J’ai toujours été profondément subjugué par l’élégance, la justesse, l’harmonie, l’équilibre dans le geste proches de ceux de danseurs de ballet, avec lesquels, sous la lumière crue des projecteurs, des généraux du ring tels Mohamed Ali, Joe Louis (le Bombardier Noir), Jack Johnson (le premier Noir champion du monde des poids lourds), Sugar Ray Robinson, bondissaient sur le ring en dansant, pour «frapper le gong sonore des revendications» pour la liberté, la justice et l'humanité de la Race Noire et de tous les autres « Damnés de la Terre ».
Comme tant d’autres, l’on pourrait être tenté de commencer ce témoignage par l’évocation de Ali le panafricaniste, Combattant pour la liberté, l’égalité, la justice sociale. Mais je ne le ferai pas, bien que cette dimension de l’homme apparaisse fondamentale à bien des égards. D’autres l’ont déjà fait avant moi ; et ils l’ont, du reste, bien fait. Je me bornerai donc à compléter ce qui a déjà été dit en évoquant tour à tour le champion du peuple au cœur en or, Ali le croyant, apôtre de la foi qui rassemble, réconcilie, libère ; ce qui m’amènera à la question d’une spiritualité synonyme de capacité de dépassement, de créativité et de permanence de la résistance à l’oppression, avant de dire quelques mots sur Mohamed Ali, le Général du ring doté, d’une grande créativité et de versatilité sur le plan technique et tactique, pour terminer sur notre rendez-vous manqué avec l’illustre disparu.
Funérailles et funérailles…
L’on raconte que lors des funérailles d’un richissime homme d’affaires, quelqu’un se signala particulièrement, parmi les pleureuses et les pleureurs, par l’abondance de ses larmes versées et ses vociférations, tout en se roulant par terre de temps à autre, quand il ne se prenait la tête à deux mains ou ne levait les bras pour implorer le ciel. Ce que voyant, l’un des membres de l’assistance – car il y a toujours, hélas, une assistance même en de pareils moments – alla présenter ses condoléances à notre pleureur-en chef en ces termes : «Siggil ndigaale (mes condoléances). Je vois que vous êtes un proche parent du disparu». Ce à quoi notre pleureur-en-chef rétorqua : «Justement non ; je ne fais, hélas, pas partie de cette famille ; je n’aurai donc pas droit à ma part d’héritage»… Notre pleureur-en-chef, qui en avait abusé plus d’un avec ses larmes de crocodile, ne put, toutefois, s’empêcher d’ajouter : «Siggil sa wàll» (Je compatis pour ta part du deuil, en mettant l’accent sur ce dernier mot, part) ; avant de conclure : Xanaa kon yaw, bu dul kenn sax, nga faf am ci wàll (Toi au moins, tu as / tu auras droit à ta part)…
Le Champion du peuple au Cœur en or
Quand Ali nous a quittés, bien des gens en Afrique et de par le vaste monde ont versé de vraies et chaudes larmes : larmes de tristesse, de profonde douleur mêlée à un sentiment de perte irréparable de quelqu’un qui leur était cher, surtout parmi les petites gens, les pauvres dont il était le champion à nul autre pareil : celui qui montait sur le ring pour combattre, vaincre pour eux, pour la cause qu’ils partageaient ensemble : celle de la justice, de la liberté, de la dignité retrouvées.
Champion du peuple : c’était là l’un des nombreux surnoms de Mohamed Ali ; l’un de ceux qui, sans nul doute, lui correspondaient le mieux au point de – littéralement - lui coller à la peau. Dans son livre Le Plus Grand, qu’avec L’Autobiographie de Malcolm X je n’hésiterais pas à recommander comme livres de chevet pour les jeunes générations, Ali raconte comment, lors d’un combat et bien après qu’il fût descendu du ring, il avait été hanté par les images insoutenables de la castration par le Ku Klux Klan d’un de ses frères de race et de combat dont il avait reçu la visite dans son vestiaire, peu de temps avant de monter sur le ring pour affronter un boxeur blanc…
L’on connait aussi l’histoire poignante de son amitié profonde avec un jeune enfant blanc atteint de leucémie qui avait tout fait pour le rencontrer et poser avec lui. Le champion accéda volontiers à la demande de l’enfant, non sans lui avoir fait accepter de conclure ensemble un pacte d’amitié et de solidarité selon lequel lui, Ali, «s’engageait à vaincre Forman» tandis que l’enfant «s’engagerait à vaincre la leucémie». Quelque temps après, Ali fut appelé d’urgence au chevet de son jeune ami à qui il rappela les termes de leur pacte d’amitié et de solidarité. L’enfant, qui devait décéder peu de temps après la visite de Ali, prit congé de lui en ses termes : «Non, mon ami : c’est trop tard pour moi. Mais sache que lorsque je rencontrerai Dieu, je lui dirai que je te connais et que toi et moi sommes amis».
De même, en des circonstances presque similaires, lors d’un hommage posthume à la Princesse Diana, l’on se souvient des propos d’une auditrice africaine qui disait que les pauvres, les petites gens comme elle étaient parmi celles et ceux qui avaient, peut-être, le plus perdu avec la disparition tragique de Lady D. Car, malgré la distance sociale qui les séparait, Diana était par le cœur et à bien d’autres égards, avant tout leur princesse à elles et eux les pauvres, les petites gens…
Ali le Croyant, Apôtre de la Foi qui rassemble, réconcilie, libère
Mohamed Ali a tenu à être préparé et accompagné à sa dernière demeure selon le rite funéraire Islamique, après avoir quitté ce monde d’ici-bas et s’être évertué à vivre en bon musulman croyant et pratiquant. Et ce ne fut certainement pas un hasard si la cérémonie d’hommage funèbre qui lui fut rendu dans sa ville natale de Louisville où il repose désormais en paix, fut aussi une cérémonie riche en symboles forts ; une cérémonie empreinte de dévotion, de ferveur religieuse et nimbée de spiritualité. Comment ne pas relever, pour s’en réjouir et s’en féliciter, la forte convergence spirituelle, l’harmonie dans le contenu entre les différents témoignages, lors de cette cérémonie ?
L’on se souvient, entre autres, des témoignages de moines bouddhistes et du Pasteur natif comme Ali de Louisville ; ou encore celui des représentants des peuples indigènes d’Amérique à qui Ali, parti alors de Louisville, s’était joint lors de leur marche historique sur Washington pour réclamer la restitution de leurs droits inaliénables sur leurs terres ancestrales injustement spoliées et aliénées.
Le message qui se dégage de l’ensemble de ces témoignages a fait ressortir, avec une grande prégnance, l’image d’un Mohamed Ali fervent apôtre de la paix et d’une foi qui éclaire tous les cœurs, qui rassemble et libère, au lieu d’asservir et de diviser. C’est bien l’image d’un rassembleur, d’un réconciliateur de différences qui ne peuvent qu’être apparentes voire mêmes factices ou secondaires, dans la mesure où, comme Ali aimait à le rappeler lui-même, «au fond, nous adorons tous et servons le même Dieu », même si nous le faisons à travers des formes qui peuvent différer les unes des autres. Dans notre monde d’aujourd’hui ravagé par tant de clivages, d’exclusions de toutes natures y compris au plan religieux, ce message de Ali résonne avec une singulière acuité, comme un appel au respect mutuel, à la tolérance, à la paix, au dialogue inter-confessionnel voire à un œcuménisme à même de réconcilier religion et spiritualité.
Spiritualité, capacité de dépassement et permanence de la résistance à l’oppression
En tant que croyants, nous savons à quel point la spiritualité est consubstantielle à la religiosité, même si elle n’est réductible ni à cette dernière, encore moins à certains avatars de la religion telle que pratiquée par certains à travers l’histoire, y compris aujourd’hui. Dans ce style qui lui est propre, Molefi Kete Asante dans ses travaux de présentation ou de simple exégèse sur l’Afro-centricité – que l’on aurait tort de confondre avec l’Afro-centrisme - rappelle les dures conditions de l’oppression dans les champs de coton, de tabac, de canne à sucre du « Nouveau Monde ». Cette évocation offre à Molefi l’occasion d’une incursion dans le domaine de la création musicale et de la spiritualité, à travers des références à divers styles tels que le Blues et les Negro Spirituals grâce auxquels nos ancêtres parvenaient ainsi à un sentiment d’équilibre, de paix intérieure, de sérénité découlant d’une certitude, d’une connaissance/co-naissance : celle d’une relation harmonieuse, intime avec Soi, avec le cosmos comme expression de la volonté et de l'ordre divins que l’on ne peut atteindre que grâce à la véritable adoration : par la méditation, la prière, parfois le dhikr (Ndlr : chants religieux)
Molefi souligne, à juste titre, la centralité de la spiritualité, notamment dans la recherche d’une certaine forme de dépassement de soi et de transcendance dans l'histoire, la vie, l'éthique et la personnalité culturelle des peuples, les peuples africains en particulier et certains de leurs enfants tels que Mohamed Ali, en qui elle a souvent nourri des qualités synonymes de résistance permanente contre l’oppression, mais aussi de créativité, d’endurance (résilience) et de foi dans l’avenir, malgré les difficultés du moment présent. Associée à la puissance du rythme dans divers styles musicaux tels le jazz (Amérique), le reggae (Jamaique), le bidipoko (Suriname), le makwayela et la marrabenta (Mozambique), le mbalax (Sénégal ), le kompa (Haïti), le calypso et le soca (Trinité-et-Tobago ), la rumba (Congo), la salsa (Cuba ), la samba (Brésil) ainsi que dans de nombreuses autres formes d'art musical africain, la spiritualité est selon Molefi Kete Asante, ce quelque chose qui «imprègne tous les aspects de nos êtres et de notre vie, et fait de nous les gens que nous sommes».
Avec un esprit indomptable de liberté et de quête permanente d’humanité et de Soi, la spiritualité accompagnée souvent de musique et de rythme, a été parmi les meilleurs compagnons des masses laborieuses africaines dans les champs de coton des Amériques et sur les quais de ports maritimes d'Afrique occidentale où, selon Molefi, elle leur aura permis, entre autres, de réaliser quotidiennement le miracle de «faire que le travail marche» (to make work work), ainsi qu’attesté, du reste, dans l’esprit et la lettre du célèbre poème populaire en wolof : Saala Yaayi Mbaar…
Un Général du Ring versatile et doté d’une grande créativité
Étant moi-même un grand fan (fanatique) de boxe, je me suis, comme beaucoup d’autres de ma génération, essayé aussi à ce sport et à divers arts martiaux, à défaut de les avoir toujours pratiqués assidûment et dans la durée. J’ai aussi vu et parfois revu certains parmi les plus grands combats de boxe, ceux de Mohamed Ali en particulier. Ainsi, j’ai appris et je crois savoir qu’il n’existe, au fond, que deux grandes catégories de boxeurs : les boxeurs purs et les frappeurs (puncheurs, voire cogneurs). Ali comme d’ailleurs la plupart des autres grands généraux du ring, savait être ou se muer, selon l’adversaire et les circonstances du combat, en boxeur ou frappeur, boxeur et frappeur – jamais ou presque en cogneur.
Le secret de ses nombreuses victoires ? Il l’a résumé lui-même dans une formule lapidaire et belle : «Il n y a que deux manières pour triompher d’un adversaire : «soit casser son rythme, soit le battre à son propre jeu : il s’agit, en d’autres termes, de savoir « surboxer» (to outbox) un boxeur –quand on ne peut en avoir raison en le frappant ; ou alors contre-frapper (to counter-punch) un frappeur dont on ne peut venir à bout en le boxant». En plus de ses qualités rares de général du ring (ring generalship), une autre arme tout aussi redoutable du Champion du peuple était sa parfaite condition physique servie par un magnifique corps d’athlète taillé pour le combat, et une préparation physique et mentale astreignante qui le poussait à faire son jogging sur plusieurs kilomètres chaussé de lourds brodequins et, dans les exercices physiques, à ne commencer à compter que lorsqu’il commençait à ressentir la fatigue…
La devise de Ali, «voler comme un papillon, piquer comme une abeille» (Float like a butterfly, sting like a bee) n’était ni une simple fanfaronnade ni une manœuvre psychologique destinée à décourager ou intimider ses adversaires, ainsi qu’en ont témoigné bien des spécialistes et historiens de la boxe, voire même certains de ses adversaires. Malgré et par-delà la violence, la brutalité de la «science douce» (The sweet science) – autre nom donné à la boxe – j’ai toujours été profondément subjugué par l’élégance, la justesse, l’harmonie, l’équilibre dans le geste proches de ceux de danseurs de ballet, avec lesquels, sous la lumière crue des projecteurs, des généraux du ring tels Mohamed Ali, Joe Louis (le Bombardier Noir), Jack Johnson (le premier Noir champion du monde des poids lourds), Sugar Ray Robinson, bondissaient sur le ring en dansant, pour «frapper le gong sonore des revendications» pour la liberté, la justice et l'humanité de la Race Noire et de tous les autres « Damnés de la Terre ».
Rendez-vous manqué
Mon seul et unique rendez-vous avec Mohamed Ali aura été, hélas, un rendez-vous manqué. C’était aux Jeux olympiques de Sydney, en Australie, en 2000, auxquels, grâce à l’entregent et à l’autorité morale d’un autre grand Africain, feu le juge Kéba Mbaye, pour nous faire accréditer auprès du Cio, j’ai eu le privilège de participer comme membre de l’équipe de tournage du film du réalisateur Alioune Badara Seck, «Participation africaine aux Jo», dont j’étais également co-producteur. Nous avions, pour la circonstance, élu domicile dans le quartier aborigène de Redfern, à Sydney ; le tournage du film nous ayant, entre autres, donné l’opportunité de rencontres et/ou d’interviews avec d’autres stars du monde de l’athlétisme ou du sport telles que Venus et Serena Williams, Maurice Green, Cathy Freeman.
Parmi tant d’autres évènements organisés lors des Jeux de Sydney 2000, dont le magnifique stade olympique avait été, selon des témoignages recueillis à Redfern, construit sur une partie des terres sacrées du Peuple Aborigène, les membres de notre équipe de tournage avaient été conviés à une soirée en l’honneur de Mohamed Ali, lequel souffrait déjà de façon visible, de symptômes de la maladie de Parkinson. Le réalisateur du film et moi-même avions décidé de ne pas nous rendre à cette soirée organisée par des gens dont beaucoup se seraient bien gardés de prendre une initiative pareille au moment où Ali était en pleine possession de tous ses moyens.
Notre décision de boycotter cette soirée qui, pourtant, nous offrait une occasion unique de rencontrer « le Champion du Peuple », avait été motivée par notre refus d’être les témoins voire les complices – même à notre corps défendant - d’une subtile mise en scène orchestrée par des tenants du même système d’injustice et de prédation que Ali avait combattu sa vie durant, et qui trouvaient ainsi – à si bon compte, il faut bien le dire – une occasion de prendre leur revanche, en paradant à loisir devant les caméras du monde entier, aux côtés du vieux champion malade et affaibli physiquement, même si son indomptable esprit de guerrier des causes justes était resté encore intact, en cette soirée de septembre 2000 et bien après, jusqu’à son dernier souffle.
Pour paraphraser Maya Angelou, rendant un dernier hommage à Nelson Rolihlahla Mandela, nous conclurons en disant qu’en ce mois béni de Ramadan, «la journée du Champion du Peuple est bien terminée et a été bien remplie : the People’s Champ’s Day is done ».
Puisse la terre de Louisville lui être légère. Puisse son âme reposer éternellement en paix. Amen…
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** Samba Buri Mboup est Coordonnateur de la Commission Organisation & Structures du Comité d’initiative international provisoire (Ciip) pour le premier Congrès fédéraliste panafricain. Il est aussi auteur est aussi Chef du Département Langues & Cultures, ICPR, Yène – Sénégal ; Membre fondateur du Thabo Mbeki African Leadership Institute ; Coordonnateur du Comité Scientifique, Amicale des Anciens Normaliens ; ancien Ambassadeur du Sénégal. Ce texte a été prononcé lors de l’hommage rendu à Muhammad Ali par le Ciip au Sénégal.
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