L’Etat tchadien a des raisons d’accuser Hissène Habré de l’avoir dépouillé en volant le trésor national lors de sa fuite. Mais il est évident qu’une personne morale, comme une entreprise ou un Etat, ne peut être victime de la plupart de ces violations graves du droit international, comme les crimes de génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et torture.
La République du Tchad a annoncé, le 25 février dernier, avoir déposé une plainte contre Hissène Habré et s’être constituée partie civile auprès des Chambres africaines extraordinaires. Cette initiative n’a pas de base juridique.
Les Chambres ont été créée pour poursuivre et juger les principaux responsables des crimes internationaux commis sur le territoire tchadien pendant le régime de Hissène Habré, en particulier des crimes contre l’humanité, crimes de guerre et torture.
Selon le Statut des Chambres africaines extraordinaires, la constitution de partie civile est réservée aux « victimes » de ces crimes. Il est évident qu’une personne morale, comme une entreprise ou un Etat, ne peut être victime de la plupart de ces violations graves du droit international. Comment les agents de la police politique de Hissène Habré auraient-ils pu infliger à l’Etat l’« arbatachar », ce supplice sinistrement célèbre au Tchad, consistant à attacher les deux bras aux chevilles derrière le dos de manière à faire bomber la poitrine ?
Ainsi, comme le prévoit le Statut, la torture est « intentionnellement infligée à une personne », le génocide est un acte commis dans « l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux » et le crime contre l’humanité est « une attaque généralisée lancée contre toute population civile ». Pas de doute : les Chambres ont compétence pour des crimes commis contre des personnes.
De même, les crimes de guerre tels que l’homicide volontaire, la torture, la déportation, les violations des droits des prisonniers, etc., ne peuvent en aucun cas faire d’un Etat une « victime ». Pourtant, d’après son avocat, l’Etat tchadien « a décidé de venir en renfort aux autres parties civiles mais uniquement sur le volet économique parce que le préjudice financier est énorme ». Le ministre tchadien de la Justice a ajouté : « Dans crime de guerre, il faut aussi dire qu’il y a la notion de pillage. Dans sa fuite, Habré n’a pas oublié de vider les caisses de l’Etat ».
L’Etat tchadien a des raisons d’accuser Hissène Habré de l’avoir dépouillé en volant le trésor national lors de sa fuite. La Commission nationale d’enquête sur les crimes et détournements de Hissène Habré, affirme, chèques à l’appui, que le jour de sa fuite de N’Djaména, Hissène Habré a détourné trois milliards et demi de francs CFA. Le distingué juriste Mahamat Hassan Abakar, président de ladite Ccommission a même déclaré que «le Le montant du Trésor public emporté par l’ancien président à ce moment précis [lors de sa fuite] ne représente qu’une partie de l’argent détourné. »
Ces détournements pourraient constituer de graves crimes économiques, mais ceux-ci ne relèvent pas des Chambres africaines extraordinaires. Le « pillage » peut certes constituer un crime de guerre et un Etat peut en être la victime, mais seulement si l’auteur des faits appartient à « l’ennemi » dans le contexte d’un conflit armé. Hissène Habré ne pouvait pas être l’ennemi armé de son propre pays : il était le chef de l’Etat. C’est la raison pour laquelle il n’y a jamais eu, dans une juridiction internationale ou mixte, un Etat admis comme partie civile ou comme victime.
Il est légitime que le gouvernement tchadien cherche à récupérer les biens détournés. Hissène Habré a laissé le pays exsangue et meurtri. Mais l’Etat tchadien a eu pendant 23 ans – et a encore - la possibilité de déposer plainte avec constitution de partie civile devant les juridictions sénégalaises de droit commun pour détournements de fonds publics ou corruption. Peu après la chute de Habré, le Tchad était parvenu à récupérer l’avion avec lequel Habré avait fui. Alors pourquoi n’a-t-il donc pas cherché auparavant à récupérer ces fonds détournés ?
Le Tchad ne doit pas devenir partie au procès. Si ce pays veut continuer à coopérer avec la justice africaine, il doit, entre autres, remettre à la juridiction spéciale les trois personnes recherchées vivant encore au Tchad : Mahamat Djibrine « El Djonto », Saleh Younouss et Zakaria Berdei.
Tout indique que les Chambres africaines extraordinaires accomplissent depuis plus d’un an un travail formidable. Grâce à elles, le Sénégal est devenu l’épicentre de la justice internationale en Afrique. La constitution du Tchad comme partie devant les Chambres – une première dans l’histoire du droit pénal international - risquerait d’écorner l’image positive dont bénéficient les Chambres au niveau international et dans l’évolution du droit pénal international. Le juge Cançado Trindade de la Cour internationale de Justice avait ainsi écrit dans l’arrêt Belgique c. Sénégal du 20 juillet 2012 : « L’émancipation de l’individu par rapport à son Etat constitue […] l’héritage essentiel de la consolidation du droit international des droits de l’homme […]. Le droit pénal international contemporain, en faisant porter son attention sur les individus (les tortionnaires et leurs victimes), tient compte de cette émancipation ».
Les Chambres africaines extraordinaires ont été créées pour apporter la justice aux victimes et favoriser la réconciliation au Tchad. Là est la mission des Chambres : poursuivre des humains pour des actes commis sur d’autres humains. Une affaire d’individus donc, pas une affaire d’Etat.
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** Reed Brody est conseiller juridique et porte-parole de Human Rights Watch
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