement personnel, immédiat et rapide.
En politique, il ne s’agit plus d’orientation stratégique pour faire avancer le pays selon telle ou telle conviction, mais de parvenir à sa part individuelle dans le partage du gâteau national. Dans une telle atmosphère politique, la corruption devient reine. Elle est alors le meilleur moyen de parvenir le plus rapidement possible à ses objectifs, puisqu’il ne s’agit pas de gagner les gens pour telle ou telle orientation politique, économique, philosophique ou spirituelle, mais de les enrichir un peu pour permettre au corrupteur d’avoir la voie libre à un enrichissement plus grand. Le corrupteur paie donc un droit de passage naturel.
En 2010, la corruption a gangrené les institutions de l’Etat post-colonial en Afrique à tel point que même les pays occidentaux qui l’ont introduite dans le système politique colonial s’en offusquent et sonnent l’alerte. En effet, grâce à l’indépendance relative, les fonctionnaires des institutions héritées sont devenus des nationaux. Or ces fonctionnaires exigent pour la moindre signature des pots-de-vin exorbitants. Il le font même aux anciens colons qu’ils ne laissent gagner aucun marché sans exiger leur 15%, voire 30% comme contre partie. La corruption s’est ainsi retournée contre celui qui l’a introduite dans le système politique et de gestion colonial, et l’Occident y perd énormément d’argent et de temps.
La lutte contre la corruption est d’une nécessité vitale pour les pays africains. Les chefs d’Etats qui en ont fait leur cheval de bataille dans leur pays doivent être soutenues par une mobilisation générale de la société contre ce cancer. Mais les textes de loi contre la corruption ne suffiront jamais pour l’amoindrir sensiblement. Les Africains ont besoin d’une orientation politique à laquelle ils adhèrent vraiment, à un projet de société qu’ils ont conçu eux-mêmes et qu’ils sont décidés à mettre en application. La question du pouvoir doit être réglée sur une base respectant nos traditions, nos mentalités et les convergences modernes des droits des peuples et des Droits de l’homme.
Ce concept basé sur un consensus général parce que largement discuté et accepté doit clarifier comment accéder et comment rester au pouvoir sans effusion de sang dans nos pays, les mécanismes doivent obliger tout un chacun au respect des règles admises, sans exception, et les institutions issues de ce consensus général doivent garantir la stabilité du système. En clair : on ne changera plus les institutions, ni surtout la Constitution au gré des opportunités. La Constitution deviendra alors une véritable loi fondamentale difficilement modifiable et le chef d’Etat devra à son tour s’en porter garant. Avec une ouverture politique dans les pays africains actuels, il est possible d’élaborer ce projet de société et de gagner l’adhésion des citoyens. Les populations décidées à gérer enfin leur destin collectif réduiront sensiblement l’espace de corruption dans la gestion des affaires publiques et veilleront au respect des institutions. Les pays africains auront alors fait un grand saut qualitatif.
* Le Prince des Bele Bele, Kum’a Ndumbe III, est écrivain, Docteur en histoire, Docteur en Etudes Germaniques (Université de Lyon II), titulaire d’une habilitation en Sciences politiques (Université Libre de Berlin).
* Ce texte est partie d’un discours prononcé lors de la Conférence inaugurale sur les 50 ans des indépendances africaines organisé par la Fondation AfricAvenir International, section d’Allemagne Fédérale, Berlin, 15 avril 2010.
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