Officiellement l’esclavage a été aboli au Niger depuis 1960. Mais la pratique persiste aujourd’hui encore. Il s’observe dans toutes les régions du pays sous la forme active ou passive. Le cas de Hadijatou Koraou Mani, une jeune dame de 24 ans détenue dans des conditions d’esclavage pendant neuf ans, avant de recouvrer définitivement sa liberté grâce à la Cour de justice de la Communauté des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), est emblématique à ce sujet.
Hadijatou Koraou Mani est native de Louhoudou, un petit village dans le centre est du Niger. Elle a été vendue en 1996, à l’âge de neuf ans, par un chef de tribu esclavagiste, à un homme de 46 ans. Le prix de la transaction : 240.000 francs. Quand elle intègre le domicile de son nouveau maître, celui fait d’elle une «Wahaya» (1), une sorte d’esclave sexuelle. Koraou Mani était soumise à des violences sexuelle, s’occupe des travaux champêtres et des corvées domestiques. Elle est aussi à la disposition des quatre femmes «légales» de son maître.
A travers les « relations sexuelles forcées» auxquelles elle est soumise, la jeune esclave se retrouve avec trois enfants de son maître. Le 18 août 2005, celui-ci décide de l’affranchir. Munie de son papier d’affranchissement, elle regagne dans son village natal où elle convole en justes noces avec un homme de son choix.
Lorsque l’ancien maître apprend la nouvelle du mariage, il décide d’intenter un procès contre Hadijatou Koraou Mani pour bigamie, prétextant ne l’avoir pas divorcé. Et en dépit des preuves qu’elle fournit pour expliquer qu’elle était dans une situation d’esclavage chez le plaignant, le tribunal la condamne, en même temps que son frère, à des peines d’emprisonnement ferme.
Timidria, une association nigérienne luttant contre les pratiques esclavagistes dans le pays, s’empare alors du dossier et saisit la Cour de justice de la CEDEAO basée au Nigeria. La Cour s’est déplacée à Niamey pour le besoin du procès, en vue d’épargner à la plaignante des déplacements incessants et coûteux entre le Niger et le Nigeria. Elle a rendu finalement rendu son verdict le 27 octobre 2008.
La sentence prononcée est qu’Hadijatou Koraou Mani a effectivement été victime d’esclavage et l’Etat du Niger n’a rien fait pour la tirer de cette situation, en dépit de l’existence d’une loi nationale réprimant sévèrement cette pratique. La cour a condamné l’Etat à lui verser une indemnité forfaitaire de 10 millions de francs CFA.
Cette affaire, qui a été fortement médiatisée, a jeté une lumière crue sur une pratique en cours aujourd’hui encore dans le pays mais dont l’existence a toujours été niée par les autorités. Ce comportement des autorités n’est guère surprenant. «Malgré la loi criminalisant l’esclavage, le phénomène est là ; il est présent, on peut même le toucher des doigts sur le terrain puisqu’il existe actuellement de nombreuses personnes victimes d’esclavage. L’Etat continue de fermer les yeux sur le pratiques esclavagistes parce qu’il n’a pas le courage d’aller à l’encontre des maîtres. Et pour cause, ce sont des gros bonnets. Si vous en parlez ouvertement, vous risquez d’être interpellé au motif que vous cherchez à tenir l’image du pays», confie Moustapha Kadi.
Timidria a déjà fait les frais de cette attitude des autorités. En 2005, cette association a voulu en effet organiser une cérémonie de libération de quelque 7000 présumés esclaves à Inatès, une localité dans l’ouest du Niger, avec le soutien financier d’Anti-Slavery, une ONG britannique luttant contre les survivances esclavagistes. Les autorités ont interdit la cérémonie, niant l’existence des esclaves annoncé. Ils ont ensuite interpellé et emprisonné le président de Timidria, accusé de chercher à ternir l’image du Niger pour s’enrichir sur le dos des populations.
Les pratiques esclavagistes touchent toutes les régions du Niger, mais sous deux formes différentes. Il y a une forme active pratiquée dans les régions de Tahoua, Agadez, et nord Maradi. Et il y a la forme passive qu’on rencontre dans les régions du fleuve et un peu vers Filingué toujours dans l’ouest du pays. Sous la forme passive, les esclaves ne sont plus sous la responsabilité de leurs maîtres qu’ils reconnaissent tout de même comme tels. Ils n’ont pas de champs mais exploitent ceux des maîtres. En contrepartie de leur travail, ils reçoivent une part de la récolte. «Dans l’ouest du pays où elle a cours, les hommes de métiers (tisserands, cordonniers, forgerons, artistes traditionnels) sont considérés comme des esclaves et sont, du fait de leur statut professionnel, victimes de discrimination au sein de la communauté», note M. Kadi.
Par exemple, illustre-t-il, «un noble ne peut pas se marier dans ces familles. C’est pourquoi, lors des mariages ou des baptêmes, ce sont eux-mêmes qui sortent pour dévoiler leur statut d’esclave qu’ils sont fiers de clamer haut et fort. Même du point de vue de l’occupation de l’espace, il y a des quartiers réservés aux hommes de métiers et aux esclaves». Le plus choquant dans cette forme passive, aux yeux du militant de droit l’homme, c’est que même dans la mort cette discrimination est observée. «A Bonkoukou (NDLR : un village de l’ouest du pays), jusqu’à une date récente, on n’enterrait pas les nobles et les esclaves dans le même cimetière. Comme quoi cette forme passive d’esclavage est parfois plus choquante que la forme active», estime-t-il.
Sous sa forme active, l’esclavage au Niger s’observe dans l’est, le nord et les zones nomades. L’esclave vit dans la maison du maître qui prend en charge ses besoins alimentaires, vestimentaires et autres. En retour, il s’occupe de tous les travaux domestiques et champêtres du maître. «Dans ces zones, il y a des cas où les esclaves jouissent de certains privilèges. Ils ont des responsabilités. Pour voir un chef traditionnel, par exemple, il faut souvent passer par un esclave et il y a même des chefs coutumiers qui responsabilisent des esclaves par rapport à la gestion de leurs biens». Moustzpha Kadi y voit une avancée.
«Dans la forme passive, les nobles s’éloignent des esclaves, personne ne veut mélanger son sang à celui d’un esclave, alors que dans la forme active les esclaves sont assimilés. Les chefs se marient avec eux ; c’est ce qu’on appelle le Wahaya où cinquième femme. L’enfant issu de ce mariage peut hériter du trône, alors que dans l’ouest du pays c’est une hypothèse inimaginable ».
Les débats qui ont eu cours ces dernières années sur l’esclavage au Niger ont beaucoup porté sur les statistiques. En 2002, Timidria avait fait mener une enquête quantitative pour dénombrer le nombre exact d’esclaves dans le pays, avec le concours de son partenaire l’ONG Anti-Slavery. Cette enquête, qui a suscité beaucoup de controverses, a fait état de l’existence de quelque 800.000 personnes dans cette situation, sur une population totale estimée à l’époque à environ 11 millions d’habitants.
Par la suite, deux autres spécialistes, Ali Chékou Maïna de l’ONG nigérienne Démocratie 2000 et Dr. Souley Adji, sociologue, enseignant chercheur à l’université de Niamey ont effectué une enquête similaire pour le compte du Bureau international du travail, qui a permis de dénombrer environ 180 000 personnes en situation d’esclavage dans le pays.
Devant ces chiffres jugés exagérés par les activistes des Droits de l’homme et certains universitaires ayant travaillé sur la question, Moustapha Kadi a procédé, dans le cadre de la collecte de données pour l’élaboration de son livre, à une enquête de terrain dans les huit régions du pays. Ce travail lui a permis de recenser un peu plus de 8500 esclaves effectivement en activité dans les huit régions du pays. «J’ai adopté une démarche pragmatique, en listant d’abord toutes les chefferies du Niger et j’y suis allé moi-même. Il m’a été plus facile qu’autres de mener ce genre d’enquête, étant moi-même fils de chef traditionnel », estime-t-il.
«Partout où je suis passé, les chefs n’ont eu aucune crainte pour me dresser la situation par rapport à l’esclavage dans leurs régions et j’ai pu entrer en contact avec des personnes qui sont effectivement dans cette situation. Les autres esclaves dénombrés par les enquêtes de Timidria et du Bureau international du travail, je ne les ai pas vu et on ne m’a pas parlé d’eux», ajoute-t-il. Mais Moustapha Kadi pense que le nombre d’esclaves importe peu dans le cadre du combat à mener pour éradiquer cette pratique rétrograde. «Le plus important c’est que même s’il y a un seul esclave il faut l’identifier pour le sortir de cette situation», estime-t-il.
Note
1) Wahaya : C’est l’appellation d’une femme de condition servile prise comme cinquième femme par un homme qui a déjà quatre épouses « légales ». Cette pratique reconnue par l’islam s’observe surtout dans les régions du Niger où la forme active de l’esclavage a toujours cours.
* Ousseini Issa est journaliste nigérien
* Moustapha Kadi, militant des Droits de l’homme, expert national en travail forcé, lui a consacré un livre intitulé «Un Tabou Brisé», traitant de l’esclavage en Afrique et au Niger en particulier (Harmattan, en 2005)
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