L’affaire Hissène Habré et le Droit sénégalais

La presse sénégalaise vient d’annoncer que le procès contre Hissène Habré pourrait se tenir au mois de décembre 2012, avec des précisions qui semblent montrer que tous les obstacles juridiques ont été levés et que les conditions de la tenue de ce procès sont dorénavant réunies. Compte tenu de la longueur de cette affaire qui a démarré en 2000, des nombreuses péripéties et polémiques l’ayant entourée, il paraît opportun à ce stade d’examiner les questions juridiques qu’elle soulève, sinon dans leur totalité du moins dans leurs aspects les plus importants.

Courant janvier 2000, des ressortissants tchadiens ont déposé une plainte avec constitution de partie civile devant un juge d’Instruction du Tribunal Régional de Dakar contre X et Hissène Habré, ancien président de la République du Tchad, résidant à Dakar, pour notamment des actes de torture commis entre juin 1982 et décembre 1990. Suite à son inculpation le 3 février 2000, Habré a, le 18 février 2000, saisi la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Dakar afin d’obtenir l’annulation de la procédure pour, entre autres motifs, incompétence des juridictions sénégalaises.

La Chambre d’accusation a fait droit à sa requête sur la base de ce dernier motif dans les termes suivants : «Considérant que les juridictions sénégalaises ne peuvent connaître des faits de torture commis par un étranger en dehors du territoire sénégalais quelles que soient les nationalités des victimes, que le libellé de l’article 669 du Code de procédure pénale exclut cette compétence». Cet attendu qui, de manière totalement erronée, vise l’article 669 du Code de procédure pénale, a non seulement vicié la décision de la Chambre d’accusation mais également esquivé la véritable question juridique, influençant négativement toute la procédure ultérieure.

En effet, l’article 669 est ainsi rédigé : «Tout étranger qui, hors du territoire de la République, s’est rendu coupable, soit comme auteur, soit comme complice, d’un crime ou d’un délit attentatoire à la sûreté de l’Etat ou de contrefaçon du sceau de l’Etat, de monnaies nationales ayant cours, peut être poursuivi et jugé d’après les dispositions des lois sénégalaises ou applicables au Sénégal s’il est arrêté au Sénégal ou si le gouvernement obtient son extradition». Comme on le voit, cet article vise des infractions spécifiques dont la torture ne fait pas partie et en plus n’accorde aux éventuelles poursuites qu’un caractère facultatif ; ce qui est loin de la philosophie, des objectifs et de la lettre de la Convention contre la torture.

Le pourvoi en cassation formé par les parties civiles contre cette décision s’appuyait, en ce qui concernait la question de compétence, sur la violation de la loi par refus d’application de la Convention de New York contre la torture du 10 décembre 1984 dont le Sénégal est signataire et qui institue la compétence universelle pour la répression de l’infraction de torture. Pour rejeter le pourvoi, la chambre pénale de la Cour de cassation a, comme la Chambre d’accusation, relevé que le législateur sénégalais a certes adopté de nouvelles incriminations comme l’y invitait l’article 4 de la Convention contre la Torture. Que, par contre, les dispositions du Code de procédure pénale (article 669) n’ont pas été changées et continuent à subordonner la compétence en matière pénale à l’existence d’un élément de rattachement relatif à la nationalité du mis en cause et/ou au lieu de commission des infractions. Que faute d’un dispositif légal interne permettant la compétence universelle, la seule présence de Hissène Habré sur le sol sénégalais ne pouvait constituer un motif suffisant pour donner compétence aux juridictions sénégalaises.

Voici l’attendu central de cette décision : « Qu’aucun texte de procédure ne reconnaît une compétence universelle aux juridictions sénégalaises en vue de poursuivre et de juger, s’ils sont trouvés sur le territoire de la République, les présumés auteurs ou complices de faits qui entrent dans les prévisions de la loi du 28 août 1996 portant adaptation de la législation sénégalaise aux dispositions de l’article 4 de la Convention (contre la Torture) lorsque ces faits ont été commis hors du Sénégal par des étrangers ; que la présence au Sénégal d’Hissène Habré ne saurait à elle seule justifier les poursuites intentées contre lui ».

Le Sénégal ayant fait la déclaration de l’article 22 de la Convention contre la torture permettant à des particuliers sous juridiction sénégalaise de saisir le Comité contre la Torture après épuisement des voies de recours internes, les parties civiles ont porté l’affaire devant ledit Comité qui, le 17 mai 2006, a adopté la décision suivante : «Le Comité note en premier lieu que son examen au fond a été retardé par la volonté explicite des parties, en raison de la litispendance d’une procédure judiciaire initiée en Belgique et visant à obtenir l’extradition d’Hissène Habré».

« Le Comité constate également que, malgré sa note verbale du 24 novembre 2005 demandant à l’Etat partie (le Sénégal) de lui fournir une mise à jour de ses observations sur le fond avant le 31 janvier 2006, ce dernier n’a jamais fait suite à cette demande.

«Sur le fond, le Comité doit déterminer si l’Etat partie a violé les articles 5, paragraphe 2, et 7 de la Convention. Il constate, et ceci n’est pas contesté, qu’Hissène Habré se trouve sur le territoire de l’Etat partie depuis décembre 1990. En janvier 2000, les requérants ont déposé une plainte contre Hissène Habré auprès d’un juge d’instruction de Dakar, pour actes de torture».

Le 20 mars 2001, au terme d’une procédure judiciaire, la Cour de cassation du Sénégal a estimé «[q]u’aucun texte de procédure ne reconnaît une compétence universelle aux juridictions sénégalaises en vue de poursuivre et de juger, s’ils sont trouvés sur le territoire de la République, les présumés requérants ou complices de faits [de torture] […] lorsque ces faits ont été commis hors du Sénégal par des étrangers ; que la présence au Sénégal d’Hissène Habré ne saurait à elle seule justifier les poursuites intentées contre lui». Les juridictions de l’Etat partie ne se sont pas prononcées sur le bien fondé des allégations de torture invoquées par les requérants au sein de leur plainte.

«Le Comité constate également qu’en date du 25 novembre 2005, la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Dakar s’est déclarée incompétente pour statuer sur une demande d’extradition à l’encontre d’Hissène Habré émanant de la Belgique».

«Le Comité rappelle qu’en vertu de l’article 5, paragraphe 2, de la Convention, «tout Etat partie prend […] les mesures nécessaires pour établir sa compétence aux fins de connaître desdites infractions dans le cas où l’auteur présumé de celles-ci se trouve sur tout territoire sous sa juridiction et où ledit Etat ne l’extrade pas […]». Il note que l’Etat partie n’a pas contesté, dans ses observations sur le fond, qu’il n’avait pas adopté ces «mesures nécessaires» visées par l’article 5, paragraphe 2, de la Convention, et constate que la Cour de Cassation a considéré elle-même que ces mesures n’avaient pas été prises par l’Etat partie. De plus, il considère que le délai raisonnable dans lequel l’Etat partie aurait dû remplir cette obligation est largement dépassé.

«Le Comité considère par conséquent que l’Etat partie n’a pas rempli ses obligations en vertu de l’article 5, paragraphe 2, de la Convention».

«Le Comité rappelle qu’en vertu de l’article 7 de la Convention, «l’Etat partie sur le territoire sous la juridiction duquel l’auteur présumé d’une infraction visée à l’article 4 est découvert, s’il n’extrade pas ce dernier, soumet l’affaire, dans les cas visés à l’article 5, à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale». Il note à cet égard que l’obligation de poursuivre l’auteur présumé d’actes de torture ne dépend pas de l’existence préalable d’une demande d’extradition à son encontre.

Cette alternative qui est offerte à l’Etat partie en vertu de l’article 7 de la Convention n’existe que lorsqu’une telle demande d’extradition a effectivement été formulée et place dès lors l’Etat partie dans la position de choisir entre a) procéder à ladite extradition ou b) soumettre l’affaire à ses propres autorités judiciaires pour le commencement de l’action pénale, le but de la disposition étant d’éviter l’impunité pour tout acte de torture.

«Le Comité estime que l’Etat partie ne peut invoquer la complexité de sa procédure judiciaire ou d’autres raisons dérivées de son droit interne pour justifier le manque de respect à ses obligations en vertu de la Convention. Il considère que cette obligation de poursuivre Hissène Habré pour les faits allégués de torture existait à la charge de l’Etat partie, à moins de prouver qu’il ne disposait pas d’éléments suffisants permettant de poursuivre Hissène Habré, à tout le moins au moment de l’introduction de la plainte par les requérants en janvier 2000».

«Or, par sa décision du 20 mars 2001 non susceptible d’appel, la Cour de cassation a mis fin aux possibilités de poursuites à l’encontre d’Hissène Habré au Sénégal».

«Par conséquent et nonobstant le temps qui s’est écoulé depuis l’introduction de la communication, le Comité considère que l’Etat partie n’a pas rempli ses obligations en vertu de l’article 7 de la Convention.

«En outre, le Comité constate qu’à partir du 19 septembre 2005, l’Etat partie se trouvait dans une autre des situations prévues par ledit article 7 puisqu’une demande formelle d’extradition avait alors été formulée par la Belgique. L’Etat partie avait à ce moment l’alternative de procéder à cette extradition s’il décidait de ne pas soumettre l’affaire à ses propres autorités judiciaires pour l’exercice de poursuites pénales à l’encontre d’Hissène Habré».

« Le Comité considère qu’en refusant de faire suite à cette demande d’extradition, l’Etat partie a une nouvelle fois manqué à ses obligations en vertu de l’article 7 de la Convention.

« Le Comité contre la torture, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention, conclut que l’Etat partie a violé les articles 5, paragraphe2, et 7 de la Convention.

« Conformément à l’article 5, paragraphe 2, de la Convention, l’Etat partie est tenu d’adopter les mesures nécessaires, y compris législatives, pour établir sa compétence relativement aux actes dont il est question dans la présente communication. L’Etat partie est en outre tenu, conformément à l’article 7 de la Convention, de soumettre la présente affaire à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale ou, à défaut, dans la mesure où il existe une demande d’extradition émanant de la Belgique, de faire droit à cette demande ou, le cas échéant, à toute demande d’extradition émanant d’un autre Etat en conformité avec les dispositions de la Convention. Cette décision n’affecte en aucun cas la possibilité pour les requérants d’obtenir une compensation devant les organes internes de l’Etat partie en raison de l’absence de mise en oeuvre de ses obligations conformément à la Convention.

«Etant donné qu’en faisant la déclaration prévue à l’article 22 de la Convention, l’Etat partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y a eu ou non violation de la Convention, le Comité souhaite recevoir de l’Etat partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses recommandations».

Parallèlement à la procédure suivie devant le Comité contre la torture, une procédure pénale était enclenchée devant la justice belge par des victimes présumées des actes de Monsieur Habré ayant la nationalité belge. Et à l’issue d’une instruction ayant conduit le juge belge en charge du dossier à se transporter au Tchad, mandat d’arrêt international était lancé contre Monsieur Habré le 19 septembre 2005, en même temps qu’une demande d’extradition était adressée au Sénégal.

A l’issue de la procédure adéquate précédée notamment de l’arrestation provisoire de M. Habré le 15 novembre 2005, la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Dakar rejetait la demande d’extradition; ce qui a pour conséquence que le gouvernement ne pourrait procéder à l’extradition ; et M. Habré recouvrait la liberté.

Le président de la République du Sénégal décidait, quant à lui, de «transférer» le problème à l’Union africaine dont le sommet des chefs d’Etats tenu à Khartoum (Soudan) en janvier 2006, s’étant saisi de la question, prenait la décision suivante :

La Conférence
1. prend note des informations fournies par le président Abdoulaye Wade du Sénégal et le président Olusegun Obasanjo, président sortant de l’Union africaine, relatives au procès d’Hissène Habré et réitère son engagement à lutter contre l’impunité, conformément aux dispositions pertinentes de l’Acte constitutif ;

2. décide de mettre en place un Comité d’éminents juristes africains qui seront désignés par le président de l’Union africaine en consultation avec le président de la Commission de l’Union africaine. Ce Comité sera aidé dans sa tâche par la Commission (Bureau du Conseiller juridique) ;

3. donne mandat au Comité d’examiner tous les aspects et toutes les implications du procès d’Hissène Habré ainsi que les options disponibles pour son jugement, en tenant compte des éléments de référence suivants :

a) Adhésion aux principes du rejet total de l’impunité ;
b) Respect des normes internationales en matière de procès équitable, notamment l’indépendance du judiciaire et l’impartialité des
procédures ;
c) Juridiction compétente pour les crimes présumés pour lesquels M. Habré devrait être jugé ;
d) Efficacité en terme de coûts et de temps du procès ;
e) Accès des victimes présumées et des témoins au procès ;
f) Privilégier un mécanisme africain ;

4. donne en outre mandat au Comité de faire des recommandations concrètes sur les voies et moyens permettant de traiter des questions de cette nature dans l’avenir ;

5. demande au Comité de finaliser ses travaux et de soumettre un rapport à sa prochaine session ordinaire en juillet 2006.

Le Comité qui fut mis sur pied comprenait, dans l’ordre alphabétique, les membres suivants :
- M. le Juge Guibril Camara, Sénégal
- Mme la prof. Delphine Emmanuel, née Adouki, Republic of Congo/ Brazzaville
- Prof. Michael Ayodele Ajomo, Nigeria
- Robert Dossou Esq., Bénin
- Judge Joseph S. Warioba, Tanzania
- Anil Kumarsingh Gayan Esq., Mauritius
- Prof. (Mrs.) Henrietta J.A.N. Mensa-Bonsu, Ghana

Réuni à Addis Ababa (Ethiopie) du 22 au 24 mai 2006, il fit ses recommandations au Sommet des chefs d’Etat de l’Union africaine à Banjul (The Gambia) en juillet 2006. Ledit Sommet décidait de confier au Sénégal le soin d’organiser le procès de M. Habré au Sénégal même. Ce procès, ne pouvant être envisagé que dans le cadre des décisions de l’Union africaine et du Comité des Nations Unies contre la torture, à la lumière des instruments juridiques internationaux pertinents et de la législation nationale appropriée, il importe de voir quelles conséquences le Sénégal doit-il tirer des décisions susmentionnées pour s’acquitter pleinement de ses obligations internationales

CONSEQUENCES DES DECISIONS DE L’UNION AFRICAINE

Dans sa décision de janvier 2006 mettant sur pied un comité ad hoc, l’Union africaine a posé deux principes fondamentaux devant régir le procès de M. Habré à savoir :

- adhésion aux principes du rejet total de l’impunité ;
- respect des normes internationales en matière de procès équitable, notamment l’indépendance du judiciaire et l’impartialité des procédures.

Avant d’examiner la compatibilité de la législation sénégalaise avec les deux principes évoqués tantôt, il conviendrait de se pencher sur le cadre juridique international de leur mise en oeuvre au Sénégal.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNATIONAL
Le Sénégal est partie à la Convention contre la Torture depuis 1986 et a fait le 16 octobre 1996 la déclaration de l’article 22 de ladite Convention dont les articles 2, 4, 5, 6, 7, 8, 9 et 12 notamment ont été conçus pour que les auteurs présumés d’actes de torture ne puissent d’aucune manière se soustraire à l’action de la justice.

Le Sénégal a, en outre, participé activement au processus de mise en place de la Cour pénale internationale et a été le premier pays au monde à ratifier le traité de Rome qui considère la torture comme un crime contre l’Humanité. Par ailleurs, cet Etat ne saurait, comme l’indique l’article 27 de la Convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969 «invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non exécution d’un traité». Et en l’espèce, le seul sujet de droit international c’est l’Etat du Sénégal sans qu’il y ait lieu de se préoccuper des défaillances des diverses entités qui le composent (exécutif, législatif ou judiciaire) pour engager sa responsabilité internationale en cas de non respect d’engagements internationaux librement souscrits.

S’agissant du respect des normes internationales en matière de procès équitable, notamment l’indépendance du judiciaire et l’impartialité des procédures, il y a lieu de rappeler que le Sénégal est partie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ainsi qu’au protocole facultatif s’y rapportant.

Les articles 2 du Pacte (recours utiles devant l’autorité compétente en cas de violation des droits et libertés), 6 (droit à la vie), 7 (prohibition de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants), 9 et 10 (droit à la liberté et à la sécurité, protection contre l’arrestation ou la détention arbitraires) et surtout 14 offrent un cadre juridique permettant le respect des prescriptions de l’Union africaine.
Par son adhésion au Protocole facultatif, le Sénégal permet à toute personne sous sa juridiction de recourir devant le Comité des droits de l’Homme.

C’est ainsi que par sa décision n° 386/1989 du 21 octobre 1994 Famara Koné contre Sénégal, le Comité a accueilli et fait droit à une requête de M. Koné, ressortissant sénégalais, condamné le Sénégal pour non respect du principe du «délai raisonnable» (paragraphe 3 de l’article 9 du Pacte) et à dédommager le recourant pour le préjudice subi du fait d’une longue détention avant jugement.

Le Comité affirme notamment ceci : «ce qui constitue «un délai raisonnable» au sens du paragraphe 3 de l’article 9 doit être évalué dans chaque cas;
«On ne peut considérer un délai de 4 ans et 4 mois au cours desquels l’auteur a été maintenu en détention….comme étant compatible avec le paragraphe 3 de l’article 9 du Pacte, en l’absence de circonstances spéciales le justifiant, comme (par exemple) s’il existait ou avaient existé des obstacles à l’enquête, imputables à l’accusé ou à son représentant. Il ne semble pas qu’il y ait eu des circonstances de ce genre dans l’affaire à l’examen. En conséquence, la détention de l’auteur était incompatible avec le paragraphe 3 de l’article 9)».

Les instruments juridiques internationaux ci-dessus passés en revue qui ont été ratifiés et publiés font désormais partie intégrante de la législation sénégalaise et conformément à l’article 98 de la Constitution ont une autorité supérieure à celles des autres lois («les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité de son application par l’autre partie».) Et s’il est exact que l’article 98 de la Constitution subordonne ce statut des traités à une condition de réciprocités (application par l’autre partie), cette exigence ne saurait être opérationnelle dans le cas des instruments qui nous occupent dès lors qu’il s’agit d’instruments multilatéraux relatifs aux droits de l’Homme et édictant des normes impératives du droit international (interdiction de la torture par exemple).

Enfin le Sénégal est partie aux instruments juridiques interafricains des droits de l’Homme qui lui imposent le respect des normes communément admises en la matière.

Ce cadre juridique international, s’il est clairement compris et appliqué de bonne foi, comme l’exige l’article 26 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités, permettra non seulement de juger et bien juger M. Habré mais également de sauvegarder les intérêts et les droits de toutes les parties au futur procès.

PLACE DES INSTRUMENTS JURIDIQUES INTERNATIONAUX DANS LE SYSTEME JURIDIQUE SENEGALAIS.
A l’issue de l’examen du deuxième rapport périodique du Sénégal au mois de mai 1996, le Comité des Nations Unies contre la Torture avait recommandé à cet Etat d’introduire dans sa législation interne la «définition de la torture conformément à l’article premier de la Convention et l’incrimination de la torture comme infraction générale, en application de l’article quatre de la Convention».

Et le Comité d’ajouter une précision de taille : «cette dernière disposition rendrait, entre autres, possible pour l’Etat partie d’exercer la juridiction universelle prévue par les articles 5 et suivants de la Convention».

Si le Comité a fait cette distinction entre l’article 4 de la Convention et les articles 5 et suivants (juridiction universelle), c’est d’abord parce que le premier pose le principe de la légalité des incriminations et des peines, d’où la nécessité d’adopter une loi (loi de fond), tandis que les articles 5 et suivants se rapportent à une question de compétence déjà réglée par la Convention elle-même (loi de procédure ou forme).

Du reste, la délégation sénégalaise dans son rapport écrit comme dans son exposé oral avait évoqué l’article 79 de la Constitution d’alors, actuel article 98, pour démontrer que la Convention faisait partie intégrante de la législation sénégalaise, prenait place au-dessus des lois et devait s’appliquer sauf si, aux termes de la Convention elle-même, des mesures législatives devaient être prises, comme c’est le cas pour l’article 4, en raison du simple fait que la détermination des infractions pénales et la fixation des peines qui leur sont applicables ressortissent de la loi nationale de par la Convention elle-même.

Les développements précédents expliquent pourquoi le législateur sénégalais, en adoptant la loi 96-15 du 28 août 1996 créant l’article 295-1 du code pénal qui définit la torture et fixe les peines applicables, comme l’avait recommandé le Comité contre la Torture, ne s’est pas préoccupé de toucher au problème de compétence déjà réglé par la Convention et par la Constitution du Sénégal.

La position des juridictions sénégalaises qui ont exigé l’adoption d’une loi sur la compétence universelle est incompréhensible au regard du système juridique auquel le Sénégal appartient (civil law) qui a toujours considéré que les conventions et les traités internationaux, lorsqu’ils ont été régulièrement adoptés, s’intègrent au droit national de manière spontanée et priment sur les dispositions de droit interne antérieures ou postérieures, qui s’effacent lorsqu’ existe une contrariété.

La jurisprudence est à cet égard constante tant en France, pays d’origine du système juridique sénégalais, qu’au Sénégal même.
Le législateur sénégalais a pu certes, comme ce fut le cas de son homologue français, introduire dans le code de procédure pénale des dispositions relatives à la compétence universelle ; mais il ne pourra s’agir que d’une réforme purement cosmétique.

Dans ce contexte, la question est de savoir quelle est la manière la plus appropriée pour organiser le procès de M. Habré et devant quelle juridiction. Il convient auparavant d’évacuer la question de l’immunité et celle de la création d’une juridiction ad hoc ou spéciale.

PROBLEME DE L’IMMUNITE
On se souvient que la Chambre d’accusation de Dakar, statuant sur la demande d’extradition formulée par la Belgique, s’était déclarée incompétente en arguant de la qualité d’ancien chef d’Etat de M. Habré, qui lui conférerait une immunité fondée, était-il prétendu, sur un jugement de la Cour internationale de Justice qui apparemment n’a pas été lu ou a été mal compris.

Pourtant, la question de l’immunité des anciens chefs d’Etat en cas de poursuites pour actes de torture est clairement résolue en Droit international.

D’abord par l’article 2 paragraphe 2 de la Convention contre la Torture qui dispose : «aucune circonstance exceptionnelle, quelle qu’elle soit, qu’il s’agisse de l’état de guerre ou de menace de guerre, d’instabilité politique intérieure ou de tout autre état d’exception, ne peut être invoquée pour justifier la torture».

Ensuite par le Comité des Nations Unies contre la Torture qui, pendant la procédure suivie contre Pinochet et alors qu’il examinait le rapport périodique du Royaume Uni, a conclu que le Général Pinochet, ancien chef d’Etat et sénateur à vie étant poursuivi pour torture ne pouvait pas bénéficier d’une immunité quelconque et que le Royaume Uni ne pouvait pas invoquer les règles particulières de son droit interne pour ne pas respecter la Convention contre la Torture notamment en son article 7 (aut dedere, autjudicare).

Enfin par la jurisprudence dans deux décisions caractéristiques : une de la Cour internationale de justice du 14 février 2002 dit arrêt Yerodia et une de la Cour de Cassation française (président Khadafi).

De quoi s’agit-il ?

L’affaire Yerodia est suffisamment connue pour qu’il ne soit pas utile d’y revenir en détail, sinon pour préciser que la Convention de Vienne du 18 avril 1961 sur les relations diplomatiques a pour objet de permettre des relations harmonieuses entre les Etats; ce qui ne serait plus possible si les justices nationales pouvaient poursuivre des personnes bénéficiant de l’immunité diplomatique, comme c’est le cas du ministre des Affaires étrangères qu’était alors M. Yerodia, mais qui ne pouvait jouir de cette immunité que pendant qu’il était en fonction.

Pour bien cerner le problème ainsi posé, il faut rapprocher ces espèces de la décision de la Chambre des Lords (Cour suprême du Royaume de Grande Bretagne) rendue le 24 mars 1999 dans l’affaire Pinochet où l’immunité a été écartée sur le fondement de la Convention contre la Torture ; et de l’arrêt de la Cour de Cassation française refusant de lever l’immunité du Président Khadafi parce qu’il était chef d’Etat en exercice ; ce que n’était plus Pinochet.
On déduit de tout cela que l’immunité personnelle du chef de l’Etat est le prolongement de l’immunité territoriale dont bénéficie l’Etat lui-même et répond aux mêmes nécessités. Cela suppose qu’elle ne peut bénéficier qu’au chef d’Etat en exercice.
Il est donc clair que M. Habré ne peut bénéficier d’aucune immunité ; ce que d’ailleurs les autorités tchadiennes ont affirmé solennellement.

CREATION D’UNE JURIDICTION AD HOC OU SPECIALE
La décision semble prise de la création d’une juridiction ad hoc ou spéciale pour juger M. Habré en application d’un mandat de l’Union africaine et de l’arrêt n°ECW/CCJ/JUD/06/10 du 18 novembre 2010 de la Cour de Justice de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), dont le dispositif se présente ainsi :

- « La Cour statuant publiquement contradictoirement, au fond en matière des Droits de l’Homme et en dernier ressort, et après en avoir délibéré,

- «Constate l’existence d’indices concordantes de probabilité de nature à porter atteinte aux Droits de l’Homme de M. Hissène Habré sur la 12. L’affaire Hissène Habré et le Droit sénégalais par Guibril Camara Décembre 2012 base des réformes constitutionnelle et législative opérées par l’Etat du Sénégal».

- «Dit qu’à cet égard l’Etat du Sénégal doit se conformer au respect des Décisions rendues par ses Juridictions nationales notamment au respect de l’autorité de la chose jugée»;

- «En conséquence, la Cour ordonne au Sénégal le respect du principe absolu de non rétroactivité»;

- «Dit que le mandat reçu par lui de l’Union africaine lui confère plutôt une mission de conception et de suggestion de toutes modalités propres à poursuivre et faire juger dans le cadre strict d’une procédure spéciale ad hoc à caractère international telle que pratiquée en Droit international par toutes les Nations civilisées».

Cet arrêt, dans la forme comme dans le fond, soulève des questions de Droit international très intéressantes qu’il n’est malheureusement pas possible d’aborder dans le cadre de cet article, mais sur lesquelles il faudra absolument que des juristes reviennent un jour.

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** Guibril Camara est premier président honoraire de la Cour suprême du Sénégal, ancien membre et vice président du Comité des Nations Unies contre la Torture (1996-2007)

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