La durabilité et la conservation de la biodiversité sont des mots omniprésents et à l'ordre du jour de milliers d'organisations internationales. Une sensibilité écologique collective semble prévaloir : Il est évident, voire même obligatoire, de promouvoir la « durabilité » et de penser déjà demain dès aujourd’hui.
Depuis la Déclaration de Stockholm de 1972, de surcroît depuis les objectifs du Millénaire pour le développement (Millenium Development Goals, MDGs), la durabilité est devenue impérative – aussi bien pour les organisations internationales dans les domaines de l'environnement et du développement que pour les Etats et leurs populations. Le terme est devenu un mot à la mode, et surtout une sorte de langage commun dans les négociations et interactions Etats/bailleurs.
Deux remarques importantes peuvent être faites d’emblée. Tout d'abord, la « durabilité » peut être considérée comme une idée qui a été développée en particulier dans les pays du Nord et transférée vers ceux du Sud. La durabilité fait partie de « l’écopolitique internationale » (Le Prestre, 2005) : elle est inscrite dans l'ordre du jour de nombreuses organisations internationales dans les pays en voie de développement, et de ce fait peut affecter les projets et les décisions budgétaires.
Deuxièmement, bien qu’il y ait une définition canonique des Objectifs de développement durable (Sustainable Development Goals, SDGs), il existe des idées différentes et contradictoires sur le contenu et la signification de la « durabilité ».
De même, une définition acceptée de la durabilité ne signifie pas nécessairement que les pays bénéficiaires l’utilisent mécaniquement et exclusivement en fonction de l’approche adoptée par les donateurs. Il peut tout aussi bien être un instrument que les Etats adaptent et ensuite utilisent pour renforcer leurs propres agendas. Comme Guilhot (2005: 16) l’a montré en utilisant l'exemple de la « démocratie », la promotion d'un concept tel que la « durabilité » peut politiquement être controversée, et son contenu concret être loin d'un consensus. De ce fait, il est au centre de luttes où les différents acteurs impliqués redéfinissent leurs positions, leurs rôles et leur importance.
Basé sur des séjours de recherche au Mozambique entre 2009-2014, ce texte examine la politique de développement durable dans les parcs nationaux. Je montrerai comment le terme, selon le point de vue et les intérêts des parties concernées, peut prendre des significations très différentes – et comment la durabilité devient partie prenante de la politique de protection néolibérale de la nature, qui exige la conversion de zones protégées en des zones économiquement viables. Je suis d'avis que la durabilité peut être considérée, et utilisée, comme un outil politique, tant par les organisations internationales que par les Etats.
DURABILITE ET ESPACES PROTEGES : UN APERÇU
En ce qui concerne la protection de la nature et la biodiversité, trois phases peuvent être distinguées en Afrique (Rodary et Castellanet, 2003). Pendant la période coloniale, ont prévalu des idées à connotation strictement conservatrice (« fortress conservation » ou « fences and fine approaches »). Dans la deuxième phase, des espaces protégés ont été concrètement synonymes de refoulement et de criminalisation des populations locales - où les formes traditionnelles de chasse ont été qualifiées de braconnage, les pratiques occidentales (promues par les Etats coloniaux) étant par contre positivement évaluées (MacKenzie, 1988; Singh et van Houtum, 2002).
La troisième phase se réfère à la « protection intégrée ». Contrairement aux périodes précédentes, les activités humaines et la préservation des ressources naturelles sont vues comme compatibles. Au cours de la décolonisation, de nouveaux acteurs transnationaux émergent (International Union for Conservation of Nature and National Ressources (UICN) en 1948, le WWF en 1961), qui s’engagent dans les nouveaux Etats indépendants en promouvant le développement économique basé sur la protection de l’environnement, en lien avec des arguments esthétiques et éthiques.
Le tourisme dans les parcs nationaux est présenté comme une aubaine financière pour les Etats et les communautés locales. En parallèle, c’est l’époque de l’émergence du discours sur le développement durable : la réduction de la pauvreté devient l'objectif le plus important. Ceci est institutionnalisé par le « new community narrative » (Hutton, Adams et Murombedzi, 2005), qui se focalise sur le rôle des populations locales qui participent activement à des programmes de conservation, mais qui devraient aussi en bénéficier sur le plan économique.
Ce nouveau paradigme peut être lu dans le cadre du renforcement du contexte néolibéral : « [The community narrative] fitted with the renewed interest in the 1980s in the market as an alternative to the state as a means of delivering policy change. (...) [C]ommunities, and rural individuals and households, should become micro-entrepreneurs, using the economic values of conservation resources (for tourism, trophy-hunting, medicines, meat or other products) to deliver both sustainable livelihoods and conservation »(Hutton et al 2005: 345).
La durabilité est désormais directement reliée à la gestion des espaces protégés, censés servir à la croissance verte et durable, mais aussi à la protection à long terme des ressources naturelles, tout en favorisant des conditions de vie durables. Pour les populations, cela signifie la (ré-)intégration physique et politique dans les politiques de conservation. Le développement durable exige aussi le retrait (« roll-back ») de l'Etat et le passage à des solutions orientées vers le marché : de nouvelles formes de gestion des zones protégées comprennent, par exemple, des partenariats public-privé, qui devraient permettre que les espaces protégés fonctionnent de façon indépendante et autosuffisante.
LA DURABILITE ET LA POLITIQUE DE CONSERVATION NEOLIBERALE : IMPACT SUR LES POPULATIONS LOCALES DANS LE PARC NATIONAL DU LIMPOPO
Depuis la fin du marxisme/léninisme à la fin des années 1980, et plus encore depuis les Accords de paix en 1992, le Mozambique est un champion des réformes néolibérales (Pitcher, 2002). Ceci est en particulier illustré par de nombreux programmes de privatisation, notamment dans le domaine de l'environnement, tel que l'octroi de licences touristiques à acteurs privés. Des modèles de partenariats public-privé (PPP) sont en plein essor, promus par des bailleurs comme la Banque mondiale, l'USAID, des ONG et des fondations philanthropiques (Fondation Carr). Ceux-ci soutiennent généralement une conception de la conservation de la nature qui repose sur la rentabilité économique et l’efficacité – associée aux bannières du développement et de réduction de la pauvreté.
Ainsi, le récit de la durabilité fait front commun avec ce qu’on appelle la « conservation néolibérale) (Igoe et Brockington, 2007). La durabilité institutionnalise en effet le lien entre la protection de l'environnement et la lutte contre la pauvreté (par exemple, les populations locales deviennent des groupes cibles d'interventions, parce qu'ils vivent soit dans le voisinage soit directement dans les zones protégées). Cette connexion est souvent une conditionnalité des institutions donatrices, qui insistent pour que l’étiquette de la « durabilité » apparaisse dans la législation nationale ainsi que dans des projets concrets.
Mais qu'est-ce que cette étiquette signifie concrètement ? Je vais montrer, à travers l'exemple du Parc National du Limpopo, ce qu’est censée signifier la durabilité selon les promoteurs de ce projet de développement et de conservation, et quelles sont les conséquences qu'elle peut avoir pour les populations locales.
Le Parc National du Limpopo a été créé en 2001 : il est la partie mozambicaine du Grand parc transfrontalier du Limpopo (GLTP), un « parc de la paix » entre l'Afrique du Sud, le Zimbabwe et le Mozambique. Ce parc est l’un des plus grands parcs transfrontaliers en Afrique, connu en raison de la controverse relative au projet de relocation de populations vivant dans la partie mozambicaine.
Depuis la période coloniale, les populations de la région ont été confrontées à des projets de déplacement contraint au nom du « développement national » – par exemple, dans les années 1960, lorsque le gouvernement colonial commence à construire un barrage sur la rivière Eléphant à des fins d’irrigation : au moins 3.000 personnes sont concernées par une relocation. Dans la même région, le régime colonial déclare une zone réserve de chasse pour les colons portugais et chasseurs européens, synonyme de nombreuses restrictions pour les populations locales. Après l'indépendance, en 1975, le Frelimo reprend le projet d'irrigation et met en œuvre la politique de déplacement contraint. Mais en raison de la guerre civile (qui prend fin en 1992), ce projet n’est pas exécuté comme prévu.
Au début des années 2000, à la faveur de la création du Parc national du Limpopo, des plans de déplacement similaires réapparaissent : selon les lignes directrices de l'Afrique du Sud, de l'UICN (1) et de la législation nationale, un parc national ne devrait pas être habité. Ce qui est nouveau, c’est que les déplacements de populations se font dorénavant au nom de la protection de la biodiversité (les humains et les animaux ne peuvent pas coexister) et de la durabilité (la réinstallation dans une zone tampon est synonyme de développement et de participation des populations locales, qui pourront bénéficier du tourisme et de l’accès amélioré aux services sociaux).
Quelque 27 000 personnes vivaient dans le parc nouvellement créé, et 20.000 d'entre elles dans la zone tampon créée dans le sud et l'est du parc, où elles pouvaient donc rester. 7.000 personnes (réparties dans huit villages) sont donc concernées par le projet de relocation, dans une large mesure financé par la Deutsche Kreditanstalt für Wiederaufbau (KfW) et en grande partie mis en œuvre par la Fondation Peace Parks (PPF). L'objectif du projet est le suivant : « Le développement communautaire par la réinstallation durable » (« provide community development through sustainable resettlement », PPF, 2015).
Bien que la relocation ait été présentée comme volontaire, le déplacement a été retardé par les protestations des familles, ainsi que par des ambiguïtés de la part des autorités gouvernementales. Quand j’étais dans le parc en 2011, seules 20 des 1.600 familles avaient été réinstallées. En 2015, ce nombre s’élevait à 181, selon la Fondation Peace Parks.
LA DURABILITE COMME OUTIL POLITIQUE ?
Ce cas permet de faire quelques remarques. Bien que le récit de la durabilité soit plutôt nouveau au Mozambique, ses implications pratiques sont souvent semblables à celles des politiques passées – restrictions, répression et déplacements. Autrement dit, un processus très similaire est actuellement en cours, dans lequel l'Etat contrôle son territoire, ses matières premières et des populations. En raison de carences financières et de faiblesses bureaucratiques, il le fait en partie grâce à la délégation de ses fonctions à des acteurs internationaux, qui les incorporent à leurs propres agendas – le récit de la durabilité étant le principe directeur des politiques publiques.
Comme indiqué au début de cette chronique, la « durabilité » est au cœur de l’arène publique au Mozambique. Premièrement, plusieurs conventions internationales ont été signées au nom de la durabilité (CITES (3) en 1981 et la CDB (4) 1994). Deuxièmement, la durabilité est un concept clé dans la formulation des documents stratégiques sur la réduction de la pauvreté (Poverty Reduction Strategy Papers, PRSP) qui sont élaborés depuis le début des années 2000 et qui représentent concrètement le plan quinquennal du gouvernement, fortement orienté par les agendas des bailleurs et les MDGs.
Ces derniers n’ont pas changé la politique du gouvernement au Mozambique de manière significative – et les nouveaux Objectifs de l’Agenda 2030 pour le développement durable ne le feront très probablement pas non plus. En effet, les tendances exprimées dans ce document sont en réalité ancrées dans les politiques mozambicaines depuis les années 1980. Ce qui a changé, c’est que ces objectifs font formellement partie intégrante des politiques publiques : parce qu’ils sont officiellement intégrés dans les agendas des bailleurs et du gouvernement, et parce qu’ils sont au cœur de la plupart des négociations relatives au budget et au financement de projets. Cela peut apparaître comme une contradiction, mais c’est en réalité assez commun en ce qui concerne les politiques de développement : des concepts, des récits et même des programmes politiques nationaux demeurent seulement formels.
En ce qui concerne les aires protégées, l'analyse de leur gestion montre comment un récit influence les parties prenantes. Bien que la « durabilité » promette la participation et la responsabilité de l’Etat, cela peut signifier pour les populations locales la poursuite de politiques qu’elles ne peuvent pas beaucoup influencer. Les organisations internationales mettent en œuvre des projets de conservation, mais tant que ceux-ci sont compatibles avec la réglementation gouvernementale. L'Etat (à la fois au niveau local et central) bénéficie de projets d’environnement/de développement, car ceux-ci sont censés contribuer au développement national – mais ils font avant tout partie du processus de construction de l'Etat, où l'Etat étend (et dans le cas du Mozambique, le l’Etat-Frelimo) son contrôle sur le territoire, les personnes et les ressources naturelles.
Comme les fonds internationaux sont liés au paradigme de la durabilité, l’intérêt de l’Etat mozambicain est de promouvoir la protection environnementale sous cette bannière. Les fonds permettent de faire fonctionner les parcs nationaux, avec une administration et des gardes paramilitaires. Des infrastructures socio-économiques telles que des écoles, des centres de santé et des routes sont créées – au nom du parti-Etat, et sous la supervision des représentants du gouvernement. En se sens, le récit néolibéral de la durabilité, qui promeut le désengagement de l'Etat, a ironiquement atteint l’objectif contraire.
Actuellement, le débat sur l'environnement tourne au Mozambique moins autour des Objectifs de développement durable qu’autour de l’objectif d'une « économie verte », qui a été inclue dans la stratégie gouvernementale de 2015-2019. Selon le gouvernement, elle consiste en « l'utilisation rationnelle et durable des ressources naturelles grâce à l'intégration des trois piliers du développement durable, qui sont le développement économique, social et écologique » (PNUD, 2013). Cela reflète la tendance à la néolibéralisation du secteur de l'environnement : l'accent est mis sur la « protection de l'environnement » d'une part, et sur la « croissance économique » de l'autre. Tels étaient les mots du président nouvellement élu, Filipe Nyusi, lors du lancement du « Biofund » en juin de cette année, une fondation pour la protection de l’environnement avec un budget de plusieurs dizaine de millions de dollars, financée par des organisations internationales et des dons privés.
L'accent est donc surtout mis sur l'aspect économique de la durabilité, et non sur l’aspect social. Le développement durable reste un récit utilisé à grande échelle par des acteurs internationaux et gouvernementaux – et un outil important dans la communication avec les populations locales. Celles-ci se sont ainsi familiarisées avec le terme et se l’approprient, par exemple à travers la création d'ONG locales et d’associations, qui promeuvent l'utilisation durable des ressources naturelles (c’est le cas notamment dans le Parc National Limpopo). C’est peut-être dans ce cadre que la capacité d'action des populations est la plus grande – bien que beaucoup d’ONG se trouvent sous la tutelle de l’autorité du parc national, notamment en termes de fonds reçus.
Le Prestre, Philippe (2005), Protection de l’environnement et relations internationales. Les défis de l’écopolitique mondiale, Paris, Dalloz.
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** Rozenn N. Diallo est une chercheuse post-doctorale à l'Université de Montréal. Elle se concentre surtout sur les politiques environnementales africaines, notamment au Mozambique. Cet article est né dans le cadre du projet « 2015 – Tout est mieux? Perspectives africaines sur les défis mondiaux » d’AfricAvenir International (voir : http://bit.ly/1Ot6wJW - Traduction : Idrissa Ly
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REFERENCES
1) Union internationale pour la Conservation de la Nature
2) La Kfw a financé le projet à partir de 2002 ; la troisième phase, qui devait commencer en 2009, était reportée à la fin de 2011, lorsque le projet faisait face à des retards en raison d'un important manque de clarté concernant les conditions et les lieux où les ménages pourraient être réinstallés.
3) Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction.
4) Convention sur la diversité biologique
5) Voir le Pnud website: http://bit.ly/1TqKSWO
BIBLIOGRAPHIE
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- Guilhot, Nicolas (2005), The Democracy makers. Human Rights and the Politics of Global Order, New York, Columbia University Press.
- Hutton, Jon, Adams, William M., Murombedzi, James C. (2005), “Back to the Barriers? Changing Narratives in Biodiversity Conservation”, Forum for Developement Studies, n°2, pp. 341-370.
- Igoe, Jim, Brockington, Dan (2007), “Neoliberal Conservation: A Brief Introduction”, Conservation and Society, Vol. 5, n°4, pp. 432-449.
- Le Prestre, Philippe (2005), Protection de l’environnement et relations internationales. Les défis de l’écopolitique mondiale, Paris, Dalloz.
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- Pitcher, M. Anne (2002), Transforming Mozambique. The Politics of Privatization, 1975- 2000, Cambridge, Cambridge University Press. PPF (2015), www.peaceparks.org/programme.php
- PNUD (2013), “Mozambique adopts Green Economy Action Plan”, http://bit.ly/1TqL8Fc
- Rodary, Estienne, Castellanet, Christian (2003), “Les trois temps de la conservation”, in Rodary Estienne, Castellanet, Christian, Rossi, Georges (Eds.), Conservation de la nature et Développement. L’intégration impossible ?, Paris, GRET et Karthala, pp. 5-44.
- Singh, Jaidev, Van Houtum, Henk (2002), “Post-colonial nature conservation in Southern Africa: same emperors, new clothes?”, GeoJournal, Vol. 58, pp. 253-263.
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