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Se référant aux réflexions du Mwalimu Nyerere sur le colonialisme et le post-colonialisme, Marjorie Mbilinyi pose un regard critique le leadership d’aujourd’hui. «Corruption et absence de leadership patriotique ont augmenté au cours de ces vingt dernières années, mais pas dans le vide», note-t-elle. La raison en est, selon elle, «la création d’un environnement propice à la corruption, à l’individualisme et d’agents séduits par l’idéologie néo-libérale et par les réformes macroéconomiques qui ont réussi à prendre une position dominante en Tanzanie - et dans une bonne partie du reste de l’Afrique- au milieu des années 80». Afin de mettre un terme à ce leadership centré sur les dirigeants, Marjorie Mbilinyi appelle de ses vœux un leadership tiré du peuple.

Introduction
Qui sommes-nous ? Qui suis-je ?

Lorsqu’on parle de leadership, on doit s poser trois questions : le leadership de quoi, de qui et pour quoi ? Nous sommes situés dans un contexte particulier qui sera compris différemment en vertu de notre propre position dans la société.
Quelle position prenons-nous à ce moment de l’histoire, lorsqu’il y a une nouvelle ruée sur l’Afrique, exacerbée par la crise économique et financière globale de 2008/2009 ? Lorsque les puissances orientales et occidentales sont en compétition les unes avec les autres pour des ressources naturelles et l’hégémonie politique et militaire ? Lorsqu’une violence sans précédent s’exerce contre les femmes et les enfants ? Il n’y a pas là de place pour la neutralité, pour la voie du milieu.

L’éthique du leadership n’est pas pertinente seulement quand la politique s’écrit avec un « P » majuscule telle qu’on la trouve dans les gouvernements centraux et locaux et dans les partis politiques, mais aussi dans la manière dont les dirigeants se comportent à l’intérieur des organisations de la société civile, y compris les groupes de militants et les media, sans oublier le secteur commercial et le secteur des affaires.

Mon article s’inspire des pensées de Nyerere sur le colonialisme et le post-colonialisme. Il est aussi éclairé par ma participation à la lutte des femmes pour l’égalité, la justice et la transformation sociale de la Tanzanie et de l’Afrique commencée en 1967 et par nos efforts pour construire un mouvement féministe novateur. Je reste une enfant des années 1960 et une enfant de Nyerere. Alors que j’étais adolescente, j’étais active dans les mouvements des droits civiques aux Etats Unis ; et en 1967, alors que j’avais 23 ans, je suis devenue une épouse, une citoyenne de Tanzanie. J’ai mis au monde ma première fille, j’étais active dans la lutte pour « le socialisme et l’autonomie» et j’ai défié la loi patriarcale à la maison et au travail.

A cette époque nous étions très critiques à l’égard des contradictions et des actions du gouvernement de Nyerere, mais je continue de reconnaître et d’apprécier l’amour constant que Mwalimu portait au peuple tanzanien et à l’Afrique, son engagement pour l’équité, la justice et la liberté, sa réceptivité et son ouverture à des choses nouvelles, son intelligence politique. Mwalimu nous manque sévèrement en ce moment de crise de l’histoire africaine et humaine. Nous cherchons parmi la jeunesse d’aujourd’hui un autre dirigeant capable d’inspirer des adeptes qui continueront la lutte pour un monde transformé, juste et équitable. Par conséquent cet article est écrit sur la base de certains postulats qui doivent être annoncés dès le début.

D’abord je crois que le problème principal, aujourd’hui, n’est pas la corruption ou la compétence de la gouvernance - ces phénomènes nécessitent des explications. Le problème principal demeure les structures exploitantes et oppressives et les relations de production et de reproduction qui sont surdéterminées par le renforcement des relations impérialistes. Sous-jacentes aux problèmes tels que la dette, les conditions inégales de commerce, la strangulation par le cours des devises et la puissance croissante des multinationales dans l’économie de la Tanzanie et de l’Afrique dans sa globalité, sous-jacentes à tout cela, il y a les relations impérialistes. Les relations impérialistes interagissent avec le capitalisme, les structures, systèmes et relations patriarcales, racistes, traditionalistes et fondamentalistes, desquelles elles ne peuvent ni ne doivent être séparées.

La corruption et le manque de leadership se sont accentués au cours de ces 20 dernières années, mais ceci ne s’est pas produit dans le vide. Un environnement propice à la corruption, à l’individualisme a été créé par l’idéologie néo-libérale et les réformes macroéconomiques qui ont réussi, au milieu des années 1980, à occuper une place dominante en Tanzanie et dans une bonne partie du reste de l’Afrique. Je suggère donc que le défi majeur auquel nous sommes confrontés est celui-ci : l’abolition des structures et systèmes menant à l’exploitation et à l’oppression, ainsi qu’à la création et à la maintenance de structures et systèmes dans la politique économique caractérisée par l’égalité et la justice à tous les niveaux, en commençant à la maison et dans les familles pour s’étendre au niveau régional et global.

Pour citer Mwalimu Nyerere, dans son discours au Nigerian Institute of International Affairs, il y a 22 ans (1986), on rappellera :

«Pourtant les erreurs politiques de jeunes gouvernements, ou l’existence de corruption honteuse dans de nombreux pays, ne sont pas une explication suffisante pour la situation économique actuelle de l’Afrique. Bien que tous les pays africains diffèrent dans leur idéologie, politique et structure… ils ont subi une sorte de régression économique similaire et maintenant nous faisons face aux même problèmes.

«Je cois que l’explication simple des circonstances économiques de l’Afrique réside dans le fait qu’aucun pays africain n’a encore réussi à se défaire de la mainmise néocoloniale des nations industrialisées sur nos économies… L’Afrique continue donc d’avoir une relation de dépendance inégale avec les pays développés, le plus souvent les anciennes puissances coloniales ». (pp 8-9)

Dans ce même discours, Mwalimu nous rappelle le contexte historique qui a mené à la situation actuelle, qui était défini par la lutte des pays africains contre le colonialisme et le racisme (et j’ajouterais contre le sexisme) :

« Toutefois, la quête d’indépendance de notre peuple a trouvé sa force dans son exigence pour la dignité humaine et la liberté. Il voulait se gouverner lui-même dans son propre intérêt. Et cependant qu’il exigeait une amélioration de ses conditions de vie et des services sociaux disponibles, il voulait aussi la liberté et la paix dans chaque village, ville et dans la vie de chacun’’. (pp 5-6)

Mwalimu continue : « … Tout bien considéré, on ne peut pas dire que nous avons réalisé les espoirs de démocratie et de Droits de l’Homme de nos peuples (p6) - et je crois que ceci devrait être le thème de nos délibérations aujourd’hui, au cours desquelles la démocratie doit être comprise largement comme se référant à un processus participatif au développement et à la démocratie, dans lequel toutes les femmes et tous les hommes participent également aux prises de décision clé sur l’allocation des ressources, à tous les niveaux. En d’autres termes, ils dirigent tous et ils profitent également là où il n’y a pas de discrimination systématique contre l’un ou l’autre groupe social sur quelque base que ce soit, réalisant ainsi la demande des gens pour la dignité humaine et la liberté

Faisant référence aux demandes individuelles de liberté et de dignité, Mwalimu a mis l’accent sur la nature collective de ces demandes et a argumenté que les peuples africains ne peuvent parvenir à un vraie démocratie et à la liberté qu’en s’unissant afin de combattre le néocolonialisme (c'est-à-dire l’impérialisme) et de lutter pour une libération économique et un développement juste et équitable.

Dans la prochaine partie de cet article, je vais explorer la signification de l’éthique du leadership, soulignant la question centrale de la prise de position. Les questions liées au contexte sont examinées dans la troisième partie, du point de vue des plus opprimés et des plus exploités de la société tanzanienne. La section finale est consacrée à la question de savoir la manière dont nous façonnons un leadership centré sur les gens et qui rend des comptes aux populations - les femmes, les hommes, les enfants - et non aux investisseurs capitalistes et aux « donateurs», encore moins aux marchands d’argent locaux qui financent les partis politiques et leurs élections.

Que signifie l’éthique du leadership ?

Du point de vue féministe transformateur, l’éthique du leadership tourne autour de la question de la prise de position et de l’identité, aussi bien qu’autour de la question de la transparence et de la responsabilité. Quelle est la position des dirigeants en matière de genre, de classe sociale, de la relation entre le monde urbain et rural, de l’ethnicité et de la race, de la nation et de la région, dans le contexte que nous avons résumé plus haut ?

Nous faisons référence ici à des prises de position et à l’identité, en référence à la pratique et non de façon rhétorique. Les prises de position et l’identité de ces dirigeants se mesureront à l’aune de leurs actions, de leurs comportements et réflexions aussi bien dans la vie privée que publique. Les dirigeants gouvernementaux, à leur tour, seront jugés, non pas sur leurs déclarations politiques, mais sur leurs réalisations et allocations de ressources qui parviennent à leurs destinataires, par exemple, l’infirmière et le malade, l’étudiant et l’enseignant.

A qui le dirigeant doit-il rendre des comptes ? Encore une fois, rendre des comptes se mesure à l’action et non à la rhétorique. Comment nos dirigeants répondent-ils à des demandes conflictuelles provenant de différentes catégories sociales de notre société, dans le contexte dominé par les relations de pouvoir et de possession de la richesse ? Les intérêts de qui le dirigeant sert-il : ceux des grandes multinationales, des agences multilatérales et bilatérales qui les soutiennent ou des masses exploitées et opprimées majoritaires ? Le dirigeant soutient-il les forces conservatrices qui veulent maintenir un statu quo en ce qui concerne le genre, la classe sociale, la race et les relations nationales ou, au contraire, soutient-il les forces révolutionnaires qui veulent promouvoir la participation démocratique et le développement par l’émancipation de tous les opprimés et de ceux qui sont exploités ?

Une fois encore, la question ne se pose pas seulement au niveau des dirigeants gouvernementaux, mais aussi au niveau des dirigeants des média, des organisations militantes, des mouvements estudiantins, des entrepreneurs commerciaux et des chefs de familles nucléaires ou des familles étendues des clans.

Une autre dimension de l’éthique du leadership concerne le courage et l’engagement d’un dirigeant donné. Est-il prêt à se lever et à déclarer sa position sur une question donnée, sans considérations des conséquences, même si c’est un point de vue minoritaire qui défie les structures de pouvoir de son parti, du gouvernement, des organisations de la société civile et même d’une compagnie commerciale ? Est-il prêt à défendre les intérêts des dominés, des opprimés de la majorité exploitée face à une minorité de plus en plus vorace, riche et puissante au niveau local et national, régional et global ? Va-t-il dire, sans peur, la vérité aux puissants ? Et nous, sommes-nous prêts à le soutenir ?

Dans le regard de la plupart des Tanzaniens d’aujourd’hui, les dirigeants élus, y compris les membres du Parlement et les conseillers de districts, sont une collection de moutons qui ont peur de s’élever contre l’injustice et l’inégalité, peur de se singulariser loin de la meute. La plupart des dirigeants élus n’ont aucune intention de servir les intérêts de la majorité exploitée. Ils ont acheté leurs positions avec des sommes importantes d’argent fournies par des bienfaiteurs commerciaux et utilisent le pouvoir politique pour s’enrichir. Tout le contraire de ce que revendiquait la philosophie de Mwalimu, et exactement ce contre quoi il avait mis les gens en garde.

D’où proviennent les dirigeants préoccupés par les populations, les dirigeants engagés dont parlait Mwalimu, qui sont complètement et absolument dévoués au service de la majorité de la population ? Je dirais que les gens ne sont pas nés pour être ainsi, mais qu’ils sont construits de par leur naissance et leur éducation et aussi par les forces sociales qui définissent leur environnement. Ils sont modelés par les structures et les systèmes organisationnelles, ainsi que la direction qui est créée et reproduite dans nos familles respectives, nos communautés et organisations de la société civile (y inclus les institutions religieuses, les mouvements de la base) les partis politiques et le gouvernement lui-même. Par contre, les dictateurs sont construits par des structures bureaucratiques hiérarchisées, des systèmes organisationnels et des institutions de leadership.

Ici, je voudrais faire une différence entre les groupes centrés sur les dirigeants et les dirigeants centrés sur le groupe, tirant mon inspiration d’Ella Baker, une dirigeante du mouvement pour les droits civiques aux Etats-Unis, entre les années 1940 et les années 1970 (Grant 1998), et des expériences de processus décisionnel participatif et collectif dans certaines organisations féministes, y compris le Tanzania Gender Networking Programme (TGNP)

Les groupes centrés sur le dirigeant - la vaste majorité dans les sociétés capitalistes modernes - se caractérisent par le leadership d’un individu charismatique auquel l’organisation, le mouvement ou le parti s’identifie. Littéralement, ces groupes seront connus sous le nom de la personne, seront complètement identifiés avec elle et non avec la collectivité. Une hiérarchie de pouvoir se construit ainsi, où les décisions se prennent du haut vers les bas, de sorte que la majorité du personnel ou des membres sont exclus de la participation aux prises de décisions significative concernant des politiques et aux allocations de ressources.

Si d’aventure ce dirigeant devait être destitué, réduit au silence ou quitter de sa propre volonté, une telle organisation s’effondrerait. La plupart des structures gouvernementales africaines sont organisées de cette façon, où l’idéologie, la force et la répression servent à maintenir un dirigeant au pouvoir et à octroyer des faveurs afin d’avoir le soutien de quelques groupes puissants et influents.

Au contraire, les dirigeants centrés sur le groupe sont enracinés dans leurs organisations, institution ou mouvement ; et le groupe ou organisation ou mouvement qu’ils dirigent sont identifiés non pas à un individu particulier, mais plutôt à la collectivité, à une vision, à une mission. Les décisions sont prises de façon collective et participative, au travers d’animation (dialogue participatif et débats) – ce qui prend du temps mais garantit que chacun comprenne de quoi il retourne, les implications, et sera ensuite prêt à se conformer à la décision de la majorité, sinon au consensus de tous.

Le leadership centré sur le groupe dénote aussi un processus d’apprentissage qui renforce et enrichit continuellement sa compréhension de la réalité actuelle de la lutte et du développement, parce que cela permet une dynamique pour une réflexions permanente, la critique, l’autocritique et la contre critique. Le dirigeants centré sur le groupe est nourri par les structures du groupe ; instruit, soutenu, corrigé lorsqu’il s’égare, que ce soit en matière de prise de position, d’identité, de transparence ou de responsabilité. Des mécanismes correctifs sont en place qui censurent immédiatement les comportements et les actions inappropriés. Chacun a intérêt à ce que l’ouverture, la transparence et la responsabilité prévalent, parce que les membres ou la collectivité sont « propriétaires» du mouvement ou de l’organisation. Ils sont identifiés à l’organisation – l’organisation avec eux, et non avec un individu.

Bien sûr qu’il s’agit là d’une situation idéale, une situation que les dirigeants centrés sur le groupe s’efforcent d’atteindre et qui fait la différence.

Ayant exploré la signification du leadership éthique dans cette section, je voudrais maintenant analyser les circonstances et le contexte dans lequel nous poursuivons ce dialogue public aujourd’hui ; ce contexte qui détermine aussi, en partie, le type de dirigeants que nous aurons, le type d’organisations et de gouvernement (central, local et global) le type de famille que nous aurons. Il forge aussi les formes de résistance et de luttes qui émergent en Tanzanie, ainsi que le pouvoir croissant d’organisations et de discours contestataires parmi les hommes et les femmes exploités et opprimés dans les zones rurales et dans les villes.

Questions contextuelles dans le cadre de la globalisation néo-libérale

De façon générale, alors que nous discutons aujourd’hui d’éthique du leadership, nous nous trouvons dans un moment particulièrement laid de l’histoire, qui est dominée par des structures de pouvoir et de richesses impérialistes, capitalistes, patriarcale, traditionaliste et de suprématie blanche. La politique globale est lourdement déterminée par les décisions/actions de quelques hommes puissants, le plus souvent blancs, qui vivent dans les pays capitalistes avancés, et de leurs collaborateurs et agents dans les pays sous développés de plus en plus soumis, marginalisés ; nul part autant qu’en Afrique.

Les forces capitalistes impériales essaient désespérément de survivre à ce qui est en réalité une crise du capitalisme. On a recours à la force et à la répression, si ce n’est la guerre et la domination militaire. Par ailleurs, le complexe industriel militaire est devenu l’un des secteurs les plus puissants sinon le plus puissant de la société capitaliste moderne. L’économie capitaliste dépend du complexe industriel militaire, avec des myriades de conséquences dans les domaines de la recherche, de l’idéologie et du discours, y compris la construction discursive de forme particulière de masculinité ou de féminité dans la société et le monde militarisé d’aujourd’hui.

Pour régner et dominer, le capitalisme impérial repose aussi sur des instruments idéologiques, y compris les valeurs et croyances patriarcales. La bataille pour des esprits avisés, des aspirations, des émotions et des rêves de femmes et d’hommes, et particulièrement des jeunes et des enfants, apparaît comme une menace. La convergence entre des politiques d’extrême droite, la gouvernance non démocratique, le fondamentalisme religieux et le fondamentalisme du marché a augmenté dans le monde entier. Elle éclaire le discours dominant dans les media et la culture populaire (y compris la bête culture de masse du cinéma et de la chanson). La politique concernant le VIH/SIDA (des préservatifs ou l’abstinence) est une expression de cette lutte idéologique. Une autre transformation concerne les universités africaines : de pôle d’excellence qu’elles étaient dans les années 1960, 1970 et 1980, caractérisée par les débats et les recherches innovantes, elles sont devenues des centres de médiocrité, dominés par un marché dépendant des donations étrangères pour l’argent et les idées.

Dans les années 1960 et 1970, les gouvernements africains - nul plus que le gouvernement tanzanien dirigé par Mwalimu Nyerere - se sont efforcés de défier l’hégémonie impériale occidentale et de soutenir les mouvements populaires de décolonisation pour l’égalité sociale et la justice pour tous. Quels qu’aient été leurs inclinations personnelles, les dirigeants du gouvernement tanzanien et les partis politiques ont été façonnés par de puissantes forces idéologiques et des mécanismes institutionnels, afin de se conformer à un certain niveau de respect pour le citoyen ordinaire.

La richesse, là où elle existait, n’était pas ostentatoire et en terme réel le fossé entre les riches et puissants et les pauvres était, en Tanzanie, l’un des plus réduits de l’Afrique. Nombre de dirigeants étaient désireux de servir leur nation et le continent africain ; et tous étaient fiers d’être des Africains et des Tanzaniens. Au-delà des différences de genre, de classe sociale, de race, d’ethnicité, de religion, que l’on soit rural ou urbain, il y avait un véritable sentiment de fierté d’être Tanzanien.

Ce qui n’est pas compris, c’est à quel point l’identité nationale s’est construite au travers d’actions et de réflexions de la part de femmes politiciennes émanant de la base et de militants qui ont joint leurs efforts pour la dignité individuelle des femmes, avec le mouvement collectif pour l’autonomie nationale et la dignité des gens comme du peuple africain. Ce sont les femmes de Tanu Women qui ont forgé les alliances par-dessus les frontières ethniques et religieuses, qui ont promu le Kiswahili comme langue commune et medium du discours politique, qui ont utilisé les formes culturelles traditionnelles africaines comme le chant et la danse pour renforcer la lutte nationaliste et se l’approprier.

Les femmes comme activistes anti-coloniaux, prenant des risques considérables, ont été des exemples de courage. Elles ont défié le pouvoir des puissances coloniales et de la société patriarcale africaine. Elles ont réussi à élaborer des méthodes non-violentes pour contrer les forces de police coloniales et ont réussi à organiser d’immenses manifestations de 40 000 personnes et plus. Des campagnes de porte à porte ont été organisées pour générer des fonds et augmenter le nombre d’adhérents. Ceci a poussé à la création du mouvement de libération nationale qui n’était pas défini par une politique de parti, ses ambitions étant plus large et visant la construction d’une nation libre et indépendante.

Comme l’argumente Susan Geiger dans son histoire de la vie des militantes de la TANU (1995, 2005) cette identité nationaliste était suffisamment forte pour survivre non seulement aux 20 premières années d’après indépendance, avec de nombreuses réalisations en terme de croissance économique et un meilleur niveau de vie pour tous à la fin des années 1969 et 1970, mais aussi au cours des dures années 1980. Néanmoins nous devons nous demander aujourd’hui : que reste-t-il de cette fierté d’être Tanzanien, d’être Africain ?

Qu’avons-nous aujourd’hui ? D’horribles fossés entre riches et pauvres, entre les puissants et les laissés pour compte, avec un pouvoir et une richesse ostentatoire brandies à la face de la majorité exclue. Les centres commerciaux s’entourent de barrières, des portails et des gardes assurent que la majorité de pauvres reste dehors. Un nombre croissant de riches et puissants vivent dans des communautés fermées, protégées par des clôtures, des gardes et des chiens. Ainsi la société tanzanienne commence à ressembler à l’Afrique du Sud de l’époque de l’Apartheid, celle-là même que nos dirigeants ont cherché à démolir. Les enfants des riches vont dans des écoles privées élitistes, cependant que la majorité envoient ses enfants dans des écoles gouvernementales et communautaires médiocres, rappelant les vieilles écoles pour «indigènes» de l’époque coloniale. Je dis en apparence, parce que ces écoles coloniales pour indigènes ont appris aux enfants à lire et à écrire alors qu’aujourd’hui on ne sait plus combien de jeunes quittent l’école primaire en étant des analphabètes virtuels.

Maintenant je veux aller plus loin pour révéler la vie des Tanzaniens qui vivent et luttent en marge.

Imaginez que vous soyez une fille de 12 ans qui a été sexuellement abusée par son oncle, père, enseignant ou prêtre. Ou que vous soyez une fille de 16 ans, enceinte, arrachée à l’école, mariée par son père à un vieil homme sans avoir son mot à dire. Ou encore une petite fille de 11 ans, amenée en ville par une tante, avec la promesse de scolarisation, et que vous vous retrouvez comme domestique dans la maison d’un étranger, violée par le père et le fils de la maison, jetée à la route lorsque vous tombez enceinte des œuvres du maître de maison, abandonnée à vous-même sans autre issue que devenir une prostituée. Ou une employée journalière dans une plantation de thé, gagnant 2000 shilling tanzaniens par jour, qui travaille du lever au coucher du soleil avec un bébé sur le dos. Après 5 ans d’emploi dans ces conditions vous demandez un contrat régulier et vous vous trouvez mise à pied. Ou encore une femme de 32 ans qui en est à son sixième accouchement et qui meurt faute d’avoir eu l’argent nécessaire pour le transport vers l’hôpital de district où des soins d’urgence auraient pu être disponibles.

Quelles sont les vues des mères tanzaniennes qui, presque toutes, ont perdu au moins un enfant pour raison de malnutrition, d’absence d’eau potable, d’eau propre, de soins de santé de qualité, d’absence de sécurité alimentaire ou d’un moyen de subsistance assuré?

Et je vous le demande, quels dirigeants avons-nous dans cette nation pour être indifférents au fait que systématiquement, à chaque heure du jour, au moins une femme meurt en couche ou de complications de sa grossesse ? Ou au fait que plus de 40% des jeunes filles font leur première expérience sexuelle dans la violence (viol, inceste, dans la majorité des cas par quelqu’un de leur entourage) ? Ou au fait qu’aujourd’hui, 47 ans après l’indépendance, l’économie de la nation dépend toujours des charges que les femmes portent sur la tête pour obtenir du carburant, de l’eau, de la nourriture pour leurs familles et leurs communautés ? Ou au fait que l’économie nationale continue de systématiquement d’exploiter le travail non payé des femmes et des enfants pour fournir la subsistance de base et la reproduction de leurs familles et communauté, et par extension, la force de travail du pays ?

A quoi s’ajoute la politique officielle du Home Based Care qui exploite cette même force de travail impayée pour qu’elle fournisse de l’aide et des soins aux malades du SIDA, avec peu ou pas de ressources allouées pour les soutenir.

Quelle espèce de dirigeants avons-nous au gouvernement, mais aussi dans les cercles d’études économiques et de développement qui contemplent sans honte le fait que l’emploi le plus commun pour les jeunes femmes est la prostitution, le travail comme domestique ou dans des bars ? Quel est ce gouvernement qui parle de créer des emplois, mais qui, dans la pratique, démolit les étals, et par extension les moyens de subsistance des mama ntilies (les femmes qui vendent des denrées alimentaires) et leurs frères les Wamachingas (les colporteurs) dans la campagne bomoa bomoa ?

Quelle espèce d’éthique de leadership avons-nous là du point de vue des mama ntilies, des filles violées ou de l’étudiante qui est systématiquement l’objet de discrimination à l’école, à la maison et dans la communauté, non seulement en raison de son sexe mais aussi de sa classe sociale, de son origine rurale ou de sa provenance de mauvais quartier urbain ?

Bien que ce soit des histoires individuelles, ces exemples reflètent la discrimination systématique, la violence des hommes contre les femmes et les filles et les stratégies pour maintenir les femmes dans le rôle du groupe le plus exploité, le plus opprimé de notre société. Sous-jacente à ces histoires, il y a la perpétuation du droit coutumier comme, par exemple, la privation des femmes du droit à la propriété, aux fruits de leur labeur. L’Etat a absolument failli lorsqu’il s’est agi de développer une politique de l’emploi cohérente qui assurerait à chaque homme et à chaque femme l’accès à un moyen de subsistance digne, lui assurant des revenus lui permettant de vivre. Sans parler de la politique de privatisation et le partage des coûts des services sociaux qui reviennent à nier aux citoyens le droit aux soins de santé primaires, à l’eau potable, à l’éducation de base.

D’où provient le leadership axé sur les gens ?

Au début de cet article, j’affirmais que le leadership centré sur les gens était acquis et non inné. On ne naît pas avec ces qualités. L’organisation et le style de leadership sont essentiels pour stimuler et récompenser les hommes et les femmes qui sont des patriotes, engagés et entièrement acquis à l’action démocratique participative. Ils sont absolument nécessaires pour guider les mouvements de changement social ainsi que les autres institutions et organisations de la société civile, les partis politiques et les gouvernements. Par ailleurs, des mouvements sociaux puissants, centrés sur les gens, sont nécessaires pour réussir à obtenir un leadership élu tourné vers les populations et des média libres et indépendants.

La pédagogie transformative est aussi une façon de promouvoir un leadership centré sur les gens, où chaque étudiant se sent l’obligation de faire de son mieux pour le bien commun comme pour sa réussite personnelle. Des méthodes participatives et une philosophie de l’apprentissage, de l’organisation et de la recherche/action ont aussi été développé dans le cadre de l’animation conceptuelle, connuee sous le nom de recherche/action participative ou, selon Paule Freire, la pédagogie des opprimés.

Par exemple, plusieurs organisations militantes de Tanzanie ont adopté l’animation comme moyen pour s’organiser et aussi pour faciliter le dialogue et les débats dans les communautés dans lesquelles ils travaillent. (Mbilinyi in Mbilinyi et al. 2003) Un des postulats fondamentaux dans l’animation est le rôle d’auditeur créatif, du facilitateur qui apprend des opprimés, de ceux qui sont exploités avec lesquels il travaille. Il s’agit de créer un processus d’apprentissage à partir de l’expérience, qui permet aux gens de faire le point de leur situation, d’en analyser les causes et d’agir pour changer les circonstances à leur propre avantage. Dans ce cas, l’éducateur n’enseigne pas, il ne fait que faciliter le processus d’apprentissage mutuel. De même, dans le contexte d’un parti politique ou d’un mouvement, les chefs politiques ne prêchent pas et n’exigent pas l’obéissance du peuple, des opprimés, des hommes et des femmes, ainsi que des enfants exploités.

Les réflexions du Mwalimu sur l’éducation à la libération sont inséparablement liées à un processus politique et de développement plus participatif. Par exemple dans Education for selfreliance (1967-Education pour l’autonomie) :

«Ce serait grossièrement mal interpréter nos besoins que de suggérer que le système éducatif devraient être dessiné afin de produire des robots, qui travaillent durement et ne remette jamais en question ce que font ou disent leur dirigeant ou le TANU… Notre parti et notre gouvernement doivent toujours être responsable devant le peuple et doit toujours être constitué de représentants - des porte paroles (sic) et serviteurs du peuple (Lema et al 2004)

Dans « Adult Education », Mwalimu a placé la libération des humains au centre de la logique du développement et non la production de biens. Mettant en garde contre des attitudes paternalistes et contre les approches de haut vers le bas des structures de leadership, il argumente que «…l’Homme ne peut se libérer ou se développer que par lui-même. Il ne peut être libéré ou développé par un autre. Parce que l’Homme se fait lui-même… L’expansion de sa conscience et par conséquent son pouvoir sur lui-même, sur son environnement et sa société, doit donc être ce que nous entendons de façon ultime par développement.’’ (ibidem. 135)

Cet appel pour une pédagogie transformative, dans les mots de Mwalimu montre que «la première fonction de l’éducation des adultes est d’inspirer un désir de changement et une compréhension que le changement est possible ». (Ibidem : 137) Qu’est-ce que cela implique ?

«Ceci implique la formation mais aussi beaucoup plus que de la formation. Ceci implique aussi ce que nous appelons l’agitation, mais c’est bien plus que cela. Ceci implique l’organisation et la mobilisation, mais cela va au-delà pour leur donner un sens». (Ibidem 138)

Selon Mwalimu, les militants politiques et les éducateurs «ne peuvent être politiquement neutres. De par la nature même de ce qu’ils font, ils ne peuvent pas l’être. Par ce qu’ils font, ils affectent la façon dont les hommes considère la société dans laquelle ils vivent et comment ils chercheront à l’utiliser ou à la changer… L’éducation des adultes est par conséquent une activité hautement politique. Il s’ensuit que les politiciens… n’apprécient pas toujours… une authentique éducation des adultes». (ibidem)

Le concept éducatif de Mwalimu voulait qu’ils promeuvent la lutte révolutionnaire en même temps que l’excellence académique (Lema et al 2006)

Résolution de Musoma : Directive pour la réalisation de Education for selfreliance (1974)

‘’… L’éducation devrait donner à chaque personne qui l’acquiert la capacité de lutter contre l’oppression…’’

‘’… Nous n’avons pas réussi à nous libérer mentalement, ni à avoir confiance en nous, ni à choisir ce qui est le plus adéquat, notre condition objective, au lieu de quoi nous continuons à singer les systèmes d’autres gens dont l’économie et le mode de vie ne ressemblent en rien au nôtre’’

‘’Discours prononcé lors du 25ème anniversaire de l’université de Dar es Salaam (1er juillet 1995)

‘’… Une université ne peut remplir sa fonction que dans la mesure où elle est le centre et le lieu de la stimulation du type de réflexions scientifiques qui est un préliminaire nécessaire à une action constructive... Une université- ce qui dans ce contexte signifie le personnel et les étudiants - doit avoir une liberté sans entrave pour penser, échanger des idées même si la réflexion amène certains de ses membres à des pensées peu orthodoxes dans leurs conclusions…’’

‘’Outre les devoirs des universités envers la société, les étudiants ont une obligation particulière pour avoir des opportunités de formations exceptionnelles dans un pays en voie de développement… En 1970 et dans le contexte d’un pays engagé dans la construction du socialisme, j’ai décrit ces obligations comme étant la volonté de rendre service à la communauté sans lui demander davantage de privilèges. Que la Tanzanie soit toujours une pays aspirant au socialisme ou non, je maintiens ma déclaration.’’

‘’… Aucun gouvernement n’est complètement libre dans ses choix… Il ne peut pas décider de privatiser les universités (c’est-à-dire laisser le domaine de l’éducation tertiaire aux lois du marché) sans abandonner totalement son engagement pour des opportunités égales pour tous les citoyens et pour une formation universitaire authentique… Je ne vois pas du tout comment l’objectif premier de faire un profit est en accord avec la liberté académique et l’excellence qui sont des parties intégrantes d’une université’’.

Je voudrais terminer avec le discours passionné que Mwalimu a fait devant des enseignants à Dar es Salaam en 1969, pour dire que «le métier d’enseignant est la révolution» et qui est le plus approprié à cette commémoration de son passé :

‘’Lorsque nous parlons de changement ou de révolution, les enseignants commencent à protester : « Oh ! Mais vous allez baisser le niveau ! Le niveau de qui ? Il y a les niveaux coloniaux - et combien nous ont-ils été utiles ? Si ces niveaux étaient bons et pertinents pour nous, nous ne serions pas en train de parler de faiblesse et de pauvreté aujourd’hui. Ne devons être capable de voir ce qui est bon pour nous et alors seulement nous pourrons changer. Vous autres enseignants devez donc accepter d’être des enseignants révolutionnaires et non des enseignants qui endorment les gens’’

‘’Même si vous travailler dans un village votre métier c’est d’apporter la Révolution africaine. Vous faites votre devoir pour toute l’Afrique. Parce que l’histoire nous a donné la Tanzanie, nous devons éradiquer la faiblesse et la pauvreté de la Tanzanie. Mais nous ne travaillons pas seulement pour la Tanzanie. A cause de la souffrance dont nous avons fait l’expérience en notre qualité d’Africains’’

‘’Vous travaillez pour l’Afrique, mais vous devez aussi faire votre part dans la révolution mondiale. Une situation où les riches exploitent les pauvres disparaîtra. Tous les exploiteurs du monde subiront le même sort’’

‘’Si vous comme enseignant ne voulez pas conduire les pauvres Africains, lorsque le jour viendra où quelqu’un les guidera hors de la pauvreté et de la misère, vous devrez démissionner et accepter d’être conduit par une armée de pauvres Africains. Et je serais heureux de vous voir piétiner parce que comme dirigeants vous êtes inutiles. Vous devez guider les pauvres…’’

* Marjorie Mbilinyi est un ancien professeur d’études du développement de l’université de Dar es Salaam, maintenant basée au Tanzania Gender Network Programme
Cet article constituera un chapitre dans le livre à paraître ‘Nyerere’s legacy’, textes rassemblés par Chambi Chachage et Annar Cassam et publié par Pambazuka Press Books

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