« La pensée économique néoclassique est une malédiction pour le monde actuel. » Samir Amin n’est pas tendre pour plusieurs de ses collègues économistes. Et encore moins pour la politique des gouvernements. « Economiser pour réduire la dette ? Des mensonges délibérés » ; « Régulation du secteur financier ? Des phrases creuses. » Il livre son analyse au scalpel de la crise économique dans cette interview avec Ruben Ramboer
Oubliez Nouriel Roubini, alias Dr Doom, l’économiste américain devenu célèbre pour avoir prédit en 2005 le tsunami du système financier. Voici Samir Amin, qui avait déjà annoncé la crise au début des années 1970. « A l’époque, des économistes comme Frank, Arrighi, Wallerstein, Magdoff, Sweezy et moi-même avions dit que la nouvelle grande crise avait commencé. La grande. Pas une petite avec des oscillations comme il y en avait eu des masses auparavant, rappelle Samir Amin, professeur honoraire, directeur du Forum du Tiers Monde à Dakar et auteur de très nombreux livres traduits dans le monde entier. On nous a pris pour des fous. Ou pour des communistes qui prenaient leur désir pour des réalités. Tout allait bien, madame la marquise… Mais la grande crise a bien commencé à cette époque, et sa première phase a duré de 1972-73 à 1980. »
Parlons d’abord de la crise des cinq dernières années. Ou plutôt des crises : celle des subprimes, celle des crédits, des dettes, de la finance, de l’euro… Qu’en est-il maintenant?
Samir Amin : Quand tout a explosé en 2007 avec les crise des subprimes, tout le monde est resté aveugle. Les Européens pensaient : « Cette crise vient des Etats-Unis, nous allons l’absorber rapidement ». Mais si la crise n’était pas venue de là, elle aurait débuté ailleurs. Le naufrage de ce système était écrit, et dès les années 1970. Les conditions objectives d’une crise de système existaient partout. Les crises sont inhérentes au capitalisme, qui les produit de manière récurrente, à chaque fois plus profonde. Il ne faut pas appréhender chaque crise séparément, mais de manière globale.
Prenez la crise financière. Si on se limite à celle-ci, on ne trouvera que des causes purement financières, comme la dérégulation des marchés. En outre, les banques et institutions financières semblent être les bénéficiaires majeurs de cette expansion de capital, ce qui rend plus facile de les pointer comme uniques responsables. Mais il faut rappeler que ce ne sont pas seulement les géants financiers, mais aussi les multinationales en général qui ont bénéficié de l’expansion des marchés monétaires. 40 % de leurs profits proviennent de leurs opérations financières.
Quelles ont été les raisons objectives au déclenchement de la crise ?
Samir Amin : Les conditions objectives existaient partout. C’est la domination de « oligopoles ou monopoles généralisés » qui a mis l’économie dans une crise d’accumulation, qui est à la fois une crise de sous-consommation et une crise de la profitabilité. Seuls les secteurs des monopoles dominants ont pu rétablir leur taux de profit élevé, mais en détruisant la profitabilité et la rentabilité des investissements productifs, des investissements dans l’économie réelle.
« Le capitalisme des oligopoles ou monopoles généralisés » est le nom que vous donnez à ce qui est, selon vous, une nouvelle phase de développement du capitalisme. En quoi ces monopoles sont-ils différents de ceux d’il y a un siècle ?
Samir Amin. : La nouveauté est dans le terme « généralisé ». Depuis le début du 20e siècle, il y a eu des acteurs dominants dans le secteur financier et le secteur industriel comme la sidérurgie, la chimie, l’automobile, etc. Mais ces monopoles étaient des grandes îles dans un océan de PME réellement indépendantes. Or, depuis une trentaine d’années, nous assistons à une centralisation du capital sans commune mesure. Le magazine Fortune mentionne aujourd’hui 500 oligopoles dont les décisions contrôlent toute l’économie mondiale, dominant en amont et en aval tous les secteurs dont ils ne sont pas directement propriétaires.
Prenons l’agriculture. Autrefois, un paysan avait le choix entre plusieurs entreprises pour ses activités. Aujourd’hui, une PME agricole est confrontée en amont au bloc financier de banques et à d’énormes monopoles de production des engrais, des pesticides et des OGM dont Monsanto est l’exemple le plus frappant. Et, en aval, il est face aux chaînes de distribution et grandes surfaces. Par ce double contrôle, son autonomie et ses revenus se réduisent toujours plus.
Est-ce pour cela que vous préférez parler aujourd’hui d’un système basé sur « la maximalisation d’une rente monopolistique » plutôt que de la « maximalisation du profit »?
Samir Amin : Oui. Le contrôle assure à ces monopoles une rente prélevée sur le bénéfice total du capital obtenu par l’exploitation de travail. Cette rente devient impérialiste dans la mesure où ces monopoles opèrent dans le Sud. La maximalisation de cette rente concentre les revenus et les fortunes dans les mains d’une petite élite au détriment des salaires, mais aussi des bénéfices du capital non monopolistique. L’inégalité grandissante devient absurde. A la limite, c’est comparable à un milliardaire qui possèderait le monde entier et laisserait tout le monde dans la misère.
Les libéraux avancent qu’il faut « agrandir le gâteau » en réinvestissant les bénéfices. C’est seulement après que l’on peut opérer le partage.
Samir Amin : Mais on n’investit pas dans la production, puisqu’il n’y a plus de demande. La rente est investie dans la fuite en avant sur les marchés financiers. L’expansion depuis un quart de siècle des investissements sur les marchés financiers est du jamais vu dans l’histoire. Le volume des transactions sur ces marchés est de plus de 2 500 000 milliards de dollars, alors que le PIB mondial est de 70 000 milliards de dollars.
Les monopoles préfèrent ces investissements financiers à ceux dans l’économie réelle. C’est la « financiarisation » du système économique. Ce type d’investissement est la seule issue pour la poursuite de ce « capitalisme des monopoles généralisés ». Dans ce sens, la spéculation n’est pas un vice du système, mais une exigence logique de celui-ci.
C’est sur les marchés financiers que les oligopoles – pas seulement les banques – font leurs profits et se concurrencent entre elles pour ces profits. La soumission de la gestion des firmes à la valeur des actions de la Bourse, la substitution du système de retraites par capitalisation au système par répartition, l’adaptation des changes flexibles et l’abandon de la détermination du taux d’intérêt par les banques centrales en laissant cette responsabilité aux « marchés » doivent tous être compris dans cette financiarisation.
Cette dérégulation des marchés financiers est dans la ligne de mire depuis quelques années. Les dirigeants politiques parlent de « moralisation des opérations financières » et d’ « en finir avec la capitalisme-casino ». La régulation serait donc une solution à la crise ?
Samir Amin : Tout ça, c’est du blabla, des phrases creuses pour tromper l’opinion publique. Ce système est condamné à poursuivre sa course folle à la rentabilité financière. La régulation aggraverait encore davantage la crise. Où irait alors le surplus financier ? Nulle part ! Il entraînera une dévaluation massive du capital qui se traduirait entre autres par un krach boursier.
Les oligopoles ou monopoles (les « marchés ») et leurs serviteurs politiques n’ont donc pour autre projet que de restaurer le même système financier. Il n’est pas exclu que le capital sache restaurer le système d’avant l’automne 2008. Mais cela nécessitera des sommes gigantesques des banques centrales pour éliminer tous les crédits toxiques et pour rétablir la profitabilité et l’expansion financière. Et la facture devra être acceptée par les travailleurs en général, et les peuples du Sud en particulier. Ce sont les monopoles qui ont l’initiative. Et leurs stratégies ont toujours donné les résultats recherchés, c’est-à-dire les plans d’austérité.
Justement, ces plans d’austérité se succèdent, soi-disant pour réduire les dettes des États. Or on sait que cela aggrave la crise. Les dirigeants politiques sont-ils des imbéciles ?
Samir Amin : Mais non ! C’est sur l’objectif qu’il y a mensonge. Lorsque les gouvernements prétendent vouloir la réduction de la dette, ils mentent délibérément. L’objectif n’est pas la réduction de la dette mais que les intérêts de la dette continuent à être payés, et de préférence à des taux encore plus élevés. La stratégie des monopoles financiarisés, au contraire, a besoin de la croissance de la dette – le capital y gagne, ce sont des placements intéressants.
Entre-temps, les austérités aggravent la crise, il y a clairement contradiction. Comme le disait Marx, la recherche du profit maximal détruit les bases qui le permettent. Le système implose sous nos yeux mais il est condamné à poursuivre sa course folle.
Après la crise des années 1930, l’Etat a tout de même pu surmonter partiellement cette contradiction, et une politique keynésienne de relance a été menée.
Samir Amin : Oui, mais quand cette politique keynésienne a-t-elle été introduite ? Au début, la riposte à la crise de 1929 a été exactement la même qu’aujourd’hui : des politiques d’austérité, avec leur spirale descendante. L’économiste Keynes disait que c’était absurde et qu’il fallait faire le contraire. Mais ce n’est qu’après la Deuxième Guerre mondiale qu’on l’a écouté. Pas parce que la bourgeoisie était convaincue par ses idées, mais parce que cela lui a été imposé par la classe ouvrière. Avec la victoire de l’Armée rouge sur le nazisme et la sympathie pour les résistants communistes, la peur du communisme était bien présente.
Aujourd’hui, quelques-uns – ils ne sont pas très nombreux – des économistes bourgeois intelligents peuvent dire des mesures d’austérité qu’elles sont absurdes. Et alors ? Tant que le capital n’est pas contraint par ses adversaires à mettre de l’eau dans son vin, cela continuera.
Quel est le lien entre la crise surgie voici quelques années et celle des années 1970 ?
Samir Amin : Au début des années 1970, la croissance économique a subi une chute. En quelques années, les taux de croissance sont tombés à la moitié de ce qu’ils avaient été lors des trente glorieuses : en Europe, de 5 à 2,5 %, aux États-Unis, de 4 à 2 %. Cette chute brutale était accompagnée d’une chute de même ampleur des investissements dans le secteur productif.
Dans les années 1980, Thatcher et Reagan ont réagi par des privatisations, la libéralisation des marchés financiers et une très dure politique d’austérité. Cela n’a pas fait remonter les taux de croissance, mais les a maintenus à un très bas niveau. Par ailleurs, le but des libéraux n’a jamais été le rétablissement de la croissance, quoi qu’ils en disent. Le but était surtout de redistribuer les revenus vers le capital. Mission accomplie. Et maintenant, quand on passe en Belgique de -0,1 % à + 0,1 % de croissance, certains jubilent : « La crise est terminée !» C’est grotesque.
Vous comparez les années 1990 et 2000 avec celles d’un siècle auparavant : une sorte de deuxième « Belle Epoque ».
Samir Amin : J’ai fait le parallèle entre les deux longues crises parce que, c’est très curieux, elles commencent exactement avec cent ans d’écart : 1873 et 1973. En plus, elles ont les même symptômes au départ et la réponse du capital a été la même, c’est à dire trois ensembles de mesures complémentaires.
Premièrement, une énorme centralisation du capital avec la première vague des monopoles, ceux analysé par Hilfirding, Hobson et Lénine. Dans la deuxième crise, ce sera ce que j’appelle les « monopoles généralisés » qui se sont constitués dans les années 1980.
Deuxièmement, la mondialisation. La première grande crise est l’accélération de la colonisation, qui est la forme la plus brutale de la mondialisation. La deuxième vague, ce sont les plans d’ajustement structurel du FMI, que l’on peut qualifier de recolonisation.
Troisième et dernière mesure : la financiarisation. Quand on présente la financiarisation comme étant un phénomène nouveau, cela me fait sourire. Qu’est-ce qui a été créé en réponse à la première crise ? Wall Street et la City de Londres en 1900 ! Et cela a eu les mêmes conséquences. D’abord, une période courte ou ça semble marcher, parce qu’on pompe sur les peuples, surtout ceux du Sud. Ce fut de 1890 à 1914, la « Belle Epoque ». On a tenu les mêmes discours sur la « fin de l’Histoire » et la fin des guerres. La mondialisation était synonyme de paix et de colonisation pour une mission civilisatrice.
Or, a quoi tout cela a-t-il mené ? A la Première Guerre mondiale, la Révolution russe, la crise de 1929, le nazisme, l’impérialisme japonais, la Deuxième Guerre mondiale, la révolution chinoise, etc. On peut dire qu’après 1989, il y a eu une sorte de deuxième « belle époque », jusqu’en 2008, bien qu’elle ait, dès le début, été accompagnée de guerres du Nord contre le Sud. Le capital a, dans cette période, établi les structures afin que les oligopoles puissent bénéficier de leur rente. Et, comme la globalisation financière a mené à la crise de 1929, elle a récemment mené à la crise de 2008. Aujourd’hui, on a atteint un même moment crucial qui annonce une nouvelle vague de guerres ou de révolutions.
Pas très riant, comme image d’avenir… Vous écrivez qu’« un nouveau monde est en train de naître, qui peut devenir encore bien plus barbare, mais qui peut aussi devenir meilleur ». De quoi cela dépend-il ?
Samir Amin : Je n’ai pas de boule de cristal. Mais le capitalisme est entré dans sa phase sénile, qui peut amener d’énormes bains de sang. Dans une telle période, les mouvements sociaux et les protestations amènent des changements politiques, pour le meilleur ou pour le pire, fascistes ou progressistes. Les victimes de ce système réussiront-elles à former une alternative positive, indépendante et radicale ? Tel est aujourd’hui l’enjeu politique.
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** Version raccourcie d’une interview de Samir Amin parue dans Etudes marxistes n° 99. Par Ruben Ramboer - Lire aussi Samir Amin, Sortir de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en crise?, Le Temps des cerises, 2009.
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