Au mois d’octobre 2006, lorsqu’il devint évident que l’élection présidentielle prévue pour se tenir au plus tard le 31 octobre de cette année ne pourrait pas avoir lieu, les Nations Unies avaient adopté la résolution 1721 qui prolongeait le mandat du chef de l’Etat ivoirien, maintenait le Premier ministre Charles Konan Banny qui avait été nommé un an plus tôt et renforçait les pouvoirs de ce dernier, tout en fixant pour la fin du mois d’octobre 2007 la tenue des élections. Elle précisait également que cette prolongation du mandat du chef de l’Etat ivoirien serait la dernière, et qu’en cas d’échec de cette nouvelle transition, la classe politique ivoirienne serait écartée au profit d’autres personnalités de la société civile. Mais aujourd’hui rien ne permet d’indiquer l’échéance à laquelle la présidentielle ivoirienne va se tenir. Dans la situation actuelle, tout indique que personne, dans la classe politique, ne veut en fait de cette élection, même si le chemin semblait bien balisé.
Au mois de décembre 2006, le chef de l’Etat lança l’idée d’un dialogue direct entre lui et le chef des Forces Nouvelles qui occupent le nord du pays, M. Guillaume Soro. Ce dialogue eut lieu à Ouagadougou sous les auspices du chef de l’Etat burkinabé Blaise Compaoré et donna naissance, le 4 mars 2007, à l’Accord de paix de Ouagadougou. Cet accord fut vu par plusieurs analystes comme une façon pour le chef de l’Etat ivoirien de se débarrasser de la résolution 1721 et du Premier ministre qui lui avait été imposé, afin d’être le véritable maître du processus de sortie de crise.
Au terme de cet accord qui était assorti d’un chronogramme précis, les élections devaient avoir lieu au plus tard dans le premier trimestre de l’année 2008. Mais auparavant, la « zone de confiance » qui sépare les deux belligérants et qui était tenue par les forces impartiales devait être supprimée et remplacée par des forces mixtes composées d’éléments des Forces nouvelles et des Forces Armées Nationales de Côte d’Ivoire (FANCI) réunies au sein d’un Centre de Commandement Intégré (CCI), les audiences foraines destinées à donner des actes de naissance aux Ivoiriens qui n’en avaient pas devraient se tenir, l’administration se serait déployée sur tout le territoire, les milices auraient été démantelées et les Forces nouvelles désarmées et regroupées dans des centres bien identifiées.
Cet accord a été accepté par toutes les forces politiques ivoiriennes, bien que les principaux partis aient été exclus des négociations. Un nouveau gouvernement a été mis en place, dirigé par M. Guillaume Soro, le chef des Forces Nouvelles, et qui comprend tous les partis signataires de l’Accord de Linas-Marcoussis. Peu de temps après sa nomination à la tête du gouvernement, M. Soro a été l’objet d’un attentat sur l’aéroport de Bouaké, mais cela n’a semble-t-il pas eu de conséquences sur l’avancée du processus de paix.
Un accord dit intérimaire, signé au cours de l’année 2007, a prolongé jusqu’au 30 juin la tenue des élections. Date qui n’a pas été respectée. Entre temps, les audiences foraines s’étaient tenues et avaient permis de donner des actes de naissance aux personnes qui n’en avaient jamais eu.
D’autres accords intérimaires ont ensuite été signés qui tous fixaient de nouvelles dates pour les élections. La dernière date arrêtée fut le 30 novembre 2008. Elle ne fut pas plus respectée que les autres. Un quatrième accord intérimaire a été signé avant la fin de l’année 2008, mais il n’a pas fixé de nouvelles dates. Il a laissé le soin à la Commission Electorale Indépendante (CEI) de fixer un chronogramme avant le 31 décembre 2008. Cette date est passée sans qu’un échéancier n’ait été fixé.
La CEI invoque le fait que le processus d’identification, que l’on appelle enrôlement, qui devait permettre à la fois de donner de nouvelles cartes d’identité aux Ivoiriens et des cartes d’électeurs n’est pas achevé. A ne pas confondre avec les audiences foraines qui servaient uniquement à donner des actes de naissance. C’est avec cet acte de naissance que l’on se fait enrôler. Ce processus s’est achevé à Abidjan et a commencé à l’intérieur du pays. La date du 28 février a été fixée pour sa finalisation dans ces régions, mais des débats ont lieu en ce moment pour savoir si cette date sera respectée.
C’est que le processus rencontre plusieurs difficultés dans son déroulement. Il y a d’abord des problèmes financiers qui ont fait que plusieurs fois les agents chargés de l’opération sont entrés en grève, pour salaires impayés. Des actes de violence ont aussi émaillé le processus lorsqu’il avait débuté à Abidjan, avec des accusations de fraude.
Ces accusations proviennent toujours du camp du président de la République, qui soupçonne les ressortissants d’Afrique de l’ouest, du Burkina Faso et du Mali, notamment de vouloir s’inscrire sur les listes électorales sans avoir la nationalité ivoirienne. Le chef de l’Etat lui-même a plusieurs fois mis en garde les étrangers qui chercheraient à se mêler des affaires des Ivoiriens. Dans le même temps, plusieurs personnes originaires du nord de la Côte d’Ivoire se sont plaintes de se voir refouler dans les centres d’enrôlement, au motif qu’elles ne seraient pas Ivoiriennes.
Lorsque le processus avait commencé, il y eut des actes de violence dans le quartier de Williamsville, entre les populations et des étudiants de la FESCI, le syndicat estudiantin proche du chef de l’Etat. Ces étudiants avaient décidé de monter la garde devant les centres d’enrôlement afin d’empêcher les étrangers d’y avoir accès. En se basant sur leurs faciès et leur habillement. L’ivoirité est encore bien vivante comme vous le constatez. Toujours est-il que le processus d’identification continue son petit bonhomme de chemin, mais lentement.
Pendant ce temps, le désarmement des ex-rebelles n’a toujours pas eu lieu. Plusieurs fois, des opérations de regroupement ou d’installation d’ex-rebelles sur des parcelles agricoles se sont déroulées devant la presse, mais aussitôt les journalistes partis, les choses sont redevenues comme auparavant. On a assisté en 2007, à Bouaké, à la cérémonie de «La flamme de la paix », qui a consisté à brûler symboliquement des armes devant plusieurs chefs d’Etats africains. Mais les armes sont toujours entre les mains des ex-rebelles qui contrôlent les ressources des zones sous leur coupe.
L’accord de Ouagadougou avait prévu ce qu’on appelle l’unicité des caisses de l’Etat, c’est-à-dire que toutes les taxes et autres impôts de la Côte d‘Ivoire devaient être prélevés par l’Etat. En 2008, un groupe de douaniers avait été installés à la frontière entre la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso. Mais aussitôt le ministre de l’Economie et des Finances parti, les Forces Nouvelles ont chassé les douaniers venus d’Abidjan. La date du 15 janvier 2009 avait été annoncée comme devant marquer à nouveau l’unicité des caisses. Elle n’a pas été respectée. On parlait alors du 2 février…
Concernant les milices, un démantèlement symbolique a eu lieu en 2007 à Duékoué, dans l’ouest du pays en présence du chef de l’Etat, mais les milices existent toujours et s’expriment régulièrement dans les médias. A Abidjan elles ne se cachent pas pour faire leur jogging.
Même si les préfets et sous-préfets se sont déployés dans les zones tenues par la rébellion, les chefs de guerre contrôlent toujours leurs zones et y détiennent le vrai pouvoir. Rappelons, pour mémoire, que selon l’ONG britannique Global Witness, les Forces nouvelles perçoivent chaque année quelques 15 milliards de francs sur le cacao qui transite par leur zone pour être vendu au Togo, en passant par le Burkina Faso. Sans parler des diamants, du bois, du café, du coton et des autres richesses qui se trouvent dans ces zones et qui sont systématiquement pillées. Ajoutons que l’agence de la BCEAO de Bouaké a été pillée en toute impunité.
De temps à autre, un débat surgit entre le FPI, le parti de Laurent Gbagbo, et les Forces Nouvelles, sur la question de savoir s’il faut organiser les élections avant le désarmement ou après. Les Forces Nouvelles ont plusieurs fois déclaré qu’elles ne désarmeront pas avant les élections, pendant que M. Affi N’guessan, le président du FPI, répète inlassablement que son parti n’acceptera pas d’élection sans le désarmement.
Le sentiment qui commence à gagner bon nombre d’Ivoiriens est que le chef de l’Etat et son premier ministre font tout pour retarder au maximum la tenue de l’élection présidentielle, en profitant de l’incroyable passivité de l’opposition politique.
Le chef de l’Etat, qui, selon plusieurs sources, serait menacé par le Tribunal Pénal International, à cause des crimes commis par les escadrons de la mort et lors des manifestations du mois de mars 2004, ne voudrait en aucun cas perdre l’élection présidentielle, car son maintien au pouvoir est sa seule garantie de ne pas se retrouver devant ce tribunal. Mais en dehors de cela, M. Laurent Gbagbo n’est pas enclin à abandonner le pouvoir, pour lequel il a lutté pendant plus de trente ans, à ses adversaires que sont MM. Bédié et Ouattara. Plusieurs fois dans des allocutions, il a rappelé tout ce qu’il a enduré avant d’arriver au pouvoir, et plus d’une fois il a déclaré que jamais il n’abandonnerait son pouvoir. Il l’a répété encore lors des cérémonies de présentation de vœux au chef de l’Etat cette année.
Mais M. Gbagbo n’est pas assuré d’avoir la majorité. Il sait que sa base électorale était très mince au moment où il accédait au pouvoir, et qu’il lui aurait été très difficile de devenir président, si les principaux candidats qu’étaient Henri Konan Bédié et Alassane Dramane Ouattara n’avaient pas été éliminés de la course par Robert Guéï. M. Gbagbo sait également que son bilan est loin de satisfaire la majorité des Ivoiriens, tant la corruption, les abus des Droits de l’homme, l’impunité et la pauvreté se sont généralisés en Côte d’Ivoire sous son règne.
En 2008 des femmes ont manifesté contre la vie chère et la police les a chargées, faisant deux morts. Il y a eu l’affaire des déchets toxiques et plusieurs autres scandales. Dès lors, M. Gbagbo ne veut pas prendre le risque d’aller aux élections avec la hantise qu’il a de perdre. Il n’y ira que lorsqu’il sera sûr de gagner sans risque.
De plus, depuis fort longtemps l’Assemblée nationale ne siège pratiquement plus et M. Laurent Gbagbo n’a jamais eu autant de pouvoir qu’en ce moment. Au point où pour la troisième année consécutive, il a fait adopter le budget par ordonnance sans passer par l’Assemblée nationale. Pendant longtemps il a géré les revenus du pétrole sans en rendre compte à qui que ce soit, utilisant une partie de cet argent pour construire des palais à Yamoussoukro. C’est devant l’insistance des institutions financières internationales qu’il a fini par faire arrêter les dirigeants de la filière du cacao, la principale ressource de la Côte d’Ivoire, qui détournaient sans vergogne les revenus de ce produit pendant que les paysans croupissaient dans la misère.
Ce sont encore ces institutions financières qui ont exigé que les revenus du pétrole soient désormais publiés. Signalons que le fonds de souveraineté du président de la république était de 60 milliards de francs l’année dernière. Il s’agit d’une somme dont il peut disposer comme il l’entend sans en rendre compte.
Pour le Premier ministre, la non tenue d’élection est aussi une bonne affaire, puisqu’il demeure à son poste, ce qui lui permet de se donner une stature d’homme d’Etat, d’effacer son image de chef de guerre, et de se constituer un trésor de guerre pour ses ambitions présidentielles qu’il ne cache plus. Dans une interview accordée à l’hebdomadaire « Jeune Afrique », il avait annoncé qu’il avait hâte d’être au lendemain des élections afin de dévoiler ses ambitions pour le peuple ivoirien.
M. Soro dispose d’un fonds de souveraineté de plus de 20 milliards de francs CFA. De plus, il est toujours le chef des Forces nouvelles qui contrôlent toutes les ressources de la zone nord et ouest de la Côte d’Ivoire. L’on comprend que plus la situation dure, et mieux c’est pour lui. A cause de son jeune âge, 37 ans cette année, il ne peut être candidat à la prochaine élection présidentielle.
Il y a aussi Blaise Compaoré qui gagne beaucoup dans cette affaire. En tant que médiateur des crises ivoirienne et togolaise, il se pose en faiseur de paix avoir été considéré pendant longtemps comme celui qui soutenait les guerres dans la région, notamment celles de Sierra Leone et du Liberia. Et cela lui évite peut-être d’être cité dans le procès de Charles Taylor devant la Cour Pénale Internationale. Mais dans le même temps, toutes les ressources pillées dans le nord de la Côte d’Ivoire sont investies dans son pays. J’ai personnellement vu, à Ouagadougou, les résidences et quelques unes des réalisations des chefs de guerre de la rébellion ivoirienne.
Enfin, Blaise Compaoré est devenu de fait le vrai patron de la Côte d’Ivoire, puisque rien ne se décide désormais dans ce pays sans son avis. Ce qui est une belle revanche sur l’histoire, lorsque l’on sait à quel point les Ivoiriens ont méprisé et exploité les Burkinabé pendant de longues décennies.
Aujourd’hui, l’opinion ivoirienne se montre de plus en plus lasse et impatiente devant les retards accumulés dans l’organisation des élections. L’opposition politique semble s’être fait la complice de ces retards, puisqu’elle ne les dénonce que d’une voix très faible. Si M. Bédié semble s’être réveillé et fait des tournées à travers tout le pays en dénonçant le pouvoir de Laurent Gbagbo, M. Ouattara reste encore étrangement silencieux. Des membres de cette opposition siègent au sein du gouvernement et ses ministres ne semblent pas très pressés de voir des élections se tenir. Il est de notoriété publique que ce sont ces ministres qui alimentent les caisses de leurs partis, en se servant au passage. La presse a publié la photo de la maison du ministre de la Construction et de l’urbanisme, issu du RDR d’Alassane Ouattara, qui aurait coûté plus d’un milliard de francs. Il n’y a pas eu de démenti.
Le sentiment général est que la population est prise en otage par la classe politique dans son ensemble. Car, même s’ils siègent très peu, les députés ont vu eux aussi leurs mandats prorogés de facto et ils gardent tous leurs avantages. Il en est de même des maires, des conseillers généraux, des conseillers économiques et sociaux, etc. Les mandats des députés auraient dû prendre fin en 2005 et ceux des maires et conseillers généraux en 2006.
Pendant ce temps, la pauvreté prend de l’ampleur, au point où M. Mamadou Koulibaly, le président de l’Assemblée national,e a avoué que plus de 70% des Ivoiriens ne font qu’un seul repas par jour. La Banque mondiale a estimé que le taux des Ivoiriens vivant en dessous du seuil de pauvreté est d’environ 50%. Pendant ce temps plusieurs cas de corruption sont régulièrement dénoncés, qui touchent aussi bien des proches de M. Gbagbo que des membres de l’opposition.
Le mécontentement est de plus en plus grandissant et perceptible. Même des supporters de M. Gbagbo ne cachent pas leur déception. Au sein même du FPI, le parti de M. Gbagbo, des voix se sont élevées pour dénoncer la gestion de M. Gbagbo. Il est vrai que l’opposition est très faible aujourd’hui et ne semble pas prête à appeler à un soulèvement populaire. Mais les manifestations du mois d’avril 2008 indiquent clairement que le peuple n’attendra pas des mots d’ordre pour descendre dans la rue. Des manifestations spontanées et désordonnées sont à craindre. Elles pourraient donner lieu à une violente répression, compte tenu de la propension des forces de l’ordre ivoiriennes à tirer à balles réelles sur les manifestants. Et ce serait alors la porte ouverte à toutes les éventualités, dont celle d’un coup d’Etat militaire n’est pas à écarter.
Certains observateurs n’excluent pas une reprise des hostilités entre les deux forces armées qui ont toujours les armes à la main. Car malgré les accolades et les gentillesses de façade, la confiance ne règne guère entre les deux camps.
Il importe dès à présent que des pressions, aussi bien de la société civile ivoirienne que de la communauté internationale soient exercées sur les dirigeants ivoiriens afin qu’ils libèrent leur pays.
* Venance Konan est un journaliste et écrivain de Côte d'Ivoire. Avec « Négreries » parue en 2007, il en est à sa troisième production littéraire.
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