Frantz Fanon et les "pièges de la conscience nationale"
Devant les années post-indépendance qui se dessinaient, Fanon avait senti la nécessité d’un véritable parti révolutionnaire lié aux masses comme antidote aux processus de corruption national qui se manifeste dès lors que la bourgeoisie devient hégémonique. Bill Fletcher montre combien ses craintes se sont avérées. Et cela jusque dans les pays où des mouvements de libération ont mené des luttes triomphales.
Il y a plus de 30 ans, depuis que j’ai lu pour la dernière fois les "Pièges de la conscience nationale" (ci-après "les pièges") qui constitue une partie des "Damnés de la Terre". C’est si loin que lorsque j’ai voulu ouvrir mon exemplaire des "Damnés de la Terre", les pages ont commencé à se détacher. Et pourtant l’essai reste toujours d’actualité, avec des mises en garde prémonitoire, y compris en ce qui concerne son Algérie bien-aimée.
Les "Pièges" de Fanon est une critique intense, mordante et analytique de la bourgeoisie nationale (une section de la petite bourgeoisie nationaliste) dans les pays opprimés. Elle met en garde contre le rôle de cette classe dans l’environnement post-indépendance, en particulier contre sa trahison du projet national et du projet panafricain, afin de préserver les ambitions de sa classe. L’essai passe ensuite à des recommandations pour les forces révolutionnaires des pays opprimés et pays auparavant opprimés, sur la façon de procéder à une transformation sociale fondamentale. A cet égard, il endosse les leçons positives dont il a été le témoin au cours de la révolution algérienne - une lutte de libération nationale qui culminera avec l’indépendance de l’Algérie par rapport à la France dans les années qui sont suivi le décès prématuré de Fanon.
Il y a de nombreuses observations que l’on peut faire à propos des essais de Fanon, y compris sa reconnaissance des dangers du tribalisme, du régionalisme et des conflits religieux qui, tous, se sont manifestés dans les sociétés à la suite des indépendances. « Les pièges » porte sur les observations de Fanon concernant la trahison de la bourgeoisie nationale et l’abandon du projet national sous le couvert de la bannière de la libération nationale. Faisant usage de la rhétorique de la lutte pour l’atteinte de cet objectif, cette bourgeoise a, avec ses représentants politiques, démobilisé la populace et mis en place des structures répressives plutôt que libératrices. Fanon décrit dans ce scénario le grand leader qui prend la place centrale destinée aux masses qui ont porté le processus de libération nationale. Indépendamment de toute rhétorique, ces forces bourgeoises nationales suppriment les mouvements sociaux nationaux tout en faisant les meilleurs arrangements possibles avec l’impérialisme. Malheureusement et contrairement aux espoirs et attentes de Fanon, la grande révolution algérienne est ainsi devenue la proie d’une telle évolution malgré l’organisation unique et la lutte menée par les combattants pour la libération nationale algérienne.
La plupart des mouvements de libération et de lutte pour l’indépendance contenaient en eux une faille qui n’était pas nécessairement apparente à l’observateur extérieur. Cette faille est demeurée cachée non seulement à cet observateur extérieur, mais aussi, dans une certaine mesure, reste cachée ou ignorée par beaucoup de monde encore aujourd’hui.
Face au conflit évident entre, d’une part, la population des nations opprimées et, d’autre part, les forces de l’impérialisme et du colonialisme, les conflits internes à la société opprimée ont toutes été occultées au nom de l’unité nationale. Ces tensions internes pouvaient concerner aussi bien l’ethnicité que le régionalisme, le genre ou la classe sociale. Dans tous les cas de figure, ces éléments ont été ignorés à moins que leur résolution ne soit remise à plus tard. Ce phénomène n’a pas été l’apanage exclusif des luttes nationales de libération en Afrique ou dans le Sud global. Dans la lutte pour la liberté afro-américaine, ces mêmes éléments existaient avec les mêmes conséquences funestes.
La minimisation de ces conflits dits secondaires (secondaires seulement dans le sens où à ce moment particulier le conflit principal se déroulait entre les peuples des nations opprimées et leurs opposants coloniaux/impérialistes ; par exemple l’Algérie contre la France avant 1962) a souvent été attribuée à une question de manque de volonté ou, dans certains cas, à une mauvaise orientation politique. Dans le cas de l’Algérie, l’argument a pu être avancé que le Front de Libération National (FLN, la principale force de la lutte contre la France et par la suite le parti politique au pouvoir) a manqué de vision en n’abordant pas la lutte des travailleurs ou des femmes, etc. Ceci est peut-être vrai, mais cette affirmation omet de prendre en compte la coloration de classe qui transparaît derrière certaine décision. En d’autres termes, il y a bien eu une "erreur", mais seulement du point de vue des opprimés. La bourgeoisie nationale, elle, cheminait sur une voie qui lui permettait de consolider sa mainmise sur le mouvement national et l’Etat post-colonial.
Les "Pièges" de Fanon fournit un cadre qui, même cinquante ans après sa mort, permet de comprendre ce défi. Lorsqu’on est confronté aux forces des classes sociales impliquées dans un processus qui doit donner forme à un projet national, on en vient à comprendre précisément pourquoi les appels pour une direction alternative tombent dans l’oreille de sourds. Ceci a été le cas de l’Algérie et je tends à dire que ce fût aussi le cas du Zimbabwe sous la férule de plus en plus répressive du président Robert Mugabe. De nombreux observateurs étrangers et nationaux ont été éblouis par les différents processus de libération nationale et la rhétorique qui y est associée. Ils ont supposé que les forces qui menaient ces processus opéraient selon des principes révolutionnaires. Avec Fanon, nous avons eu à reconnaître que ceci n’est simplement pas vrai. Qu’en fait, ces forces peuvent surtout opérer dans l’intérêt d’une classe non révolutionnaire ou de factions qui cherchent à promouvoir leurs intérêts personnels ou ceux de leur classe.
Gardant cela à l’esprit, il devient de la plus grande importance que des mouvements sociaux indépendants existent, soient reconnus et aient la permission d’opérer librement au cours d’un projet de transformation. En ce qui concerne les travailleurs, il était routinier, dans trop de mouvements de libération nationale, de les encourager à former des syndicats (ou d’autres organisations de travailleurs) qui sont ensuite subordonnés au front national de libération, aux partis ou aux autorités post indépendance. La subordination ne signifie pas seulement jouer un moindre rôle dans la hiérarchie politique, elle induit aussi un contrôle des organisations des travailleurs, de façon directe ou indirecte, par le parti au pouvoir. Une telle situation vise à étouffer, sinon à ignorer la lutte des classes. C’est comme si l’élite au pouvoir croyait qu’en subordonnant les syndicats la lutte des classes cessait d’exister et que les travailleurs resteraient à leur place. Au contraire, on assiste à la naissance d’un Etat différent dans sa nature, fait de classes sociales, avec les aspirations d’une bourgeoisie nationale (ou dans certains cas la petite bourgeoisie) qui s’élève et qui veut former le projet national ou de libération de sorte à promouvoir ses propres aspirations. Dans les deux cas, la lutte des classes n’a pas disparu ; elle n’a fait que changer d’aspect.
Dans "les Pièges", Fanon met l’accent sur la nécessité d’un véritable parti révolutionnaire, lié aux masses, comme antidote aux processus de corruption national qui se manifeste dès lors que la bourgeoisie devient hégémonique. Bien qu’il soit difficile d’être en désaccord avec cette proposition, elle s’avère néanmoins insuffisante. Un constat qui devrait apparaître à l’évidence lorsqu’on passe en revue l’histoire des luttes révolutionnaires qui ont eu cours au siècle dernier. C’est le cas pour au moins deux raisons.
D’abord, les partis ne peuvent suppléer à toutes les forces sociales. Les travailleurs, par exemple, doivent avoir leur propre organisation. Ces organisations doivent avoir une base large et être démocratiques. Ils doivent être le moyen de lutter pour la justice sociale et économique, à l’intérieur comme à l’extérieur du contexte du cadre national démocratique. Et ce combat doit impliquer une lutte qui garantisse que les travailleurs sont au centre et conduisent le processus national démocratique révolutionnaire. En d’autres termes, qu’il y a des institutions qui sont créées pour promouvoir le contrôle par les travailleurs, non seulement de leur travail mais de la société tout entière.
Deuxièmement, c’est souvent à l’intérieur de partis authentiquement révolutionnaires que les graines de la régression peuvent être trouvées. En particulier, dans les pays où règne un parti unique dominant, la lutte des classes et d’autres luttes auront lieu à l’intérieur du parti aussi bien que dans la société en général. Que l’Etat soit mené par un parti unique ou non, le résultat des luttes internes d’un parti révolutionnaire n’est pas prédéterminé. Les meilleures orientations politiques et les meilleurs dirigeants ne suffisent pas à garantir que le mouvement restera sur le droit chemin. Une réalité démocratique dans le processus de transformation, en plus d’un mouvement social progressiste viable, est tout aussi importante.
Les observations de Fanon sont convaincantes et effrayantes dans leur précision, en ce qui concerne les défis aux innombrables mouvements nationaux démocratiques et mouvements de libération. De ce point de vue, cet essai devrait être lu par tous les combattants pour la liberté. Non seulement pour comprendre comment les populistes nationaux et les processus nationaux démocratiques se sont si souvent désintégrés, mais aussi comme tremplin pour un projet radical de transformation du 21ème siècle enraciné parmi les travailleurs et autres secteurs opprimés. Ou, pour emprunter à Fanon ses propres mots : "L’homme colonisé qui écrit pour son propre peuple doit utiliser la passé dans l’intention d’ouvrir le futur, comme une invitation à l’action et comme base d’espoir".
* Bill Fletcher Jr est un militant international de longue date pour la justice raciale et le travail. Il est un Senior Scholar à l’Institute for Policy Studies et Visiting Scholar au Graduate centre de l’Université de New York City, membre de la commission de rédaction de BlackCommentator.com et ancien président du Forum TransAfrica. Il est le co-auteur de "Solidarity Divided" – Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger
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