Helen Kijo-Bisimba et Chris Maina Peter passent en revue la position complexe qu’avait Mwalimu Nyerere à l’égard des Droits de l’Homme. D’une part, écrivent-ils, «il y avait Mwalimu l’individu - une personne craignant Dieu, une homme religieux qui aime la famille et qui respecte et se fait le champion des droits de tous les peuples». Mais d’autre part, notent-ils encore, il y avait ‘’Mwalimu, le président de la République Unie, signant quelques condamnations à mort, détenant en prison des gens sans jugement» et «déportant des citoyens tanzaniens d’un bout à l’autre du pays». Cette apparente complexité, affirment-ils, est due à sa croyance que «la communauté est plus importante que l’individu» et donc «qu’un individu peut être sacrifié mais pas la communauté». Kijo Bisimba et Peter concluent en disant : « Ce que Mwalimu a fait et pourrait être interprété comme une violation des Droits de l’Homme peut toujours s’expliquer par les intérêts plus vaste de la communauté»
Il n’est pas facile d’écrire sur Mwalimu Nyerere, à propos des Droits de l’Homme sans avoir l’air d’être confus, voire ridicule. La raison tient à la position complexe qu’il avait adoptée sur cette question. On est confronté à deux personnalités différentes. Il y a d’une part Mwalimu craignant Dieu, un homme religieux qui aime la famille, qui respecte et se fait le champion des droits de tous les peuples. Et puis il y a l’autre Mwalimu, le président de la République Unie, qui signe des condamnations à mort, détient des gens sans jugement en application avec le Preventive Detention Act de 1962 et qui déporte des citoyens tanzaniens à l’autre bout du pays en se référant à une vieille loi coloniale : the Deportation Ordinance de 1938
Il est aussi vrai que certains des aspects négatifs de la présidence de Mwalimu sont minimisés. Ceci parce que, quelle que soit l’aune à laquelle on le mesure, il a été le meilleur président que la Tanzanie a connu et peut-être le meilleur qu’elle n’aura jamais. Il a placé la barre si haut que tous ses successeurs ont l’air de nains devant la performance du maître.
Mwalimu était un patriote. Il se considérait d’abord comme Africain et seulement ensuite comme Tanzanien. Il appréciait le général et non le particulier. Pour lui, le général c’était la communauté et l’individu le particulier. Pour lui, la communauté était autrement plus importante que l’individu. L’individu pouvait être sacrifié mais pas la communauté. Sa position à l’égard des Droits de l’Homme reflétait clairement cette philosophie. Ceci était vrai aussi bien au niveau du «Mwalimu Julius Nyerere» qu’au niveau du chef d’Etat qu’il était par ailleurs. L’important c’est qu’il n’a jamais vacillé ! Il disait et mettait en pratique ce qu’il croyait.
Le contexte de Mwalimu et les droits individuels
Comme individu, Mwalimu était profondément religieux. Ce qui en a fait une personnalité modérée. Il avait un pouvoir immense dans un Etat nouvellement indépendant. La majorité des gens y étaient ignorants, mais il n’a jamais, à aucun moment, essayé de profiter d’eux et de la haute fonction qu’il occupait. Il a été préoccupé par leur situation et leur futur tout au long de sa présidence.
Une de ses plus fortes convictions et qui a guidé son travail et ses interactions avec d’autres gens était l’égalité de tous les êtes humains. Cette conviction se retrouve dans tous ses écrits, ses discours et ses arguments. C’était la vertu cardinale de la Constitution of the Tanganyika African National Union (TANU), le parti nationaliste, que lui et d’autres ont établi en 1954 et qui a mené à l’indépendance du pays en 1961. Ce même sentiment à propos de l’égalité de tous les humains se retrouvent dans la Déclaration d’Arusha de 1967 et les politiques qui s’en sont suivies en matière d’agriculture, d’éducation, etc. C’était aussi cette conviction profonde que tous les humains sont égaux qui a guidé Mwalimu dans son approche des Droits de l’Homme.
Mwalimu avait bien formulé sa position : « Le peuple et le gouvernement de la République Unie ont pour ambition de construire une société juste de citoyens libres et égaux, qui vivent dans des conditions de salubrité, qui contrôlent leur destinée et qui coopèrent entre eux et avec d’autres peuples dans un esprit de fraternité humaine pour un bénéfice mutuel. Voilà l’objectif. » (Nyerere: Freedom and unity, Dar es Salaam, Oxford University Press, 1966. P 311)
L’égalité est l’élément qui a amené Mwalimu à mettre en question le colonialisme, l’Apartheid et d’autres politiques qui induisent une différenciation de classes entre les humains. Ainsi, Mwalimu est devenu la colonne vertébrale de la lutte pour la libération de l’Afrique australe et des Front Line States (Etats de la première ligne) Ainsi il a invité et accueilli dans le pays, sans la moindre hésitation, les combattants pour la liberté. Toutes ses actions étaient guidées par sa croyance en l’égalité de tous les humains.
L’individu versus la communauté
Bien que Mwalimu aimait les humains et voulait qu’ils soient traités également et sans discrimination, il ne l’a pas fait aveuglément. Il était guidé par la nécessité de donner la priorité à la communauté au détriment de l’individu. Par conséquent, et à la différence de la plupart des penseurs et des philosophes des Droits de l’Homme qui mettent l’accent sur l’individu, Mwalimu les a relégué à un échelon inférieur. Sa priorité était les droits de la majorité - la communauté et ses droits- et non l’individu.
Il n’est donc pas surprenant que lorsque les chefs d’Etat et de gouvernement de l’OUA, dans une réunion au Sommet, décident d’établir un régime des Droits de l’Homme, l’influence de Mwalimu s’est faite sentir. Dans un document des Droits de l’Homme adopté à Nairobi en 1981 – la Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples - les droits de la communauté, sous forme de droit des peuples, ont été consignés pour la première fois dans un traité international. Les droits entrant dans cette catégorie comprenaient : le droit à la paix, le droit à l’autodétermination, le droit à un environnement salubre et satisfaisant, etc.
Les violations des droits en Tanzanie sous la présidence de Mwalimu
Néanmoins et malgré le fait que Mwalimu était un homme très religieux et qu’il aimait les gens, des voix se sont élevées pour dénoncer les nombreuses violations des Droits de l’Homme en Tanzanie sous sa présidence. Il a été ainsi souligné que c’est sous la direction de Mwalimu que les nationalistes négociant l’indépendance du Tanganyika à Londres et à Dar es Salaam ont rejeté l’inclusion de la clause des Droits dans la Constitution de 1961. La situation s’est répétée avec la Constitution de 1962, la Constitution intérimaire de 1965 et la Constitution Permanente de la République Unie de Tanzanie en 1977. La clause des droits a finalement été incorporée dans la Constitution de 1984, soit une année avant qu’il ne quitte la présidence sous la pression du peuple. Il est aussi démontré qu’à part rejeter la clause des Droits qui aurait garantie aux individus libertés et droits fondamentaux, Mwalimu a aussi soutenu l’extension et l’usage de certaines des lois coloniales oppressives et a permis la mise en œuvre de nouvelles lois qui ont rogné les libertés et les droits des individus
Parmi la législation coloniale qui a perduré il y a le Code Pénal de 1945, l’Ordonnance sur les Punitions Collectives (1921), le Township Ordinance qui permet de se défaire de personnes indésirables (1944) et l’Ordonnance de la Déportation de 1938 qui permet au chef d’Etat de déplacer des citoyens d’un bout à l’autre du pays. Toutefois, cette loi a été déclarée anticonstitutionnelle par la Haute Cour de Tanzanie dans le cas de Chumchua s/o Marwa contre l’officier de la prison Musoma et autres en 1988. Parmi les législations controversées et appliquées par le gouvernement de Mwalimu, il y a le Preventive Detention Act (1962), qui permet la détention sans procédures et qui fût longuement discutées dans le cas de Ahmed Jan Mohamed Dirani contre la République (1979) ; le Regions and Regional Commissioners Act 1962, et l’Area and Areas Commissioners Act (1962), qui permet à ces deux importants représentants du gouvernement dans la région de porter atteinte à la liberté des individus, pour une période définie, mais sans autres formes de procès.
Il est aussi rappelé, qu’en dehors de questions législatives, Mwalimu et son parti au pouvoir, ont déclaré le règne du parti unique, privant ainsi la population du droit de s’organiser, de former et d’adhérer à un parti politique de leur choix. Ce ne sont pas seulement les partis politiques qui ont été empêchés mais aussi la société civile qui s’est organisée autour du parti et les organisations de masse du parti. Celles-ci étaient destinées aux travailleurs, aux femmes, aux jeunes, aux parents et aux coopératives. On se demande pourquoi, si Mwalimu était un démocrate, il a bloqué toutes les avenues de la liberté des gens.
Son programme de villagisation de 1970 est une claire violation des droits des gens pour lequel Mwalimu a aussi été blâmé. Ce programme a impliqué le déplacement de milliers de citoyens vers plus de 10 000 villages à travers le pays.
Evaluer Mwalimu à la lumière de la promotion et de la protection des Droits de l’Homme
Il est important de reconnaître que toutes les plaintes formulées à l’égard de Mwalimu sont valides. En d’autres termes, ces incidents ont eu lieu ; ce ne sont pas des fabrications. Toutefois ils ont des explications. Ce ne sont pas les actes d’un dictateur qui veut rester au pouvoir en oppressant son peuple, comme c’est le cas dans la plupart des autres pays du continent. Il est à peu près impossible de trouver un gain ou un intérêt personnel dans quelque chose que Mwalimu a fait. Ce sont toujours les intérêts de la communauté plus large qui dictaient à Mwalimu ses décisions et ses actions. Lorsqu’il y avait conflit entre les intérêts de la communauté et ceux des individus, ils faisait son choix. Et bien sûr il y a eu des plaintes.
Parfois, Mwalimu était anxieux d’expliquer. Par exemple, essayant de justifier l’existence de la détention sans jugement par le Preventive detention Act de 1962, il déclarait : « Prenez la question de la détention sans jugement. Ceci est une question désespérément sérieuse. Elle signifie que vous emprisonnez un homme qui n’a pas enfreint de loi écrite ou pour qui il est impossible de prouver, au-delà du moindre doute possible, qu’il a enfreint la loi. Vous restreignez sa liberté et lui infligez une souffrance matérielle et spirituelle, pour ce que vous croyez qu’il avait l’intention de faire, pour ce qu’il essayait de faire ou pour ce que vous croyez qu’il a fait. Il y a peu de chose qui sont plus dangereuse que cela pour la liberté dans une société. Parce que la liberté est indivisible et avec une telle opportunité offerte au gouvernement, la liberté de chaque citoyen s’en trouve réduite. De suspendre l’autorité de la loi, quelles que soit les circonstances, c’est ouvrir la voie à la possibilités de commettre les plus grosses injustices ». (Nyerere: Freedom and unity, Dar es Salaam, Oxford University Press, 1966. P 312)
Pour justifier l’usage de ces dures lois, Mwalimu explique qu’elles doivent éviter qu’une poignée d’individus mettent le pays en péril et réduisent à néant les efforts de millions de personnes. Il continue, disant que le tout est de savoir où mettre l’accent et les priorités. Cette déclaration résume la position de Mwalimu en ce qui concerne l’individu face à la communauté.
Mwalimu et le droit des femmes
Mwalimu a pensé et exercé le droit des femmes longtemps avant que des militantes commencent à faire campagne pour obtenir ces droits. Dans certains de ses écrits, il argumente qu’il faut donner aux femmes les mêmes droits qu’aux hommes et que pour le développement du pays les femmes doivent avoir les mêmes chances d’exercer leurs droits que les hommes.
Mwalimu, la retraite et les Droits de l’Homme
Chose intéressante, dans sa retraite Mwalimu est presque devenu un militant. Il critiquait le gouvernement pour des choses que lui-même faisait sans peine durant sa présidence. Il semblerait que la retraite avait donné à l’ancien président le temps de réfléchir à de nombreuses questions qui allaient de soi pendant sa présidence. De même, et à la différence de ses contemporains, Mwalimu étudiait attentivement les signes et les humeurs de son époque.
Il n’est donc pas surprenant que Mwalimu ait été le moteur, en 1992, de la réintroduction en Tanzanie du système pluripartiste, advenue suite aux recommandations de la Commission Nyalali. Dans le cas du Révérend Christopher Mtikila qui soulevait la question du candidat indépendant, Mwalimu a soutenu la décision de la Haute Cour de Tanzanie, arguant avec conviction que le pays doit permettre à des personnes n’appartenant à aucun parti de se porter candidat à des élections. Malheureusement, le parti au pouvoir a, jusqu’aujourd’hui, bloqué ce chemin vers le pouvoir.
Conclusion
Il n’y a pas de doute que Mwalimu Nyerere et les Droits de l’Homme resteront un sujet de controverses. Toutefois, pour ceux qui veulent approfondir le sujet, il est important de garder en mémoire deux choses. Premièrement, il y a lieu d’apprécier la conviction forte et inébranlable de Mwalimu que les humains sont égaux et qu’il en a fait sa ligne directrice ; deuxièmement, la claire distinction qu’il faisait entre l’individu et la communauté.
Mwalimu aimait la communauté, le général en opposition avec l’individuel. Tout ce que Mwalimu a fait et qui peut être interprété comme une violation des Droits de l’Homme peut être expliqué par les bénéfices plus importants pour la communauté. Ce qu’il y a aussi de gratifiant, c’est que plus tard, dans sa vie, Mwalimu a été assez honnête pour reconnaître ses erreurs et les rectifier. Il y a peu d’hommes capables de cela
* Helen Kijo-Bisimba est la directrice exécutive du Legal and Human Rights Centre (LHRC) et Chris Maina Peter est professeur de droit à l’université de Dar es Salaam - Cet article constituera un chapitre dans le livre ‘Nyerere’s legacy’ à paraître, textes rassemblés par Chambi Chachage et Annar Cassam et publié par Pambazuka Press Books
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