Les bénéficiaires majeurs du système dit commerce équitable ne sont pas les paysans concernés. Les bénéficiaires réels appartiennent à deux catégories d’agents d’intervention économique. D’abord les traders et les chaines de distribution, ensuite la nébuleuse des « ONG » – des agents qui promeuvent ce commerce. Parmi eux les individus qui, en toute bonne conscience, sont parfaitement honnêtes se comptent certainement en grand nombre.
Je ne saurais que fortement recommander la lecture de ce livre, Le scandale du commerce équitable, (1) à tous ceux qui ne savent pas trop si les initiatives prises au cours des dernières années en faveur de ce « commerce équitable » méritent d’être soutenues ou pas.
Ndongo Samba Sylla a donné la réponse à cette question par la conduite d’un travail de recherche absolument sérieux, une enquête très approfondie et la lecture critique d’une documentation sur le sujet qui paraît exhaustive. Ce qui en est résulté constitue le meilleur ouvrage dans ce domaine, à ma connaissance. Ce sont donc les conclusions de cette recherche convaincante que je reprends dans ce qui suit.
1. Les initiatives en faveur de la promotion de formes de commerce dit équitable s’inscrivent parfaitement dans la logique de déploiement du « néo-libéralisme », dominante depuis trois décennies.
Cette logique est définie par l’adoption du principe de « retrait de l’Etat » de toute intervention active dans la gestion de la vie économique des nations en faveur d’une liberté sans restriction donnée aux « marchés ». Et, lorsque la liberté des marchés – dont le principe général n’est pas remis en question – vient à produire des effets sociaux déplorables (mais toujours considérés comme « transitoires », la liberté des marchés étant supposée devoir produire nécessairement à plus long terme la meilleure solution aux questions sociales), alors il appartiendrait à la « société civile », et non à l’Etat, de corriger ces effets. Telle est la logique de principe des politiques dites de « réduction de la pauvreté » entreprises dans un cadre général qui ne remet pas en question les principes fondamentaux du néo-libéralisme, mais au contraire, souhaite leur donner leur pleine vigueur censée être « favorable » à la solution correcte des problèmes sociaux.
Ndongo Samba Sylla apporte la preuve que le libéralisme constitue bien le cadre de référence des acteurs du commerce équitable et il le fait par son analyse précise et scrupuleuse des méthodes mises en œuvre pour le calcul du « prix équitable d’une production durable» (pages 124 et suivantes). J’y renvoie tout simplement le lecteur de cette note brève.
2. Dans ces conditions on ne peut que poser la question qui en découle : qui sont les bénéficiaires de l’expansion du commerce dit équitable ? Les producteurs, les consommateurs, les agents qui délivrent les labels de qualité, les intermédiaires commerciaux ?
Ici encore Ndongo Samba Sylla procède à une analyse fine de la répartition de la valeur des produits en question entre les partenaires énumérés. Il accompagne ce travail de recherche empirique par un retour sur l’histoire de l’émergence et de la constitution du réseau des organisations qui certifient les produits du commerce équitable en question et délivrent les autorisations aux producteurs concernés de faire usage de leurs labels. Ces organisations ont été mises en place dans les pays du Nord au cours des dernières décennies. Elles constituent ensemble, aujourd’hui, un « lobby » important qui, de surcroît, bénéficie d’une résonance médiatique sonore.
Pour réussir dans leur entreprise, ces « producteurs de labels » ont été amenés d’une part à identifier dans les régions productrices des candidats possibles, capables de se conformer aux prescriptions labellisées et auxquels des prix garantis préférentiels sont offerts en contrepartie ; et d’autre part à négocier avec les intermédiaires qui opèrent dans le commerce mondialisé des produits en question (les « traders » qui achètent en masse le café, les bananes etc.) et avec les grandes chaines de distribution (les supermarchés).
Concernant ces derniers – les traders et les chaines de distribution – il va de soi que les raisons qui les motivent pour entrer dans le jeu sont celles d’opérateurs ordinaires sur les marchés. Ils n’entrent donc dans le jeu que si celui-ci est rentable, c'est-à-dire leur procure des profits analogues à ceux qu’ils tirent du commerce des produits ordinaires, non labellisés « équitable ». Ndongo Samba Sylla constate – études empiriques précises à l’appui – qu’il en est bien ainsi et que les marges que s’octroient ces intermédiaires absorbent une proportion majeure des valeurs ajoutées produites au cours du cycle entier qui va du producteur au consommateur final.
Concernant les premiers – les agriculteurs recrutés pour fournir les produits labellisés objets du commerce équitable -, Ndongo Samba Sylla constate leur concentration sur quelques produits (en particulier le café et la banane) et quelques pays, situés principalement en Amérique latine (Mexique par exemple) et beaucoup plus rarement en Afrique et en Asie.
Ce choix de facto est-il le produit des hasards de l’histoire de l’intervention des personnes et des organisations qui ont initié le mouvement ? On pourrait le penser quand on sait qu’il s’agissait souvent d’hommes de religion – en particulier associés au courant que la théologie de la libération anime – plus présents en Amérique latine qu’ailleurs. Mais il ne s’agit là que d’un trompe l’œil. Car ce choix révèle en définitive ce que sont les conditions véritables qui permettent à certains producteurs d’entrer dans les circuits du commerce équitable, tandis que d’autres sont éliminés.
Deux caractères majeurs favorisent une région productive plutôt qu’une autre que Ndongo Samba Sylla met en relief avec des arguments convaincants.
On trouve en effet dans certaines régions de l’Amérique latine des agriculteurs qui sont déjà accoutumés à s’organiser en coopératives ou en groupements de producteurs. Ceux-ci ne sont pas les plus pauvres parmi les pauvres mais se situent plutôt dans la frange des relativement mieux lotis.
On constate également que les produits labellisés proviennent principalement de pays du Sud qui ne sont pas, à titre principal, des exportateurs de ce type de produits agricoles tropicaux mais sont des exportations d’une gamme de productions diversifiées, en particulier de produits manufacturés. Le Mexique, l’un des champions du commerce équitable, en constitue le plus bel exemple. Par contre les Pma (ceux que l’Onu qualifie de « moins avancés »), qui pour beaucoup d’entre eux dépendent exclusivement ou principalement des exportations de ces produits agricoles tropicaux, sont à la traine et occupent dans le volume global du commerce équitable des positions mineures. Or c’est ici que se retrouvent les paysans les plus pauvres de la planète, dans les plus pauvres des pays du monde.
Pour ces pays, l’intervention des organisations qui promeuvent le commerce équitable s’inscrit donc dans une logique qui ne se propose pas de faire sortir les pays et les paysanneries concernés de leur spécialisation internationale dans ces productions. Au contraire cette intervention contribue à les enfermer davantage dans cette condition. Or, en sortir constitue le préalable incontournable à toute amorce d’un développement quelconque. De cette manière encore on voit que le commerce équitable s’inscrit parfaitement dans la stratégie globale de déploiement de la mondialisation libérale.
Les consommateurs finaux des pays relativement opulents font-ils réellement le choix d’un sacrifice (en termes de prix payés) motivé par les raisons éthiques que les médias invoquent pour les convaincre ? Certainement, en toute bonne conscience, ces consommateurs sont motivés dans leurs choix par d’honorables considérations éthiques et par leur souci de contribuer à la sauvegarde de ce qu’ils pensent garantir une reproduction écologique saine des terroirs concernés. Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions. Car les bénéficiaires réels du système sont les traders et les chaines de distribution qui savent qu’il existe une tranche de consommateurs qui donneront leur préférence à des produits labellisés et qui tirent des profits additionnels de l’expansion du marché de ces produits, même si le commerce équitable ne constitue qu’une fraction négligeable du commerce mondial des produits de l’agriculture tropicale d’exportation.
Finalement donc les bénéficiaires majeurs du système ne sont pas les paysans concernés. Comme on le verra, un autre système de commercialisation de leurs productions, qui a existé dans le passé avant d’être abrogé par le triomphe du libéralisme et qui pourrait être reconstitué à l’avenir – en meilleur –, a pu être – et pourrait être – bien plus avantageux pour les paysans du Sud, toujours victimes, y compris du « commerce équitable ».
Les bénéficiaires réels appartiennent à deux catégories d’agents d’intervention économique. D’abord les traders et les chaines de distribution, c'est-à-dire des groupes oligolistiques qui sont à l’origine du néo-libéralisme imposé contre le développement. Ensuite la nébuleuse des « ONG » – des agents qui promeuvent ce commerce. Ici encore, au sein de cette nébuleuse, les individus qui en toute bonne conscience sont parfaitement honnêtes se comptent certainement en grand nombre. Cela n’exclut pas que ces ONG « vivent » de cette activité, devenue professionnelle.
Ndongo Samba Sylla est parvenu à ces conclusions que traduit le sous titre de son ouvrage – « le marketing de la pauvreté au service des riches » – et parle donc du « scandale du commerce équitable ». Je n’hésiterai pas, pour ma part à qualifier ces pratiques de véritables escroquerie politique.
3. Quelle est donc l’alternative d’une politique d’intervention qui pourrait être mise au service à la fois de la réduction de la misère des producteurs paysans, du respect de la reproduction écologique et de l’amorce d’un développement digne de ce nom pour les paysanneries ?
On doit ici commencer par relire l’histoire du passé antérieur au triomphe néolibéral. Il y a eu dans ce passé, qu’on veut faire oublier, ici des Centrales d’achat ou des Caisses de compensation (publiques) garantissant des prix réels de facto meilleurs que les prix payés aujourd’hui à ces mêmes producteurs, y compris aux moins mal placés d’entre eux, bénéficiaires du commerce équitable. Il y a eu des amorces de constitution de groupements internationaux de pays producteurs, toujours combattus par les forces du capitalisme dominant, dont les échecs ne peuvent être attribués exclusivement à la « bureaucratisation irrationnelle » de leur gestion comme le discours libéral veut le faire croire. Ces modes d’intervention dans le commerce international étaient parfois parvenus à atténuer la volatilité des prix et à réduire les effets destructeurs de la spéculation. Ici encore le discours néolibéral, qui prétend que le « marché libre » atténue l’ampleur des fluctuations, s’inscrit contre toutes les constations de faits. Comme d’habitude ce discours idéologique dogmatique ne mérite en rien d’être qualifié de réaliste.
Je ne suggère pas de « retourner au passé ». Avec plus d’ambition je propose de faire mieux. On le peut si on part de la nécessité incontournable de concevoir dans les pays concernés la mise en route d’un projet souverain, qui s’inscrit contre le libéralisme et contraint ses défenseurs au repli, ou tout au moins à la négociation. Dans cette perspective on pourrait penser des politiques de développement agricole et rural radicales, fondées sur l’objectif d’amélioration continue de la productivité du travail social associé à une amélioration parallèle et continue du revenu réel des paysans concernés. On pourrait – et devrait – articuler ces politiques sur des stratégies d’industrialisation et de sortie des spécialisations imposées par l’impérialisme contemporain. Et envoyer promener les illusions du « commerce équitable ».
Dans mon ouvrage L’implosion du capitalisme contemporain (Delga, 2012, page 123 et suivantes) je suggère des formules de négociations collectives entre les paysans (dont les productions seraient réorientées en priorité vers le vivrier pour assurer la souveraineté alimentaire du pays), les consommateurs urbains nationaux, les fournisseurs d’inputs et les chaines de distribution qui permettraient d’offrir des prix convenables socialement et favorables au développement. Dans la mesure où, dans cette reconstruction sociale certains inputs devraient être importés (du Nord ou du Sud émergent industrialisé) et dans la mesure où le pays concerné continue à être exportateur de produits agricoles spécifiques, la meilleure réponse au défi passe par la négociation internationale conduite par l’Etat reprenant ses droits souverains.
Les Etats exportateurs des produits agricoles spécifiques (café, thé, coton, bananes etc.) doivent imposer aux consommateurs étrangers des prix convenables. A ces consommateurs à se retourner à leur tour contre leur Etat pour lui imposer de réduire sa taxation lourde de ces consommations, contre ses traders et ses chaines de distribution pour leur imposer de réduire leurs marges. La mise en œuvre de l’internationalisme des travailleurs et des peuples passe par cette voie, pas par celle de la charité.
Bien entendu rien de cela n’est pensable si on ne se libère pas des dogmes libéraux qui exercent encore leurs ravages. Le thème de « l’Etat contre la nation », repris sans réfléchir par des segments importants des mouvements de protestations, produit de l’anarchisme de droite nord américain anti Etat, est ici au cœur de notre critique. La pratique réelle de la liberté émancipatrice associée à l’égalité et à la solidarité exige l’intervention d’un Etat fort (non au sens policier) engagé dans la démocratisation de la société, non sa dissolution au profit d’une prétendue « société civile » amorphe, incapable par elle-même de transformer les rapports sociaux d’exploitation et d’oppression.
NOTE
1) Le scandale du commerce équitable, Ndongo Samba Sylla - L’Harmattan-Sénégal 2012
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