Nouvelle ministre de la Justice dans le gouvernement français, Eric Taubira se voit rappeler certains de ses engagements militants pour la justice sociale. Avec l’espoir de la voir les partager avec ses collègues de l’équipe mise en place par François Hollande. Notamment contre les APE et pour le droit à l’alimentation et la souveraineté alimentaire.
Madame la Ministre,
Vivant au Burkina Faso depuis 1965, j’ai participé en 2004 à la mise en place d’une coalition dénommée : « Pas d’APE sans Souveraineté Alimentaire ». Nous voulions manifester par là notre refus de négocier des Accords de
Partenariat Économique avec l’Europe, sans un préalable : la reconnaissance du droit de Souveraineté Alimentaire.
De votre côté, le 16 juin 2008, vous avez remis votre rapport sur les Accords de Partenariat Économique (APE) au Président Sarkozy. Rapport qui a pour sous-titre : « Et si la Politique se mêlait enfin des affaires du monde ? » À cette occasion, interrogée par la presse, vous avez dit : « Les gens crèvent de faim ! » Vous avez eu raison de vous indigner. Vous avez fait comprendre que répondre à la faim en Afrique (et dans les Caraïbes et le Pacifique) par des accords de libre échange qui vont enrichir l’Europe, c’est tragique et indigne.
Vous avez dit (et je vous en remercie), en parlant des participants au sommet mondial de la FAO à Rome, en juillet 2008 : « Ce sont des gens confortablement installés dans leur bulle, qui font des discours, mais rien de sérieux. Il ne s’agit plus de débloquer des enveloppes d’aide alimentaire. Même la Banque mondiale et le FMI débloquent aujourd’hui des enveloppes. Pendant 25 ans, ces institutions ont foutu les pays du sud à genoux, avec leur politique d’ajustement structurel, et aujourd’hui, elles donnent des aides d’urgence. Il faut arrêter de se foutre du monde. Les gens crèvent de faim ! »
Merci pour votre indignation. Mais l’indignation ne suffit plus. Aujourd’hui, la situation en Afrique de l’Ouest est pire qu’en juillet 2008. Ce matin encore, j’entendais sur les ondes de RFI (Radio France Internationale), à propos du Mali : « Ce n’est pas que les vivres ne parviennent pas dans les villages. Mais les gens n’ont pas d’argent pour se les procurer. » Il faut trouver une nouvelle voie.
Aujourd’hui vous appartenez à un gouvernement qui peut se faire entendre dans le monde entier. Aujourd’hui, vous appartenez au nouveau gouvernement de la République Française. Merci de transmettre votre indignation (et votre rapport !) à tous les membres de votre gouvernement, et notamment au ministre de l’Agriculture et de l’Agro-alimentaire, M. Stéphane Le Foll, et au ministre délégué aux Affaires étrangères, chargé du Développement, M. Pascal Canfin.
Non, l’indignation ne suffit plus. Aujourd’hui, vous êtes du côté du pouvoir. Aujourd’hui, la question de la faim, et donc la question de l’Agriculture et de l’Agro-alimentaire, est devenue mondiale. Elle est aussi une question de justice.
M. Hollande, nouveau président élu, s’exprimait ainsi, le soir de son élection : « Le 6 mai doit être une grande date pour notre pays, un nouveau départ pour l’Europe, une nouvelle espérance pour le monde ». Le nouveau président et votre gouvernement ne peuvent prétendre redonner espoir au monde entier sans donner espoir à ceux qui ont faim partout dans le monde.
Vous avez également été à l’origine de la loi du 10 mai 2001 « tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité» où l’article 1er déclare : « La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du XVe siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe, contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes, constituent un crime contre l’humanité. » Je vous en remercie.
Mais savez-vous que le 19 mars 2012, le gouverneur de la banque centrale du Nigeria a déclaré : «L’APE est un second esclavage ! » « Comment croire, en effet, la Commission Européenne lorsqu’elle assure que des pays qui n’ont pas réussi à se développer malgré 35 ans de protection avec libre accès au marché européen, arriveront soudain à sortir de la pauvreté lorsqu’ils seront ouverts à 80 % aux exportations de l’Europe ? » (Rapport APE 2011)
Aujourd’hui, il est urgent de chercher une autre voie. Cette voie, comme vous l’avez écrit vous-même, devrait être construite sur le droit à l’alimentation et la souveraineté alimentaire. Je conclus en citant un passage de votre rapport : « Un Droit international méticuleusement tressé autour du droit à l’alimentation pour les peuples et les personnes : tel est l’acte de civilisation qui prouvera que nous sommes entrés dans ce millénaire, délestés des barbaries séculaires. »
Je vous prie d’agréer, Madame la Ministre, l’expression de ma très haute considération.
Koudougou, le 22 juin 2012
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