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Une revue de William Easterly
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La « tyrannie des experts » a des origines beaucoup plus anciennes. Avant l’économiste (du développement), fut le philosophe. Il y a plus de deux millénaires Platon écrivait dans Les Lois que le tyran est le réformateur le plus efficace de tous, lorsqu’il est secondé d’un habile législateur, le philosophe en l’occurrence. Cette croyance en les vertus du « despotisme éclairé » a été une constante dans l’histoire intellectuelle de l’Occident.

Ancien chercheur à la Banque mondiale, William Easterly est un économiste du développement connu pour ses positions « rebelles » et iconoclastes vis-à-vis des pratiques, de l’idéologie et des politiques défendues par les acteurs de la communauté internationale du développement (1 ). Dans son nouvel ouvrage, The Tyranny of experts (2), il continue d’explorer ses thèmes favoris. Cette fois-ci, la « philanthropie » du développement, représentée par la Fondation Bill Gates et l’Africa Governance Initiative de Tony Blair, entre autres, en prend pour son grade au même titre que les chefs d’Etat des pays pauvres qui ont leur faveur.

Pourquoi les acteurs de la communauté internationale du développement sont-ils si friands à l’égard des « dictateurs » ? Pourquoi leurs experts sont-ils si prompts à exiger qu’on sacrifie les droits des pauvres des pays du Sud global ? Ces questions constituent la trame de fond de « Tyranny of experts », un ouvrage critique plutôt qu’un essai de théorie économique.

LA TYRANNIE DES EXPERTS : ORIGINES ET FONDEMENTS

Le biais anti-démocratique de la communauté de développement, et également de l’économie du développement, vient, selon Easterly, de ce que le concept de développement est lui-même apparu dans un contexte caractérisé par le colonialisme et le racisme. L’historiographie traditionnelle fait remonter la genèse du paradigme du développement au discours inaugural de Truman (1949). Easterly soutient qu’il faut remonter trente ans plus tôt.

Pour aller vite, le paradigme serait né dans les années 1920 pour remplacer la « mission civilisatrice ». Face à l’hostilité et à la résistance croissantes des peuples colonisés, et face au discrédit entourant de plus en plus les discours ouvertement racistes, les puissances coloniales européennes et les Etats-Unis ont convenu de la nécessité d’un nouveau discours de légitimation plus politiquement correct : le développement. Dorénavant, il allait s’agir de « développer » les régions réputées « sous-développées », un groupe qui excluait au départ l’Amérique Latine mais incluait par contre les pays d’Europe de l’Est. La Guerre froide aidant, l’Amérique latine allait finalement être rangée dans le « Tiers Monde » alors que ces derniers se voyaient affectés dans un « second monde » venant juste après le « premier monde » des pays industrialisés ; regroupements dont Easterly conteste la pertinence.

Au départ, le concept néo-raciste de développement impliquait donc que ce sont les puissances du monde occidental qui devaient s’occuper eux-mêmes, en collaboration avec leurs experts, de sortir les pays du Tiers Monde de la pauvreté. On parlait d’ailleurs de « développement séparé (3) », un épisode qui semble avoir échappé à Easterly. A la suite du mouvement de décolonisation, en Afrique et en Asie notamment, les leaders autochtones qui ont succédé aux colons ont reproduit les même biais anti-démocratique et pro-technocratique. Au lieu de mettre fin à la « tyrannie des experts », la communauté internationale et ses « dictateurs » favoris l’ont encouragée.

En marge de son origine raciste et coloniale, la « tyrannie des experts » tire sa pseudo-légitimité de deux arguments : la pauvreté serait un problème technique, elle requerrait donc des solutions techniques apportées par les experts ; les experts en savent plus que les autres et leurs recettes sont celles à mieux de créer une croissance économique durable et forte.

Easterly conteste cette vision technocratique de la pauvreté qui traite chaque pays comme une « ardoise vierge » (Blank Slate), c'est-à-dire des pays sans histoire dans lesquels il serait loisible aux experts de déployer leurs « solutions » techniques indifférenciées. Il bat également en brèche l’avantage épistémologique que les experts prétendent avoir sur les autres. De son point de vue, les populations en savent mieux que les experts sur leurs propres conditions et les stratégies les plus adaptées pour gagner leur vie. Enfin, Easterly note que les experts sont une espèce plutôt parasitaire. Ils n’ont de comptes à rendre à personne, que leurs « solutions » soient bonnes ou pas, car ils échappent à la sanction démocratique et à la sanction du marché. Malgré leurs résultats décevants dans le Tiers Monde, ils continuent injustement d’avoir beaucoup de pouvoir et de prestige. En résumé, selon Easterly « l’approche technocratique – les solutions des experts – conduit assurément au pire des mondes possibles » (p.254).

Malgré une introduction en fanfare qui met en lumière des faits consternants (l’expropriation des paysans du Sud global au nom du progrès économique), et malheureusement typiques de l’accumulation capitaliste, Tyranny of experts est un livre frustrant. Frustrant en raison de l’approche rigidement manichéenne de son auteur, son dogmatisme libertarien, sa méconnaissance vraisemblable de l’histoire de certaines idées politiques, et un mode d’argumentation qui privilégie la collection d’anecdotes, d’historiettes et de faits stylisés à une analyse systématique conséquente.

OUI A LA TYRANNIE DE L’ULTRALIBERALISME ?

Easterly soutient que les économistes standard se soucient plus de la liberté que les autres, les « économistes du développement » notamment. Il se revendique du libéralisme (ultralibéralisme serait sans doute un terme plus approprié) de Friedrich Hayek qu’il drape de l’étoffe d’ami des droits des pauvres, de défenseur de la liberté de tout un chacun et de partisan de la restriction du pouvoir des « dictateurs » et des experts.

A l’autre opposé, Gunnar Myrdal fait office de repoussoir, le prototype même de l’expert qui n’hésite pas une seule seconde à sacrifier les droits des pauvres pour augmenter le taux de croissance économique. Il qualifie de « tragédie » le débat qui n’a jamais eu lieu entre Hayek et Myrdal, deux économistes ayant reçu le Nobel d’économie en 1974. Ce débat avait-il lieu d’être ? Il faut dire, contre Easterly, qu’Hayek n’était pas entièrement défavorable à la vision dictatoriale-technocratique dénoncée par « Tyranny of experts ». Ce thuriféraire du marché libre et de la « main invisible » disait ceci de la dictature lors d’une interview publiée en 1981 :

“At times, it is necessary for a country to have, for a time, some form or other of dictatorial power. As you will understand, it is possible for a dictator to govern in a liberal way. And it is also possible for a democracy to govern with a total lack of liberalism. Personally I prefer a liberal dictator to democratic government lacking liberalism.” [Parfois il est nécessaire pour un pays d’avoir, pour un temps, une forme ou une autre de dictature. Comme vous le comprendrez, il est possible pour un dictateur de gouverner d’une manière libérale. Il est également possible pour une démocratie de gouverner avec un manque total de libéralisme. Personnellement, je préfère un dictateur libéral à un gouvernement démocratique manquant de libéralisme.] (4)

L’opinion de Hayek ne saurait surprendre. L’ambigüité du libéralisme vis-à-vis des systèmes politiques autoritaires est bien connue. Adam Smith, une autre figure libérale dont Easterly se réclame, reconnaissait, lorsqu’il s’agit de mettre fin à l’esclavage, que les régimes autoritaires peuvent être préférables aux régimes libéraux ; régimes qui, de par le passé, ont montré leur étonnante capacité à s’accommoder durablement de l’esclavage.

A rebours de la généalogie offerte par Easterly, il faut souligner que la « tyrannie des experts » a des origines beaucoup plus anciennes. Avant l’économiste (du développement), fut le philosophe. Il y a plus de deux millénaires Platon écrivait dans Les Lois que le tyran est le réformateur le plus efficace de tous, lorsqu’il est secondé d’un habile législateur, le philosophe en l’occurrence. Cette croyance en les vertus du « despotisme éclairé » a été une constante dans l’histoire intellectuelle de l’Occident. Elle a atteint son paroxysme avec les penseurs des Lumières. Et c’est elle que l’on trouve sous une forme renouvelée dans le léninisme (5).

Easterly n’est sans doute pas au faîte de ce pan de l’histoire intellectuelle de l’Occident tout comme il semble ignorer la carrière du mot « démocratie » aux Etats-Unis. Autrement, il ne se serait certainement pas scandalisé des efforts faits par la Banque mondiale, et son staff, pour que ce mot fétiche n’apparaisse pas dans ses publications et déclarations officielles ; « gouvernance » étant son vocable politique préféré. Si Easterly avait jeté un coup d’œil à la Constitution américaine, il aurait constaté que le mot « démocratie » n’y figure pas non plus. Contre l’évidence spontanée, s’il avait eu la curiosité de fouiller dans les discours des présidents américains, il aurait vu qu’il a fallu attendre Théodore Roosevelt, en 1905, pour voir, pour la première fois un président américain qualifier les Etats-Unis de république « démocratique (6).

Quant à l’explication du processus de développement économique (mesuré par la croissance du Pib), Easterly a préféré le recours aux clichés à une analyse scientifique sérieuse. Son raisonnement se base sur deux axiomes principaux. Il commence par dire que les valeurs « collectivistes » sont mauvaises alors que les valeurs « individualistes » sont bonnes car elles servent mieux la prospérité et la liberté, sans prendre le soin de définir précisément ces termes. Ensuite, l’idée prévaut que l’Occident se serait développé par les valeurs « individualistes », la promotion de la « liberté », et la foi inébranlable en « la main invisible ». Ce qui expliquerait d’ailleurs son avance économique sur le « Reste » (un de ses concepts) et la célébration de Christophe Colomb comme ayant « rendu possible la diffusion de la liberté » (p.137). Ces vues de l’esprit reprises abondamment par Easterly sont caractéristiques de l’historiographie libérale. Comme l’a souligné Domenico Losurdo, « l’occultation du sort infligé aux peuples coloniaux traverse en profondeur le discours développé par le libéralisme. » (7)

Partant de là, il n’est nullement surprenant de voir Easterly accuser la communauté internationale de développement - la Banque Mondiale, la Fondation Bill Gates et autres - dans ses rapports avec les pays du Sud global, de ne jamais s’inspirer des valeurs « individualistes » qui ont fait le succès de l’Occident, et de faire plutôt l’apologie des valeurs « collectivistes ». La question qu’il aurait été intéressant de poser ici est de savoir pourquoi la communauté internationale et ses experts ont autant de pouvoir sur les économies du Sud global. Mais la nature de l’impérialisme contemporain est habilement éludée par notre auteur, qui traite les « experts » comme un bloc monolithique, alors que les experts des pays du Sud reprochent généralement à leurs gouvernements de privilégier le recours à des experts « étrangers » qui ont le double inconvénient de fournir des services coûteux et de ne pas toujours être imprégnés des réalités locales. Mieux, le fait est que les experts-tyrans qu’Easterly cloue au pilori, au moins durant ces trente cinq dernières années, ont rarement envisagé des politiques différentes des « solutions spontanées » via le marché, celles-là mêmes qui ont sa faveur.

Easterly a déployé d’énormes efforts en vue de botter en touche l’idée que l’ « autoritarisme » a eu un effet non-négligeable dans le développement économique de certains pays – la Corée du Sud, Taïwan, Hong Kong, Singapour et la Chine. Selon lui, il n’y a pas de bons ou de mauvais « dictateurs » lorsqu’il s’agit d’amorcer le développement économique. Un Mobutu ou un Lee Kuan Yew, ce serait donc du pareil au même car les faits montreraient que « les leaders importent très peu » (p.326) : les variations de la croissance économique résultent plus souvent de variables exogènes hors de portée des décideurs nationaux. Une autre raison pour laquelle il est difficile d’imputer des effets propres aux « dictateurs » est que le développement économique a souvent une dimension régionale. Conclusion : ceux qui pensent que les « autocrates bienfaisants » peuvent créer le développement ont été manipulés ou sont victimes d’illusions.

Qu’est-ce qui explique donc que certains pays se développent alors que d’autres « traînent » encore ? Le « changement dans la liberté » répond Easterly. Mais de quelle « liberté » s’agit-il ? Ou de la « liberté » de qui plus précisément ? Comment la mesure-t-on ? Prenant le cas de la Chine, il attribue son « miracle économique » à l’accroissement des « libertés » à partir de 1978, avec le changement de cap initié par Den Xiaoping. Cette explication est cependant ad hoc si l’on part de son constat que les politiques économiques (et les leaders) n’ont pas d’impact sur la croissance à long terme. En poursuivant sa logique, la Chine aurait dû obtenir des taux de croissance supérieurs à ceux qu’elle a enregistrés depuis quatre décennies si elle était devenue une « démocratie libérale » beaucoup plus tôt. Ce qui paraît douteux au vu du fait que beaucoup de régimes politiques plus « libres » que la Chine au sein du Sud global ont fait moins bien durant ces cinquante dernières années.

On peut regretter qu’Easterly n’ait pas discuté la foisonnante littérature qui existe sur la relation entre démocratie et développement. La prise en compte de cette littérature, malgré les limites évidentes associées à son nationalisme méthodologique, l’aurait incité à plus de prudence et de subtilité dans ses raisonnements. Milton Friedman, un auteur dont il devrait se sentir proche, avait un point de vue plus nuancé sur la question. Il écrivait dans Capitalisme et Liberté que « la relation entre liberté économique et liberté politique est donc complexe et nullement unilatérale » (8).

Enfin, en ce qui concerne les alternatives à la « tyrannie des experts », Easterly n’offre pas grand-chose. D’ailleurs il ne nous dit pas en quoi consistent les « solutions spontanées » alternatives dont il se fait l’avocat. Alors que l’on aurait pu s’attendre à des propositions concernant la réforme de la « gouvernance », dans un sens plus démocratique, d’institutions comme le Fmi, l’Organisation mondiale du commerce et la Banque mondiale, il se contente simplement de recommander aux citoyens des pays riches de protester contre l’empiètement des droits des pauvres des pays du Tiers Monde.

De la part d’un ami déclaré des droits des pauvres et d’un croyant en la « main invisible », on peut également être surpris par l’absence de réflexion critique sur les monopoles et les oligopoles. Notre auteur, dont la posture intellectuelle n’est pas sans rappeler le libéralisme bizarre d’Herbert Spencer, dit qu’à long terme les « monopoles se corrigent généralement d’eux-mêmes » (pp.249 et 264).

Alors que nous avons besoin plus que jamais de mettre la communauté du développement international sur de bons rails, après des décennies d’errements, il est dommage qu’un sujet aussi important ait pu être tant maltraité par un auteur à l’expertise avérée.

Dakar le 29 janvier 2015

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** Ndongo Samba Sylla est économiste à la Fondation Rosa Luxemburg

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NOTES
1) White man’s burden. Why the west efforts to aid the Rest have done so much ill and so little good, Penguin Books, 2006 ; The elusive quest for growth. Economists’ adventures and misadventures in the tropics, The MIT Press, 2001.

2) The Tyranny of Experts. Economists, dictators and the forgotten rights of the poor, New York, Basic Books, 2014.

3) Timothy Mitchell, Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l’ère du pétrole, traduit de l’anglais, Paris, La Découverte, 2013 (publié en 2011 par Verso), p.103.

4) Timothy Mitchell, Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l’ère du pétrole, traduit de l’anglais, Paris, La Découverte, 2013 (publié en 2011 par Verso), p.103.

5) Christian Delacampagne, Le Philosophe et le Tyran, Librairie Générale Française, 2012.

6) Charles Austin Beard (1944), The Republic: conversations on fundamentals, Transaction Publishers, New Brunswick, New Jersey, 2008, p.32.

7) Domenico Losurdo, Contre-histoire du libéralisme, traduit de l’italien, La Découverte, 2013, p.193.

8) Milton Friedman (1962) Capitalisme et Liberté, LEDUC.S Editions, traduit de l’anglais, 2010.