Le coup de force militaire en Égypte est une répétition des nombreux coups de force réalisés en Turquie dans les années 1960 à 1980 contre des islamistes élus de façon démocratique. De façon encore plus honteuse, il rappelle le putsch en Algérie en 1991, qui mit fin aux uniques élections démocratiques de son histoire et se termina en terrible guerre civile, laissant le pays dévasté et les Algériens toujours sous le choc vingt ans après.??
Durant ces derniers mois, des dizaines de membres de la confrérie des Frères musulmans en Égypte ont été assassinés, leurs bureaux ont été saccagés et incendiés. La police refusait ouvertement de les protéger. Plutôt que d’imposer à l’opposition de retirer son exigence d’une démission de Mohammed Morsi – le premier Président à être démocratiquement élu en Égypte – et de négocier de façon raisonnable avec le gouvernement, l’armée a adressé au président un choix qui n’en était pas un : démissionner ou être démis de ses fonctions par la force. Au moment où le général Abdelfattah el-Sissi annonçait le putsch militaire mercredi, le Président Mohammed Morsi diffusait une vidéo sur le site internet de la Présidence, dénonçant le coup de force. « Je suis le Président élu de l’Égypte. La révolution nous est volée. »
Quelques minutes plus tard, le site internet était devenu inaccessible, l’enregistrement vidéo avait disparu, et le Président et 300 responsables et cadres de la Confrérie étaient mis en état d’arrestation, avec parmi eux leur Guide suprême Mohammed Badie, un pas que Moubarak n’avait jamais lui-même osé franchir.
La répression bat maintenant son plein. La chaîne satellitaire de la confrérie a cessé de diffuser en même temps que deux autres chaînes islamistes de télévision à grande diffusion. Leurs propriétaires et de nombreux employés et collaborateurs – comme pour la chaîne al-Jazeera – considérés comme trop « pro-Morsi » ont été emprisonnés. La télévision d’Etat s’est remise à dénoncer à tout va la confrérie, comme elle l’avait toujours fait sous l’ère Moubarak. Mohamad Elmasry, de l’Université américaine du Caire, écrit : « Les propriétaires des médias à l’époque Moubarak et les personnages-clé de l’opposition égyptienne libérale et laïque, ont réussi à monter, sans contestation possible, la plus efficace des campagnes de propagande de l’histoire récente en diabolisant Morsi et les Frères musulmans. »
Le nouveau « président » Adly Mansour, déjà à la tête de la Cour suprême et installé à présent par les militaires, a loué les manifestations comme étant « une expression de la conscience de la nation et la représentation de ses espoirs et ses ambitions ». Mansour a promis de protéger la République et la Constitution, mais on ne sait pas très bien de quelle République et de quelle Constitution il est question. Le bien connu Abdel-Meguid Mahmoud, juge suprême sous l’ancien régime - qui a présidé de honteux procès dans des cas avérés de corruption d’officiels sous l’ère Moubarak et que Morsi avait limogé - a repris du service et a immédiatement annoncé des enquêtes contre des responsables de la Confrérie. La révolution est morte. Vive la révolution.
LE REVEIL ISLAMIQUE
L’euphorie contre-révolutionnaire surnage sur des courants profonds qu’il est cependant impossible de réfréner ou de stopper. Même des analystes occidentaux comme Geneviève Abdo admettent que sous la dictature de Moubarak « les conditions historiques, sociales et économiques ont créé les conditions d’un retour de la société vers la religion ». Ce phénomène a culminé dans les soulèvements de 2011, lesquels sont présentés de façon édulcorée dans les médias occidentaux sous l’expression de « Printemps arabe », alors qu’ils sont avant tout inspirés par l’Islam et constituent un héritage direct de la révolution iranienne de 1979, de la révolution algérienne de 1990 et des Intifadas palestiniennes de 1987 et 2000 au cours desquelles les libéraux et laïques ne jouèrent aucun rôle.
En 1979, au plus fort de la révolution iranienne, un jeune Égyptien du nom d’Essam el-Erian (aujourd’hui vice-président du Parti de la liberté et de la justice et député) déclara : « Les jeunes pensent que l’Islam est la solution aux maux de la société, après les échecs de la démocratie occidentale, du socialisme et du communisme face aux difficultés politiques et socio-économiques. » Trente ans plus tard, les Frères musulmans prennent la tête d’une vague de jeunes idéalistes et investissent leurs 84 années d’expérience dans son organisation, en assumant le rôle des persécutés dans la marche égyptienne vers la modernité. Cependant, comme le putsch l’a confirmé, la confrérie faisait face à de puissants ennemis qui rejetaient le nouveau « projet de société ».
Les espoirs que l’Égypte parvienne à consolider une nouvelle forme de démocratie islamiste ont pour l’instant été brisés. Aujourd’hui, la seule révolution islamique qui ait survécu est la révolution iranienne, qui poursuit son chemin malgré les souffrances et les intrigues infligées par l’Occident, dont la guerre avec l’Irak, les crises économiques, les manœuvres subversives et les sanctions. D’autres révolutions islamiques – en Algérie et en Afghanistan – ont avorté sous les pressions occidentales. Des transformations furent engagées en Turquie en 2001 suite à la marée islamiste aux élections, mais comme en Égypte, le succès islamiste a été durement compromis par l’armée laïque et la forte intégration avec l’empire US.
Le renversement des pouvoirs de Ben Ali en Tunisie et de Moubarak en Egypte en 2011, s’apparente à la fois à l’histoire de la Turquie et à celle de l’Iran avec le passage d’une dictature pro-occidentale et laïque à une démocratie indépendante et inspirée par l’Islam. Mais l’Égypte prenait aussi un nouveau cours – du moins, jusqu’au putsch militaire de juillet 2013 – de re-islamisation de la société depuis le haut. Lancé par une jeunesse urbaine et occidentalisée, le soulèvement de 2011 contre l’oppressante dictature mobilisa rapidement la majorité écrasante des Égyptiens. Mais dès qu’il devint clair que le gouvernement post-révolutionnaire serait islamique, l’opposition laïque et les partisans de Moubarak s’unirent contre le gouvernement et sollicitèrent l’appui de l’armée. Ils ne furent pas déçus.
REJOUER L’ALGERIE
Le coup de force militaire en Égypte est une répétition des nombreux coups de force réalisés en Turquie dans les années 1960 à 1980 contre des islamistes élus de façon démocratique. De façon encore plus honteuse, il rappelle le putsch en Algérie en 1991, qui mit fin aux uniques élections démocratiques de son histoire et se termina en terrible guerre civile, laissant le pays dévasté et les Algériens toujours sous le choc vingt ans après. Un million d’Algériens sont morts dans la guerre nationale de libération contre l’occupation française après la seconde guerre mondiale, après que l’opposition nationaliste laïque et socialiste se fut imposée dans ce qui a été la première guerre civile en Algérie. Pour empêcher alors une révolution islamiste, les autorités françaises avaient interdit toutes les organisations réformistes et religieuses, préparant ainsi le terrain à la prise du pouvoir par le mouvement indépendantiste laïque (d’éducation française).
Après la révolution, « l’Etat algérien est apparu étonnamment similaire à l’Etat Pahlavi, fortement laïc... omniprésent dans les sphères sociales, culturelles et économiques, menant une réforme agraire à laquelle les groupes islamiques s’opposaient », selon M Moaddel. Tout comme le shah d’Iran a essayé de tracer une voie capitaliste laïque dans les années 1960, Nasser tenta, en Égypte, de tracer une voie socialiste laïque, imité par Ben Bella en Algérie, même si les résultats étaient dans les trois cas décevants et impliquait la mise au pas de l’opposition islamiste.
Dans le même temps, les islamistes ont été manipulés par les stratèges occidentaux pour maintenir ces gouvernements néocoloniaux en place, une stratégie qui passait à la vitesse supérieure avec le « jihad » contre l’Union soviétique en 1979 en Afghanistan, où les Algériens, les Égyptiens et des islamistes du monde entier se sont retrouvés sous l’organisation et le financement des USA, déclenchant une nouvelle dynamique terroriste soutenue par les USA et l’Arabie saoudite avec Al-Qaïda à la barre.
Après les émeutes de 1988 en Algérie, et avec une nouvelle constitution autorisant les partis politiques autres que le FLN au pouvoir, le Front islamique du salut (FIS) hâtivement formé gagna plus de 50 % des voix aux élections municipales en juin 1990 et se retrouva prêt à prendre le pouvoir. Les élections au niveau national ont alors été annulées et la deuxième guerre civile en Algérie a commencé.
L’armée s’activa et entama une campagne de terreur, assassinant les islamistes, provoquant des représailles, et allant même jusqu’à organiser de faux escadrons de la mort islamistes. Certains des groupes armés islamiques les plus notoires (comme le GIA) étaient en fait des créations des services secrets algériens - comme les soutiens français de l’armée algérienne ont été forcés de l’admettre. « Sur le plan intérieur, leur but était de commettre des atrocités au nom de l’islam, afin de discréditer le FIS. Sur le plan international, l’objectif était de convaincre l’Occident que l’islamisme devait être "éradiqué" », selon Fouzi Slisli. Entre 1992-2002, on estime que 200 000 Algériens ont été tués. Les Égyptiens laïcs d’aujourd’hui qui soutiennent le renversement des élections légitimes - pour lesquelles ils s’étaient tant battus - devraient se souvenir de l’Algérie et trembler d’appréhension.
Rejouer les horreurs de la guerre civile algérienne ?
Les islamistes algériens sont encore aujourd’hui tenus en échec, mais le traumatisme de l’Algérie est loin d’être terminé. Al-Qaïda au Maghreb poursuit ses enlèvements et ses attentats à la bombe. Avec la mort imminente du Président Abdelaziz Bouteflika, la pression montera, comme en Égypte aujourd’hui, pour organiser des élections libres où, dans les deux cas, les islamistes seront à nouveau les gagnants.
Mais il ne sera pas si facile de répéter les horreurs de la guerre civile algérienne, que ce soit en Algérie ou en Égypte. Dans tous les cas, il ne faut pas prédire une disparition des Frères musulmans en Égypte, où il est peu probable que se produise un retour en arrière avec un accommodement avec l’Empire américain, dans le style de Moubarak. S’il peut servir à quelque chose, le putsch aura fait comprendre aux islamistes l’inutilité de vouloir trouver des arrangements avec l’Empire. Le seul chemin qui se présente à l’Égypte aujourd’hui, c’est de trancher la tête de la Gorgone, comme l’Iran l’avait fait lors du réveil islamiste il y a plus de 30 ans.
Les menaces terroristes subsistent en Égypte et vont sans aucun doute se renforcer à la suite du coup d’État. Le successeur de Ben Laden à la tête d’Al-Qaïda, Ayman Zawahiri (qui est Egyptien), a toujours mis l’accent sur la lutte contre les régimes et les dirigeants arabes locaux, le président Assad en Syrie étant la priorité du moment. Les djihadistes européens viennent au Caire pour étudier l’islam ou l’arabe à Nasr City, mais ils partent ensuite pour les camps d’entraînement d’Al-Qaïda en Égypte, au Sinaï ou en Libye. Si la Confrérie se retrouve forcée de retourner à la clandestinité, il est inévitable que le terrorisme va augmenter, les islamistes frustrés étant alors dans l’obligation de se défendre et de résister à la réimposition du modèle occidental, avec al-Qaïda ou ses imitateurs en arrière-plan.
Étant donné le sabotage des laïcs et des moubarakistes, les Frères musulmans n’ont pas réussi à remettre sur pied une économie de modèle néolibéral proche de l’effondrement. Durant la courte et chaotique année qui a pris fin avec le coup d’État, la confrérie a tout tenté. Elle a utilisé son propre réseau populaire pour mobiliser des dizaines de milliers de personnes afin d’aider aux distributions d’aliments subventionnés destinés aux très pauvres, et de résoudre les problèmes les plus pressants pour la majorité des Égyptiens. Les Frères musulmans ont mobilisé des brigades pour nettoyer des montagnes d’ordures. Leurs tentatives ont été ridiculisées, leurs bureaux saccagés et incendiés, et leurs militants assassinés.
Savoir valoriser l’héritage spirituel de l’Égypte et son énergie exige le désengagement de l’ordre mondial dominé par les Etats Unis, et la transformation de l’Égypte en une société aux objectifs plus modestes, mais aussi moins occidentale. Peut-être que cela ne pourra se faire dans le court terme, face aux déchets à la fois matériels et spirituels laissés par l’empire. Cet échec fait certainement partie des plans des impérialistes et de leurs acolytes en Égypte et dans le monde arabe.
C’est une honte - non, plutôt un crime - lorsque des anti-impérialistes du genre « présentables » comme le nassérien Hamdin Sabahi ou Mohamed ElBaradei rejettent les votes du peuple en prétendant que celui-ci est mal informé, appellent à un coup d’État et dénigrent la seule véritable opposition anti-impérialiste. Leur islamophobie est viscérale. Ils attendent maintenant avec impatience leurs nominations dans le gouvernement de la junte (comme si la junte allait fermer les yeux sur tout ce qui sème les idées du socialisme ou de l’anti-impérialisme), et les islamistes seront de retour dans les prisons. La situation est maintenant pire que sous Moubarak, et elle promet de devenir encore plus sombre.
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** Eric Walberg est un journaliste canadien vivant au Caire qui écrit pour l'hebdomadaire égyptien Al-Ahram Weekly – Source : www.tlaxcala-int.org
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