Ce numéro de Libération (1) cherche à tirer des leçons de l’œuvre du philosophe, homme public, militant, intellectuel, écrivain et journaliste qui accompagna la naissance du journal «Libération» en 1973. Sartre a influencé beaucoup d’étudiants africains et antillais. Son œuvre a échappé à la critique des premiers intellectuels africains qui avaient devant eux un auteur au langage philosophique hermétique.
(…) Il y a une géopolitique et une géophilosophie de Sartre, où l’Afrique a une fonction éminente, qu’il a définie au cours de ses engagements pour la reconnaissance des droits des femmes et des hommes noirs et pour les indépendances africaines. Sartre a pensé l’Afrique d‘abord à partir de la situation des Noirs. Dans « la Nausée » déjà, la voix de «la Négresse» était libératrice ; en 1945, l’expérience de la ségrégation, pendant son voyage aux Etats-Unis, fut déterminante (voir «Ce que j’ai appris du problème noir» publié dans le Figaro du 16 juin 1945) ; en 1947, dans le numéro de « Présence Africaine », son article s’intitulait «Présence Africaine».
Mais le premier texte important fut «Orphée noir», préface à «L’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache» constituée par Senghor en 1948. L’Afrique y est réduite à l’Afrique dite noire pour s’y ouvrir aux descendants des déportés et de la diaspora d’Europe, et être pensée avec la Négritude. Les Noirs et Africains s’approprient leur unité par un combat commun qui a nié leur humanité et leurs diversités pour les unifier de force. Leur négativité les singularise : productivité, unificatrice et libératrice de la négation africaine noire, de la négation européenne et blanche, de celles et ceux qui, de ce fait, devenaient l’Afrique et les Nègres.
Sartre en dévoile, dans les poèmes du recueil, l’expression esthétique. Elle est indistinctement politique et ontologique : «L’Être est noir.» Sa superlativité fait son universalité : «Parce que [le Noir"> est le plus opprimé, c’est la libération de tous qu’il poursuit.» Ainsi la Négritude engendre-t-elle le plus authentique projet révolutionnaire».
Le texte n’est pas exempt de généralisations, l’universalité de la Négritude est relativisée («temps faible d’une progression dialectique» vers «une société sans race») et la libération noire est subordonnée à la révolution prolétaire. Il a pourtant été bien accueilli par beaucoup d’intellectuels noirs et africains. Sartre n’avait pris la négativité et la dialectique à Hegel que pour mieux le retourner : d’abord selon Marx, matérialisme contre idéalisme, puis Marx avec lui quand, composant domination raciale et économique (Sartre n’ethnicise pas la question sociale), il plaça l’Afrique au sommet de l’histoire. Il avait contribué à rendre possible un dialogue par-delà «la grande division manichéiste du monde en noir et blanc».
Sa réflexion se précise dans son engagement pour les indépendances. Sa solidarité avec la révolution algérienne fut centrale. En 1956, il prononce un discours remarqué, «le colonialisme est un système» : il serait absurde de prétendre le réformer. «Elles viendront en leurs temps, ces réformes ; c’est le peuple algérien qui les fera. La seule chose que nous puissions et devrions tenter […], c’est de lutter à ses côtés pour délivrer à la fois les Algériens et les Français de la tyrannie coloniale.»
Sartre employa le mot de décolonisation qui, ambigu, laisse entendre qu’elle a été initiée par le colonisateur ou qu’elle rétablit sans dette une situation originelle. Il en indiqua la grammaire : les colonisés se décolonisent, les colonisateurs sont décolonisés. Il insiste sur cette «impitoyable réciprocité [qui] rive le colonisateur au colonisé» dans sa préface aux «Portrait du colonisé – Portrait du colonisateur», d’Albert Memmi en 1957. Elle explique qu’il s’exposa alors (les « Temps modernes » et son appartement furent plastiqués par l’Oas) pour l’Algérie et pour la France. L’oppresseur est opprimé par l’oppression qu’il exerce : il y allait aussi de la liberté des Français dans l’indépendance algérienne (cf. Situations V et ses textes sur la torture, la prise du pouvoir de De Gaulle et la Ve République).
L’Algérie a intégré son concept d’Afrique. Sa référence devient continent, et non comme une entité naturelle : comme construction historique. L’invention de soi n’est pas seulement un fait individuel : les peuples aussi s’inventent, et les inventions individuelle et collective sont liées. Fanon en est l’incarnation : «Il épouse la révolte algérienne et combat, Noir, au milieu des musulmans blancs» (préface à la «Pensée politique de Patrice Lumumba» (1963).
C’est d’ailleurs dans la préface aux «Damnés de la terre» (1961) que la négativité trouve cette belle formulation : «Nous ne devons ce que nous sommes que par la négation intime et radicale de ce qu’on a fait de nous.» Son idée de l’Afrique apparait implicitement. La première phrase est décisive : «Il n’y a pas si longtemps, la terre comptait deux milliards d’habitants, soit cinq cents millions d’indigènes.» Le monde et l’humanité par définition sont en fait scindés : ils n’existent pas. La scission Est-Ouest est subordonnée à la scission Sud-Nord. C’est une asymétrie plus qu’une séparation, qui génère une dynamique d’émancipation. Les dialectiques Algérie-France, Afrique-Europe, Tiers-monde-Occident s’agencent autour du même axe. L’Afrique, lieu de l’intensité maximale de la scission, déploie la plus grande puissance révolutionnaire pour l’existence du monde et de l’humanité, toujours en acte, toujours à faire.
Dans sa préface à la «Pensée politique de Patrice Lumumba», qui consiste d’abord en une analyse de la trajectoire et de la situation du Congo, Sartre détaille les conditions pratiques d’effectuation de son idée de l’Afrique. Les principales sont «l’unité panafricaine» et «la vocation socialiste de l’Afrique […] qu’on peut [réduire …] à ce dilemme : néocolonialisme ou socialisation».
Sartre aura peu été en Afrique. Il s’empresse d’écrire que le livre de Frantz Fanon «Les Damnés de la terre» n’avait pas besoin de préface. Il l’a quand même fait pour mener jusqu’au bout la dialectique. On décolonise les gens d’Europe. Ces textes ne sont pas marginaux. Ils sont profondément liés à sa philosophie fondamentale. De «l’Afrique fantôme vacillant comme une flamme entre l’être et le néant (Orphée noir) à la praxis d’unification permanente» (Lumumba), ils ont été informés par le concept de «l’Etre et le néant» (1943) et ont informé et été informés par ceux de la «Critique de la raison dialectique» (1960) (voir la place que l’Algérie y a). Ils ne sont pas datés non plus. Les difficultés dues à la division de l’Afrique demeurent, le néocolonialisme persiste, l’unité africaine est à faire, les luttes pour l’indépendance ne sont pas terminées et Sartre est toujours notre contemporain.
Sartre considère que l’Amérique est la plus grande puissance du monde. Mais, elle est loin d’en être le centre. Dès 1948, s’appuyant sur l’affirmation que «le blanc a joui trois mille ans du privilège de voir sans qu’on le voie», il donna toute leur dignité à des continents ignorés, comme l’Afrique «invisible, hors d’atteinte, continent imaginaire» et il développa une pensée postcoloniale qui servit d’épine dorsale à tous les mouvements de décolonisation qui élaboraient alors leur prise de conscience.
Sartre a influencé beaucoup d’étudiants africains et antillais. Son œuvre a échappé à la critique des premiers intellectuels africains qui avaient devant eux un auteur au langage philosophique hermétique.
A notre connaissance, seul Gabriel d’Arboussier s’est livré à la critique des thèses défendues par Sartre dans la préface de «L’Anthologie de la poésie nègre et malgache d’expression française» 1948). Doté d’une culture marxiste appréciable, ce métis a mis en cause la notion de «racisme antiracisme» chère à l’auteur de «l’Etre et le néant». Cette critique est publiée dans la revue du Parti communiste La nouvelle critique sous le titre : La négritude, une dangereuse mystification (juin 1949).
Entre 1931 et 1936, Jean-Paul Sartre est un professeur de philosophie peu conventionnel, qui fait de la boxe avec ses élèves et trimballe son malaise dans les bars à marins et les bordels. Au Havre, il devient aussi écrivain et s’invente un double, Roquentin, déambulant dans des lieux qui aujourd’hui se devinent ou se rêvent.
Si le professeur jovial est un soixante-huitard avant l’heure, l’homme, et l’auteur, déprime volontiers, surtout dans les années 1935-1936. L’année précédente, il est allé en Allemagne - échangeant son poste du Havre avec celui, outre-Rhin de Raymond Aron.
Au début des années 70, Sartre s’engage dans la presse d’opinion. Engagement radical évidemment, Mai 68 est encore tout proche. Il accepte d’abord de prendre la direction du journal maoïste « la Cause du peuple », puis celle de « Tout », organe du groupe Vlr (Vive la révolution). Avec les maoïstes toujours, il participe, avec Maurice Clavel, la création de l’Agence de presse Libération (Apl), avant de contribuer au lancement du quotidien Libération, en février 1973.
Sartre, est un héraut de la liberté. Il a accompagné courageusement les Africains qui luttaient pour obtenir l’indépendance de leur pays.
1) Sartre – Retour sur la pensée du philosophe écrivain – Libération hors série – 6 juin 2013
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