L’Afrique subsaharienne est le berceau de l’humanité, et son histoire, la plus vieille du monde. Ce livre, «Petite histoire de l’Afrique au sud du Sahara de la préhistoire à nos jours», de Catherine Coquey-Vidrovitch, destiné à un public curieux mais non spécialiste, se nourrit d’un demi-siècle de travaux fondamentaux portant sur la question. Non seulement il fait le point sur une histoire au moins variée et passionnante que celle des autres continents, mais il s’attache à déconstruire un à un les grands clichés qui continuent de nourrir les imaginaires occidentaux ; ceux qui font de l’Afrique un continent subalterne, à part, irrémédiablement à la traîne.
L’Afrique, depuis toujours, influe sur le reste du monde. Elle fournit main-d’œuvre, or et matières premières, qui ont joué un rôle essentiel, aujourd’hui méconnu, dans la mondialisation économique. Elle a développé, au fil des siècles, un savoir parfaitement adapté à ses conditions environnementales, savoir qui fut taillé en pièces par l’extrême brutalité de la colonisation, pourtant si brève au regard de l’histoire longue. Mais si on lui a beaucoup pris, l’Afrique a aussi donné, avec une formidable vitalité.
Catherine Coquery-Vidrovitch, professeur émérite à l’Université Paris-VII, ne cherche pas ici à raconter l’histoire africaine dans le détail, mais elle dégage les étapes cruciales et met en avant, pour chacune d’elles, les idées essentielles et originales. L’objectif de ce livre (1) est aussi, et surtout, d’aider à comprendre le présent afin d’en dégager les perspectives d’action pour l’avenir.
Pourquoi l’«Afrique au sud du Sahara» ? D’abord parce que la dénomination «Afrique noire» est un héritage colonial qui implique de définir tous les habitants du subcontinent par leur aspect physique, leur couleur de peau, qui est loin d’être aussi uniforme que cet adjectif le laisse entendre. Cette simple remarque permet de relativiser le regard «eurocentré» lié à la couleur à propos du continent africain. Car être «noir» ou «beur» («arabe-» en verlan, c’est-à-dire d’ascendance maghrébine) ne se remarque que si la majorité des autres ne le sont pas. Le terme «noir» choque quand il est utilisé par une majorité (blanche) envers une minorité discriminée. Or, pour un Français qui va en Afrique au sud du Sahara, tous les Africains se ressemblent à première vue car la couleur saute aux yeux et efface le reste. Pour un Africain qui arrive en France, c’est exactement la même chose en sens inverse. La «condition noire», selon le titre de l’ouvrage de Pap Ndiaye (2008) ; pose question aux Français de couleur dans l’Hexagone et plus encore dans les Dom (départements d’outre-mer), mais assurément pas en Afrique. Les Africains d’Afrique sont bien plus détendus que les African-Americans sur la «négritude», dont ils tirent au contraire une certaine fierté.
Il faut aussi éviter en histoire l’expression d’«Afrique précoloniale». Elle préjuge et projette dans le passé un état et des processus qui sont advenus tard dans l’histoire du continent, et dont les Africains d’autrefois n’avaient pas la moindre idée. La quasi-totalité des régions africaines n’ont pas été, jusque très récemment, colonisées par les puissances extérieures au continent (hormis l‘Egypte, conquise par les Grecs et colonisée par les Romains, et la côte orientale de l’Afrique, colonisée au XIXe siècle par le sultanat d’Oman puis de Zanzibar). Certaines d’entre elles, en revanche, furent colonisées par d’autres peuples africains (c’est également ce qui s’est passé sur les autres continents). Mais, dans leur immense majorité, ces régions sont restées indépendantes vis-à-vis des Européens jusqu’à la fin de la période de la traite atlantique (il y a cependant des exceptions, comme le port de Luanda occupé continûment par les Portugais depuis le XVIe siècle). Enfin, l’indépendance (en 1956 au Soudan, 1957 au Ghana, mai seulement en 1963 au Kenya ou en 1990 en Namibie) ne fut pas une nouveauté pour un petit nombre de vieux Africains nés avant la colonisation (étant entendu que le processus ainsi qualifié n’a pas grand-chose à voir avec les indépendances de jadis).
«AFRICA» EST NE CHEZ LES ROMAINS
L’Afrique a la plus vieille histoire du monde et les Européens ne l’ont pas «découverte» : ce qu’ils ont découvert (plus tard que les autres), et ce dont ils ont construit l’idée, c’est leur «Afrique». En revanche, l’histoire africaine liée au monde méditerranéo-asiatique musulman et à celui de l’océan Indien (dont l’essor intervint ente le 5e et le 15e siècle) leur est demeurée tardivement inconnue. Or elle fut importante. Les Européens ne commencèrent à pénétrer le continent qu’en 1875, quand l’Ecossais Mungo Park atteignit le fleuve Niger, alors que les Arabes du Maghreb l’avaient atteint dès le 9e siècle, et que ceux d’Arabie étaient arrivés sur la côte orientale d’Afrique avant l’époque romaine.
Mais ce sont les Européens, à l’occasion des Grandes découvertes, qui ont fait de l’Afrique géographique un objet d’étude ; et la connaissance accumulée, puis peaufinée depuis la période allant du 16 au 18e siècle, fut transmise pratiquement inchangée jusqu’à il y a peu. Dans l’Antiquité, le monde méditerranéen ne connaissait pas l’Afrique comme continent : les espaces non ou mal connus au sud de l’Egypte ou du Maghreb étaient dénommés selon les cas Nubie, Ethiopie ou Libye. «Africa» apparut chez les Romains, mais pour ne désigner que l’arrière-pays immédiat de leur grande ennemie, la Carthage des Puniques (d’où le surnom donné à son vainqueur, Scipio Africanus). Quant à l’Afrique, son nom sera repris par les Arabes d’Afrique du Nord sous le nom d’«Ifriqiya», mais ce n’est qu’avec la circumnavigation du continent par les Portugais, à la fin du 15e siècle – lorsque fut franchi le cap des Tempêtes alors rebaptisé de Bonne Espérance (1498) – qu’elle fut ainsi désignée. L’Afrique est née de la cartographie. A partir du 16e siècle, les écrits européens la décrivirent et la constituèrent de leur point de vue : marchands, missionnaires, explorateurs, voyageurs de toute sorte et trafiquants d’esclaves élaborèrent leur propre idée de l’Afrique. Le philosophe congolais Valentin Mudimbe en inventoria et en déconstruisit dans deux ouvrages : The Invention of Africa (1988) puis The Idea of Africa (1999).
Naguère, les esclaves, toujours étrangers, avaient aussi été des Blancs (le mot esclave vient d’ailleurs de «slave» ou «Slavonie»). L’originalité de la traite atlantique fut de déterminer une fois pour toutes la couleur des esclaves : à partir du 16e siècle, et surtout au 18e, un esclave atlantique ne pouvait être que noir, et tout Noir était en somme destiné par nature à devenir esclave, au point que le mot nègre devint synonyme d’esclave. Ainsi, paradoxalement, la construction négative du continent se confirma durant le siècle des Lumières. On en connaît la cause profonde : l’eurocentrisme, qui domina la genèse des sciences depuis le début des Temps modernes, au 17e siècle et plus encore au 19e siècle. Malheureusement pour l’Afrique, l’histoire et l’ethnologie prirent forme précisément à ce moment-là, au moment où la suprématie européenne s’affirmait violemment sur le reste du monde. Ce dernier en a pâti, car le point de vue de l’observateur s’est mué pour une longue période, en «vérité universelle».
L’HISTOIRE AFRICAINE D’AVANT LA COLONISATION FUT D’UNE GRANDE DIVERSITE
Le mépris envers les Noirs a une longue histoire. A la curiosité ou même à l’enthousiasme des premiers découvreurs succédèrent des récits de plus en plus critiques, en appelant à la conquête coloniale de ces peuples barbares soumis au joug de despotes sanguinaires et esclavagistes – et qui restaient donc à «civiliser». Ces idées seront reprises sous une autre forme lors de la colonisation.
Les recherches sur l’Afrique furent largement dénaturées par des siècles de préjugés véhiculés par une majorité d’historiens, d’ethnologues et d’anthropologues, de l’époque coloniale à nos jours. C’est ce qu’a entrepris de mettre en cause, de façon décapante, ce que l’on appelle aujourd’hui les études postcoloniales ; celles-ci s’efforcent d’étudier le passé en «déconstruisant» l’héritage biaisé de cette «bibliothèque coloniale», où des concepts apparemment banals véhiculent inconsciemment des clichés séculaires. Car il est indispensable de replacer dans le temps long de l’histoire les débats sociologiques et politiques d’aujourd’hui.
L’histoire africaine d’avant la colonisation fut d’une grande diversité ; elle est maintenant connue grâce à des travaux d’historiens qui se sont multipliés depuis l’indépendance. Contrairement à ce qu’on croit d’ordinaire, leurs sources sont considérables et très variées.
Connaître l’histoire de l’Afrique, au-delà de ces derniers épisodes essentiels mais relativement brefs, est nécessaire si l’on veut pouvoir répondre à la question lancinante ; pourquoi en est-on arrivé là ? L’Egypte, et donc l’Afrique, est «mère» du monde : Européens et Africains revendiquent avec une passion similaire l’héritage égyptien. Mais pourquoi les Africains furent-ils les derniers à connaître une économie d’investissement et de production ? Pourquoi tant de grands commerces transcontinentaux (sel, or, fer, ivoire, etc.) se sont-ils effondrés au lieu de générer des activités productives ? Pourquoi de belles civilisations anciennes (Nok, Ifé, Zimbabwe…) ont-elles disparu en laissant peu de traces ? Pourquoi la situation actuelle est-elle aussi tragique, et pourquoi l’avenir demeure-t-il si inquiétant ?
Les facteurs sont multiples. Ils se sont malheureusement souvent combinés tout au long de l’histoire. On peut schématiquement diviser ces facteurs en deux groupes, interne et externe, en constante interaction.
Dans le premier groupe figurent les conditions écologiques : des terres en général pauvres (sauf dans la vallée du Nil ou sur de rares terroirs volcaniques) ; des risques séculaires de longues sécheresses sur une large partie du continent ; des sols souvent trop durs (latérite tropicale) ou trop lessivés (argiles latéritiques équatoriales) ; des maladies anciennes et jamais, ou tardivement, éradiquées (paludisme, maladie du sommeil généralisée par la pénétration coloniale, onchocercose, multiples parasitoses) ; des sociétés rurales davantage organisées pour la subsistance que pour le profit, la priorité donnée à l’équilibre social (le consensus) plutôt qu’à affirmation de l’individu. Parmi les facteurs internes, il faut aussi prendre en compte une histoire démographique malheureuse, résultant en grande partie d’agressions répétées venant de l’extérieur ; d’où la stagnation globale de la population à partir du 16e siècle environ jusqu’au début du 20e siècle. Les données environnementales sont donc globalement peu favorables.
Dans le second groupe, celui des facteurs externes, les plus déterminants furent les traites des esclaves et les multiples colonisations : de celle amorcée par les Grecs en Egypte à celle dite de l’«impérialisme colonial» européen, en passant par les colonisations arabes, notamment à l’est du continent (sultanat de Zanzibar aux 18e et 19siècles, et les grands djihads (guerres saintes) de conquêtes au XIXe siècle. Le pire fut sans doute atteint avec le régime de l’apartheid en Afrique du Sud (entre 1947 et 1990).
DANS SON HYPOTHESE SUR LES ORIGINES DE L’HUMANITE YVES COPPENS A RAISON DE METTRE L’ACCENT SUR L’ENVIRONNEMENT
Toumaï ébranla l’hypothèse séduisante naguère proposée par Yves Coppens, qui fit dès le départ de l’environnement une condition déterminante de l’évolution humaine : selon lui, l’origine de l’homme remonterait à des événements géomorphologiques et climatiques traumatiques. En bref (même si évidemment tout cela a demandé des millions d’années), l’être humain à venir serait descendu des arbres de la grande forêt équatoriale en raison du bouleversement engendré en Afrique orientale pat la tectonique des plaques : l’effondrement, dû à de gigantesques failles, de ce qui est aujourd’hui connu sous le nom de Rift. C’est la redoutable question des origines qui est ainsi abordée.
Selon C. Coquery-Vidrovitch, c’est pourtant apparemment hors d’Afrique qu’est née l’histoire proprement dite, non pas avec l’écriture, mais avec la domestication de l’agriculture.
Dans son hypothèse poétique sur les origines de l’humanité, Yves Coppens a raison de mettre l’accent sur l’environnement. Celui-ci joua dans l’histoire africaine un rôle majeur et, compte tenu à la fois des contraintes qu’il impose et de la faiblesse, encore aujourd’hui, des moyens d’y remédier, c’est un facteur qui demeure prégnant pour environ la moitié de la population restée rurale.
Dans l’ensemble, le continent africain est massif, peu tourné vers la mer. Il a aussi la réputation d’être un continent insalubre. Plus que dans tout autre continent, la nature fut un élément déterminant pour les civilisations africaines.
C. Coquery a consacré des développements fort intéressants et riches à de nombreux thèmes : l’évolution des structures sociales, l’Afrique au sud du Sahara dans l’histoire de la mondialisation, les grandes étapes de l’histoire africaine jusqu’au 16e siècle et l’esclavage africain. Elle n’a pas hésité à traiter d’une manière originale de problèmes comme l’indépendance africaine au 19e siècle. ; l’ère coloniale et les transformations de longue durée ainsi que la décolonisation et l’indépendance.
Ce petit ouvrage aux dimensions modestes mérite d’être lu et sérieusement discuté.
* Amady Aly Dieng est docteur ès sciences économiques et ancien fonctionnaire international à la Banque centrale des États de l'Afrique de l'Ouest - Il est critique de livres
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NOTES
«Petite histoire de l’Afrique au sud du Sahara de la préhistoire à nos jours» - Catherine Coquery-Vidrovitch – La Découverte, 2011 – 222 pages
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