Face aux dynamiques citoyennes qui paraissent irréversibles et à la recomposition du champ politique au Sénégal avec cette élection présidentielle, de nouvelles dynamiques s’imposent qui sont grosses de ruptures. Le contexte est tel, pour le pouvoir qui va s’installer demain, qu’une nouvelle gouvernance s’impose à tous les coups.
Ancien ministre de l’Intérieur, Premier ministre et Directeur de campagne du président Abdoulaye Wade lors de la présidentielle de février 2007, Macky Sall est sorti deuxième derrière son mentor octogénaire au premier tour de l’élection présidentielle du 26 février 2012. Même si ce résultat était quelque peu prévisible, l’appartenance de Macky Sall au régime de Wade entre 2000 et 2008, date a laquelle il a été exclu du parti au pouvoir pour avoir, en tant que président de l’Assemblée nationale, invité Karim Wade, le fils du Président Wade, à se faire auditionner sur sa gestion de l’ANOCI . (1) Le passé « Wadiste » de Macky Sall, pour ainsi dire, semble constituer aujourd’hui une source d’inquiétude pour bon nombre de Sénégalais, notamment les partisans des autres formations de l’opposition ayant été malheureuses au premier tour.
A cela s’ajoutent les rapports ambigus que Macky et son parti l’APR (2) ont entretenus avec les conclusions des Assises nationales et les candidats de l’opposition au sein du « Mouvement du 23 Juin ». Même si le candidat Macky Sall a promis de respecter les conclusions des Assises nationales et milité dans le M23 pendant l’opposition à la candidature du président Wade dans le cadre du M23, les inquiétudes et les suspicions demeurent entre lui et ses pairs opposants.
LE RISQUE DE LA « CONTINUITE » AVEC ABDOULAYE WADE
Avec le PDS (3) d’Abdoulaye Wade, les Sénégalais ont été réduits à la servitude pendant 12 années de gestion criminalisée de l’Etat, contrairement à ce que promettait le slogan du « Sopi » (4) durant ses 26 ans d’opposition radicale au pouvoir socialiste d’Abdou Diouf. La vie politique nationale a été rythmée par d’innombrables scandales économico-financiers, des atteintes violentes aux libertés fondamentales et l’instabilité gouvernementale sur fond de « relativisme constitutionnel » . (5) Le tout couronné par le clanisme politique au plus haut sommet de l’Etat. Au vu des processus politiques en cours, on peut dire qu’il n’en sera plus ainsi désormais.
La candidature de Me Wade n’a pas fait peur aux Sénégalais lorsque les manifestations de rue par lesquels ils ont tenté de la faire invalider la décision prise par le Conseil constitutionnel, se sont multipliées en dépit du terrorisme d’Etat qui a été opposé aux manifestations citoyennes des populations. Au contraire, les citoyens sénégalais se sont massivement rendus aux urnes pour rejeter cette candidature en contraignant Abdoulaye Wade et son régime au second tour, contre les espoirs de ces derniers de triompher dès le premier tour. En outre, il convient de le rappeler, les révoltes citoyennes contre la gouvernementalité criminalisée du régime « libéral » d’Abdoulaye Wade ont débuté en novembre 2007 autour des « émeutes de la faim » . (6) Elles n’ont fait que s’amplifier et se radicaliser au fur et à mesure que se confirmait la validation de la candidature d’Abdoulaye Wade pour l’élection présidentielle du 26 février 2012. Parmi d’autres fronts sociaux, le mouvement « Y en a Marre » et le « Mouvement du 23 Juin » face à un projet monarchique qui ne cessait de se frayer un chemin sur les ruines des acquis démocratiques au Sénégal.
Un nouveau mandat pour Abdoulaye Wade équivaudra incontestablement à une nouvelle période électorale régulée par l’agenda de sa succession. Les luttes au sein du pouvoir repartiront de plus belle autour de sa succession, ce qui n’est pas sans risques majeurs pour la stabilité politique du Sénégal. Il y a de fortes chances en effet qu’un projet de dévolution monarchique entraine des marchandages hautement préjudiciables pour la souveraineté et la sécurité nationale. L’opposition fera l’objet d’un pilonnage politico-militaire en règle afin de faciliter la succession du FAL2012 (7) par le FAL2012 ;
Avec Wade, le Sénégal sera gouverné par un gouvernement très affaibli sur la scène internationale, du fait de son défaut de légitimité démocratique pour pouvoir exiger, négocier ou arracher quoi que ce soit aux bailleurs et aux partenaires internationaux. Les amis du Sénégal continueront à rire sous cape pendant que ses ennemis, déjà aux portes de la cité, seront davantage tentés par des activités subversives à son endroit. L’aggravation dangereuse de la crise en Casamance ces deux dernières années, avec une rébellion réarmée se montrant plus violente aussi bien à l’égard des civils qu’en direction de l’armée, en est une illustration éloquente alors que Abdoulaye Wade avait promis de la régler en 100 jours.
LE SALUT DE LA « RUPTURE » AVEC MACKY SALL ET L’APR
La dynamique des Assises nationales initiées en 2008, qui furent à la hauteur d’un ndëpp (8) national, à l’image des conférences nationales de la décennie passée , (9) a construit un consensus suffisamment large sur un agenda de restauration et de redéploiement de l’Etat. De la même manière, elle a été une expérience d’apprentissage de la démocratie au cours de laquelle les Sénégalais ont indiscutablement redécouvert les valeurs républicaines contre lesquels, une fois consacrés, Macky Sall et son régime ne pourront rien. A défaut de s’y plier, ils n’auront d’autre choix que de s’en accommoder.
La dynamique du M23 a doté les Sénégalais de nouvelles armes de dissuasion et de résistance désormais irrépressibles et irrésistibles, je dirais même incorruptibles, que sont la liberté de manifestation et la désobéissance civile opératoire. La conscience de l’efficacité de la rue et de la résistance non violente restera sans doute un moyen de pression privilégié pour les populations et une épée de Damoclès sur la tête du futur président issu de l’opposition. Du moins, c’est ce qu’ont semblé démontrer les résultats du premier tour, si tant est qu’ils peuvent être vus comme des fruits du combat mené, depuis le 23 juin 2012, contre le projet de dévolution monarchique du pouvoir et contre la candidature de Abdoulaye Wade, par le vaste front contre-hégémonique des populations, de l’opposition et de la société civile.
En vertu de ces dynamiques citoyennes désormais irréversibles, la recomposition du champ politique au Sénégal placera Macky et son gouvernement face à une opposition rajeunie et plus attentive à l’opinion publique et aux forces sociales désormais conscientes de leur force de frappe. Cette nouvelle opposition sera forcément plus ambitieuse dans la mesure où la quasi totalité de ses dirigeants seront présidentiables pendant plus de 10 ans, c’est-à-dire plus de temps que ne durera le mandat de Macky Sall si jamais il est élu le 25 mars prochain. Celui-ci sera contraint de composer avec les ambitions, les moyens et le nouvel ancrage social et international de cette opposition rajeunie. En outre, si par fortune cette opposition s’empare de la plus grande partie ou de la moitié des sièges du Parlement, ce qui est très probable, Macky Sall, son gouvernement et son parti ne pourront pas se payer n’importe quel luxe, encore moins oublier les attentes des sénégalais. Par contre, avec Abdoulaye Wade, il n’est pas sûr qu’il en soit ainsi. Son mandat sera consacré à préparer son départ et à mettre ses partisans à l’abri de tout danger, à la grande déception des sénégalais et des démocrates africains.
Avec Macky Sall et son gouvernement les rapports entre Etat et ordres religieux seront d’abord « réparés », puis redéfinies et institutionnalisés au profit d’une laïcité véritablement sénégalaise. A ce moment, plus que des clients politiques et des dépendances des politiciens, les ordres religieux seront des contre-pouvoirs respectés, limités comme tous les autres pouvoirs, ainsi que des forces politiques et économiques plus affirmés et des gardiens des valeurs et de la stabilité politique du Sénégal. Les politiques seront des collaborateurs sobres et avisés des autorités religieuses. Les politiciens ne risqueraient plus de perdre leur temps et de condamner leurs ambitions en jouant avec les identités infranationales communautaires. En revanche, avec un maintien d’Abdoulaye Wade au pouvoir, le recours au ndigël (la consigne de vote) qui ne se voile plus depuis le premier tour sera sans doute institutionnalisé . (10) La laïcité et l’identité nationale seront davantage atteintes et la stabilité légendaire du Sénégal risquera de céder à la violence civile.
Du fait des fortes attentes des Sénégalais et de la crise sans précédent de l’économie familiale, Macky Sall et son régime auront probablement moins de 60 jours pour réduire la cherté du coup de la vie (denrées, loyer, énergie, transport), relancer l’éducation et la santé sans mettre un coup de frein à la croissance urbaine. L’état de grâce dont il bénéficiera sera d’autant plus court que les alliances dont il bénéficie depuis le premier tour se traduiront par de fortes pressions. Le nouveau gouvernement de Macky Sall sera obligé d’auditer les comptes et le patrimoine de l’Etat, de restituer ou de récupérer des fonds pour ce programme ambitieux, trop urgent et quasiment indispensable. Cela est d’autant plus vrai que le candidat Macky Sall a donné des engagements fermes en ce sens. Il est clair que sans ces préalables liés à la comptabilité de l’Etat, Macky Sall aura du mal à convaincre les bailleurs, rassurer les entreprises dont la plupart ont souffert de la crise du secteur de l’énergie et restituer la confiance aux Sénégalais. Pourtant le nouveau régime aura besoin du soutien de la communauté internationale, de même qu’il devra impérativement remobiliser les Sénégalais.
Ceci n’est pas un idéal. Il s’agit plutôt d’un fait qui n’attend que le second tour pour être matérialisé ! A condition que Macky Sall et l’APR ne soient pas vus comme des éléments d’identification partisane seulement ! A condition de les voir plutôt comme un potentiel et un choix clair devant lesquels il n’y a pas à vrai dire d’alternative ! Wade n’a jamais été un candidat légal, du moins dans la logique de l’opposition et de la société civile. En outre, le fait est qu’il a échoué aussi bien dans sa promesse de démocrate que dans sa gestion de l’Etat. C’est dans ce sens qu’il ne peut en aucun cas constituer une alternative sérieuse. Pour de nombreux Sénégalais, y compris les démissionnaires dans son propre camp qui ne cessent de rejoindre son adversaire Macky Sall pour le second tour, Abdoulaye Wade reste le « mal » à conjurer par tous les saints et par tous les soins. Ainsi, les Sénégalais prendront-ils le soin de confirmer leur attachement à la démocratie en allant voter le 25 mars 2012 prochain (pour) le changement, ce qui est du reste un moindre risque ?
NOTES
1) Agence Nationale pour l’Organisation de la Conférence Islamique (ANOCI).
2) Alliance Pour le République (APR), le parti du candidat Macky Sall.
3) Parti Démocratique Sénégalais (PDS), parti du candidat sortant Abdoulaye Wade.
4) Terme Wolof qui veut dire « changement ».
5) Voir Assane Thiam, 2007, « Relativisme constitutionnel et Etat de droit au Sénégal », Politique Africaine, n° 108 (décembre), p. 145-153 ; Ismaïla Madior Fall, Evolution Constitutionnelle du Sénégal, Dakar : CREDILA, p. 150.
6) Voir Radio France Internationale (RFI) http://www.rfi.fr/actufr/articles/095/article_59335.asp, (Mercredi 21Novembre 2007) ; Agence France Presse (AFP) : http://www.seneweb.com/news/article/13349.php, (Jeudi 22 Novembre 2007).
7) Front pour l’Alternance (FAL), la coalition au Pouvoir dirigée par le PDS du Président Wade.
8) Le ndëpp (lire /ndëp/) est une cérémonie rituelle traditionnelle chez les lébous du Sénégal et qui est destinée à soigner un malade ou une personne possédée ou à qui un sort ou une malédiction est jetée. Ici on peut lui attribuer le sens d’un purgatoire.
9) Les assises nationales peuvent être considérées d’un point de vue fonctionnel comme une conférence nationale sénégalaise à ceci près qu’elles ont été pendant longtemps boycottées par le pouvoir. En même temps, cela relativise quelque peu l’idée que le premier tour de la présidentielle au Sénégal est une leçon de démocratie à l’intention des autres pays africains.
9) Le pouvoir a publiquement affiché sa volonté de bénéficier du ndigël de tout chef religieux au second tour. Au premier tour le Cheikh Bethio avait appelé ses disciples à voter pour Abdoulaye Wade. Se défendant contre les dénonciations de l’opposition, le directeur général de la Radio-Télévision Sénégalaise (RTS) Babacar Diagne clamait qu’ « il n’y avait aucune loi qui lui interdit de diffuser des consignes de vote » à la télévision d’Etat. Voir L’Observateur, 5 mars 2012. Dans l’édition du 6 mars du même quotidien L’Observateur, Adama Sall, ministre conseiller très proche du Président Wade, reconnait que Wade cherche la « jeunesse des Dahiras (terme Wolof voulant dire « associations religieuses ») » là où son adversaire au second tour Macky Sall cherche « la jeunesse de Y’en a Marre », très mal vue par les partisans du pouvoir.
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* Aboubakr Tandia est doctorant en Sciences Politiques à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Sénégal).
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