Karim Wade, une tentation dynastique au Sénégal ?

Tout a été fait par Abdoulaye Wade pour assurer la dévolution monarchique du pouvoir à son fils Karim. Malgré les tremplins qui lui ont été offert, celui a échoué du fait de ses propres incapacités, avant de voir la détermination du peuple sénégalais s’opposer aux dessins de son père. Amadou Amath dessine la chronologie d’une histoire non encore achevée d’un père qui veut tant se faire succéder par son fils.

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Popularisée par les événements du 23 juin 2011 qui virent le peuple sénégalais faire reculer le régime d’Abdoulaye Wade, accusé de vouloir confisquer les élections présidentielles de 2012 tout en préparant l’accession au pouvoir de Karim Wade, fils du chef de l’Etat, une expression, « dévolution monarchique », est aujourd’hui sur toutes les lèvres au Sénégal. Qu’en est-il ?

Il convient ici de revenir en arrière afin d’examiner la trajectoire publique de Karim Wade pour tenter d’en comprendre le sens.

Avant 2002 - Dans la notice biographique que propose le site officiel du ministère dirigé par Karim Wade , (1) il est précisé que celui-ci « a travaillé pendant une dizaine d'années dans le département "Corporate Finance" de la Banque d'Affaires "UBS Warburg" à Londres en qualité de Directeur Associé » . (2) Plus loin, le lecteur apprend également ceci : « En 2002, Karim Wade abandonne une carrière très prometteuse de banquier pour mettre son expertise au service de son pays ». Or, Karim Wade a obtenu un DESS en ingénierie financière en 1995, à la suite d’un mémoire cosigné avec sa sœur , (3) de quatre ans sa cadette, ce qui ne lasse pas d’étonner les amis de l’Université.

Selon l’information officielle, il faut donc comprendre que M. Wade était employé chez UBS Warburg, comme Directeur Associé, au moins trois ans avant l’obtention de son diplôme principal, ce qui est en tous points remarquable. Malheureusement, aucun curriculum vitae n’est à ce jour disponible pour éclairer, avec précision, le parcours du brillant esprit, de 1995 à 2002, pour être indulgent. Les difficultés de l’héritier avec sa propre biographie commencent donc très tôt. Un tropisme familial (4) sans doute. Cette imprudence grossière va signer le rapport au peuple sénégalais d’un homme devenu public dans le sillage de son père, en ayant choisi de nier ses propres vulnérabilités par une fuite en avant.

2002 - Arrivée officielle de Karim Wade à la présidence de la République, comme Conseiller chargé de la mise en œuvre des « grands projets ».

2004 - Nomination au poste de président de Agence nationale de l'Organisation de la conférence islamique (ANOCI) avec pour mission de préparer et d'organiser le onzième sommet de l'OCI , (5) en remplacement du ministre des Affaires étrangères, pourtant le plus indiqué avec ses services pour assurer la tutelle directe d’un évènement diplomatique de cette ampleur . (6) De mauvais esprits voient alors dans cette nomination, la volonté du chef de l’Etat d’offrir à son fils, grâce aux nombreux travaux d’infrastructures prévus dans Dakar et aux financements subséquents, une vitrine et des moyens pour accéder à la mairie de Dakar, préalable à un plus ambitieux destin . (7)

2006 – Création, avec Abdoulaye Baldé, de l'association « Génération du concret », mouvement politique au sein du Parti démocratique sénégalais, marquant l’entrée formelle sur la scène politique nationale du fils du chef de l’Etat. Il est essentiel de noter ici que si la langue officielle du Sénégal est le français, Karim Wade est alors incapable de s’exprimer publiquement en Wolof , (8) langue majoritaire dans les faits, comptant de loin le plus grand nombre de locuteurs dans toutes les régions du pays. Sa parole politique devra par conséquent être portée par d’autres pour toucher le plus grand nombre, et son écho lui être traduit pour en comprendre l’essence. Dans un pays connu pour son amour du verbe, cette situation est incompréhensible.

2007 - Convocation par l’Assemblée nationale, pour s’expliquer sur les retards des travaux dédiés à l’OCI, et, plus généralement, sur la gestion inquiétante de l’ANOCI. M. Sall, le président de cette chambre, se fera démettre brutalement de ses fonctions par Abdoulaye Wade, à la suite notamment de cette affaire . (9)

2008 - Tenue de l’OCI, dans des conditions de gestion , (10) d’organisation, de sécurité (11) et d’infrastructures (12) déplorables. A un point tel que les délégations étrangères significatives ne compteront à leur tête pratiquement aucune personnalité politique de premier plan . (13)

Mars 2009 - Défaite du camp présidentiel aux élections régionales, municipales et rurales du 22 mars 2009. Karim Wade, malgré son engagement personnel dans la campagne au sein de son mouvement la Génération du concret, est sèchement battu dans son propre bureau de vote à Dakar, au Point-E. Le rêve de la mairie de Dakar, marchepied vers le sommet, s’effondre. L’ascension, si elle doit se poursuivre, devra se faire sans légitimité démocratique.

Mai 2009 - Deux mois après son échec politique retentissant, Karim Wade est fait ministre d’Etat, ministre de la Coopération internationale, des Transports aériens et des Infrastructures. Démarche inaugurale dans un pays qui n’avait jamais vu, depuis son indépendance, la descendance d’un chef d’Etat en exercice dotée d’un portefeuille ministériel. Symbolique d’une défiance à l’égard du peuple sénégalais mais aussi de sa propre majorité présidentielle en proie à des luttes de pouvoir intestines, cette décision fut probablement la plus grave erreur politique d’Abdoulaye Wade.

Juin 2009 - Introduction d’un poste de vice-président, nommé par décret présidentiel, dans la Constitution sénégalaise. Présenté comme une avancée significative pour la démocratie par Abdoulaye Wade, ordonnateur de cette réforme constitutionnelle votée sans délais par l’Assemblée, le poste de vice-président n’a jamais été occupé à ce jour. Pour quelles raisons ? Toujours est-il que cette fonction fantôme, jouet de la Présidence (14) et sans nécessité aucune, va cependant évoluer d’une manière inquiétante dans un deuxième temps, comme on va le voir.

Novembre 2009 - La représentation américaine au Sénégal fait état de rumeurs concernant la préparation d’un nouvel amendement à la Constitution, dont l’objectif serait la suppression du second tour des élections présidentielles, afin de permettre la victoire d’Abdoulaye Wade en 2012, compte tenu de la défaite de sa majorité aux élections du 22 mars . (15) La succession du chef de l’Etat par son fils est directement évoquée, à plusieurs reprises et dans différents documents, par l’ambassade américaine à Dakar.

Octobre 2010 - Il est ajouté aux nombreux portefeuilles ministériels détenus par Karim Wade, celui de l’Energie. L’ancien responsable de l’ANOCI gère dès lors, suivant une évaluation prudente, le quart du budget de l’Etat du Sénégal . (16) Compte tenu de cette situation, des privilèges particuliers qui lui sont octroyés (17) et d’un accès forcément hors normes au chef de l’Etat, il n’est pas excessif d’avancer que Karim Wade devient alors Premier ministre de fait.

Juin - 2011 - Abdoulaye Wade tente de faire voter une réforme constitutionnelle bouleversant la règle électorale. Dans sa première version, celle-ci propose alors d’une part, le principe d’un « ticket » présidentiel (président/vice-président) éligible au premier tour avec seulement 25% des suffrages exprimés, et, d’autre part, la succession du président jusqu’au terme de son mandat par le vice-président, en cas de vacance du pouvoir. Sachant que si toutefois le vice-président élu sur le « ticket » présidentiel, frappé de mauvaise fortune, venait à démissionner ou disparaître, alors, le président serait en droit de nommer son remplaçant. Il en résulterait donc pour ce dernier, à l’image de ce que fut l’accession à la présidence américaine de Gerald Ford, après les démissions successives de Spiro Agnew et de Richard Nixon, la possibilité, en cas de démission ou de décès du chef de l’Etat, d’être propulsé à la tête d’un pays sans jamais avoir été élu. L’expression « dévolution monarchique » est alors sur toutes les lèvres dans la rue dakaroise alertée.

23 juin 2011 - Les Sénégalais estimant ce projet insupportable, font le siège de l’Assemblée nationale le jour du vote, et, des scènes de violence éclatent partout au Sénégal. A la suite de débats houleux et sous la pression de la rue, la majorité présidentielle, par la voix de son chef de file Doudou Wade , (18) refuse d’endosser la responsabilité du vote et s’en remet au gouvernement. Le pouvoir effrayé, recule : le projet de loi est retiré.

27 juin 2011 - Une nuit d’émeute éclate alors que certains quartiers populaires sont depuis trop longtemps privés d’électricité. Elle va donner lieu à un échange téléphonique surréaliste, on va le voir plus loin.

3 juillet 2011 - Karim Wade, ministre en charge de l’Energie, publie une lettre ouverte aux Sénégalais . (19) Celle-ci est aussitôt raillée par la rue, l’écrasante majorité de la presse nationale et bien au-delà. M. Wade après avoir d’emblée précisé que « pourtant rien ne m’a été donné » s’y présente comme une victime : « Jamais dans l'histoire du Sénégal, un homme public n’a reçu, autant de coups, de propos diffamatoires et outrageants ». N’ayant jamais goûté de sa vie à la matraque des GMI , (20) ni connu l’emprisonnement que nombre des partisans de son père expérimentèrent et sans dire les autres tourments qu’ils eurent à endurer alors qu’ils étaient dans l’opposition, chacun jugera l’ego de l’héritier, historique lui aussi . (21)

Par ailleurs, bon prince pour ses détracteurs, « conformément à nos valeurs sénégalaises, je leur accorde mon pardon », Karim Wade repousse dans sa lettre ouverte, toute idée de « dévolution monarchique » dans son esprit et celui de son père. Ce qu’évidemment n’ont pas pu comprendre de méchants contempteurs, qui vont des « magiciens de la désinformation, aux adeptes de la propagande politique, aux manipulateurs de l’opinion publique nationale et internationale ». Car, précise le martyr, « le pouvoir ne s’hérite pas, il se conquiert par la voix des urnes. ». Tout dépend de la manière.

Vouloir être élu président au premier tour avec les voix d’un Sénégalais sur quatre tout en introduisant un bien étrange poste de vice-président, comme l’a essayé Abdoulaye Wade, à la stupéfaction d’un grand nombre de ses propres partisans, relève, sans préjuger de l’inconstitutionnalité de sa candidature , (22) d’une injure grossière faite à la démocratie.

6 juillet 2011 - Au cours d’une interview, Robert Bourgi, figure emblématique et assumée de la Françafrique boutiquière, affirme avoir reçu de Karim Wade, dans la nuit du 27 au 28 juin, alors que des émeutes font rage à Dakar, un appel téléphonique affolé, lui demandant d’intercéder auprès des autorités hexagonales afin d’obtenir une intervention de l’armée française . (23) Une prérogative présidentielle (24) touchant à la souveraineté de l’Etat. Une situation plus qu’embarrassante et qui pose bien des questions sur la stabilité psychologique du ministre, son rôle dans l’appareil d’Etat et la signification de ce lâchage en règle de son « neveu » (25) par le missi dominici des masques africains mal acquis.

LA MECANIQUE INFERNALE DE L’ENFERMEMENT FAMILIAL

C’est donc à une montée en puissance ininterrompue du fils d’Abdoulaye Wade depuis 2002 à laquelle ont assisté, médusés, les sénégalais, qui, dans la même période, ont vu croître sans relâche leur mécontentement à son égard, jusqu’à en faire une figure honnie, en ce début d’hivernage 2011 . (26) Tentation dynastique ou pas ? Les mêmes questions lancinantes demeurent, malgré les dénégations du pouvoir :

1/ Pour quelles raisons, un homme politique aussi expérimenté qu’Abdoulaye Wade maintient-il dans le gouvernement, depuis aussi longtemps, un homme rejeté politiquement jusque dans son propre camp, et, vivement critiqué sur sa manière de servir ? (27)

2/ Par quel mystère, à mesure que la crédibilité de son fils s’effondre, lui confie-t-il avec une sombre obstination, de plus en plus de responsabilités gouvernementales, au point d’en faire le premier de ses ministres?

3/ En conséquence, que privilégie le chef de l’Etat : l’intérêt national ou l’intérêt familial ?

Tout porte à croire aujourd’hui, qu’Abdoulaye Wade, isolé et enfermé dans une stratégie familiale (28) sans issue, ne sache surmonter seul la blessure narcissique que constituerait l’éloignement des affaires publiques d’un fils à qui il a tout offert, afin d’en faire son successeur. Un désaveu aussi intime signerait sans doute à ses yeux un bien trop douloureux testament politique.

En guise de conclusion, voici deux extraits de ce que livrait au journal « La Croix », Abdoulaye Wade, le 22 juillet 2011, soit un mois après le retrait forcé de son projet de loi constitutionnel, sous le titre menaçant « Mon départ créerait un chaos pire qu'en Côte d'Ivoire » :

« Le printemps arabe est-il en train de se lever au Sénégal ?

A. W. : Dans les pays arabes, les gens se sont mobilisés contre des dictatures. Leurs pays étaient caractérisés par l'absence de liberté. Ici, c'est l'excès de liberté qui est à l'origine de ces troubles . Cet excès permet à certains de dire et de faire n'importe quoi contre le régime. »

« Voyez-vous votre fils, Karim, comme votre successeur ?

A. W. : Comme mon successeur direct, non ! C'était stupide et insultant de penser que je voulais le proposer comme candidat à la vice-présidence . Mais personne ne peut l'empêcher de se présenter à l'élection présidentielle après ma mort. La perspective qu'il devienne un jour président du Sénégal ne me déplaît pas. Mon fils a de grandes capacités. Personne dans l'opposition n'a la compétence économique et financière de Karim. »

* Amadou Amath est universitaire

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