La mondialisation a toujours été une dimension du capitalisme. Tout juste sa nature a-t-elle pu changer, avec des transformations qui, selon les paramètres d’analyse, donnent différentes interprétations à la transnalisation que vit le monde. Dans cette mutation, note Samir Amin, la seule question qui se pose est de savoir si on constate «un changement qualitatif dans la nature du capitalisme».
La question de la nature de la « mondialisation » du capitalisme (en franglais la « globalisation ») est au centre de débats importants depuis au moins une trentaine d’années. Pour ceux qui, comme moi-même, Wallerstein, Arrighi et Franck ont affirmé depuis fort longtemps que le capitalisme historique a toujours été mondialisé, à toutes les étapes de son développement, la seule question qui se pose est de savoir si la nouvelle étape de cette mondialisation présente quelques caractéristiques importantes nouvelles qui constituent un changement qualitatif dans la nature du capitalisme.
Une réponse positive à cette question est donnée d’emblée par la presque totalité des économistes et des politologues conventionnels pour lesquels la « transnationalisation » en cours de développement rapide efface graduellement la portée des bases nationales qui auraient caractérisé le capitalisme historique du passé. Pour ceux-là, le sens de la nouvelle mondialisation mérite à peine d’être précisé, tant il serait évident. Beaucoup plus intéressantes sont les réflexions proposées dans ce domaine par les économistes critiques du capitalisme qui, eux aussi, donnent une réponse positive à la question, mais en précisant leurs arguments factuels et, sur cette base, en dégageant des conclusions plus fines concernant la nature de la transformation.
Stephen Hymer est le premier, à ma connaissance, à avoir formulé, dès 1970, cette réponse positive (à une question encore rarement posée à l’époque) en affirmant «an internationalist capitalist class is emerging whose interests lie in the world economy » (cité par William K. Carroll, The making of a transnational capitalist class ?, Zed 2010, page 2).
Kees Van Der Pijl (The Making of an Atlantic Ruling Class, 1984) avait toujours intégré l’analyse des transformations du système économique dans une économie politique plus large qui donne toute son importance à la dimension politique des problèmes, comme il se doit. Il était parmi les premiers à avoir dit (à juste titre, à mon avis) que le «projet européen» avait été conçu à Washington (« European unification was a product of US intervention »), rappelé par Carroll (op cite, page 155). J’ai, pour ma part, toujours exprimé ce même point de vue.
Mais des pas en avant dans l’affirmation de l’émergence d’un « capitalisme atlantique transnational » (intégrant les Etats Unis et l’Europe du Nord Ouest) ont été proposés plus récemment par Leslie Sklair (The transnational capitalist class ; Blackwell, 2001), W. I. Robinson (A theory of Global Capitalism, John Hopkins, Batimore, 2004) et William K. Carroll (op cite, 2010).
Robinson est celui qui est allé le plus loin dans la définition de la transformation qualitative du capitalisme, en affirmant que la nouvelle bourgeoisie est constituée par ceux qui possèdent les moyens de production majeurs à l’échelle mondiale (« a group that owns leading worldwide means of production », rappelé par Caroll, op cite, page 3).
Leslie Sklain (op cite) définit la nouvelle transnationalisation en intégrant dans une seule réalité les différentes dimensions de son affirmation nouvelle. La classe dirigeante mondialisée nouvelle associerait donc, dans cet esprit : les cadres dirigeants (« corporate executives ») des oligopoles majeurs, les classes politiques à leur service (« globalizing bureaucrats and politicians », les technocrates également à leur service (« globalizing professionals ») et même les plus larges couches sociales privilégiées bénéficiaires de la mondialisation (« consumerist elites »). Le fait de cette association n’est, par lui-même, guère discutable. Mais peut on en déduire qu’il s’agit d’une seule classe (mondiale) ou d’un groupe de classes associées et constitutives d’un bloc historique (à la Gramsci) dominant à l’échelle mondiale ? Ou s’agit-il d’un groupe de classes (de nationalités différentes entre autre) à la fois conscients de la convergence de leurs intérêts mais tout également en compétition ? Cette troisième réponse, qui est celle de Pijl, est également la mienne, pour les raisons que je donnerai plus loin.
L’ouvrage le plus récent sur la question, celui de William Carroll (op cite, 2010), est le produit d’un travail empirique d’une ampleur titanesque. Carroll a choisi un indicateur de l’interpénétration des capitaux, tant aux plans nationaux qu’aux plans transnationaux, européen, nord atlantique et mondial. Cet indicateur est constitué par le nombre des représentations croisées dans les conseils d’administration des firmes. Carroll a donc recensé tous ces échanges de représentation, pour le groupe des 100 ou pour celui des 500 plus grandes firmes mondiales. Les classements qu’il établit du degré d’interpénétration des capitaux sont le produit de ce travail, sans pareil à ma connaissance pour sa précision et l’illustration magnifique et éclairante des résultats, dans une série de graphiques (d’autant plus noirs que cette interpénétration est forte, ou gris, ou presque blancs quand elle l’est moins).
Je n’éprouve aucune difficulté à souscrire donc aux conclusions immédiates que Carroll tire de cet examen. Je reviendrai sur des conclusions moins immédiates dont je ne suis pas convaincu. Les conclusions immédiates de Carroll sont les suivantes :
- Les interpénétrations transnationales n’ont pas réduit l’ampleur de celles qui concernent les systèmes nationaux (« the transnationalisation of the corporate network has not fragmented national corporate networks », p 24 ; ou encore : «Transnational network is a kind of superstructure that rests upon rather resilient national bases », p 34).
- Les liens entre les firmes se trouvent renforcés, d’abord dans chacun des cadres nationaux (même en Europe) – et l’Allemagne présente dans ce domaine la figure du système national le plus fortement intégré par comparaison aux autres pays européens – puis dans celui de la petite Europe du nord ouest (Allemagne, France, Pays Bas, Suisse, Suède, la Grande Bretagne occupant une position singulière dans ce réseau de liaisons), ensuite dans le cadre Atlantique (cette Europe et les Etats Unis/Canada). Par contre les réseaux Europe/Japon ou Atlantique nord/Japon sont chétifs. Encore davantage le sont les liens entre le centre atlantique d’une part et tout le reste du monde d’autre part (y compris les pays émergents, Chine et autres).
- Le réseau européen exclut pratiquement l’Europe de l’Est et les Balkans ; il est concentré sur l’Europe occidentale capitaliste avancée.
- Les réseaux européens et atlantiques intégrés concernent principalement les firmes industrielles et commerciales et fort peu les banques. Celles-ci sont fortement reliées à certains des segments systèmes productifs nationaux, mais fort peu reliées entre elles directement. Les banques restent donc « nationales » plus largement que les autres firmes ; elles sont moins européennes ou atlantiques.
- L’intégration ouest européenne (et non européenne, puisque les pays de l’Europe de l’Est et du Sud en sont exclus) est nettement en avance comparativement aux autres expressions de l’intégration transnationale.
Carroll tire de ses observations deux conclusions majeures :
- Que la construction ouest européenne est en marche. Je reviendrai sur cette conclusion dont la formulation, beaucoup trop rapide à mon avis, risque d’inspirer une vision erronée de la perspective.
- Que les espaces nationaux intégrés restent importants Carroll formule cette conclusion dans les termes suivants : « the notion that the elite is becoming disembodied from national moorings and repositioned in a supra national space underestimates the persistence of national and regional attachments” (p 129).
Je considère que le terme “underestimate” est lui-même trop ambigu pour traduire correctement la réalité de l’articulation national/transnational tant à l’échelle atlantique qu’à celle de l’Europe occidentale.
CAPITALISMES NATIONAUX ET IMPERIALISME COLLECTIF
Le capitalisme ne se réduit pas à la somme des firmes capitalistes. L’accent placé par l’économie conventionnelle sur le fonctionnement des marchés et l’abandon de l’économie politique défigurent systématiquement la réalité et n’en donnent qu’une image trompeuse et finalement erronée.
Le capitalisme est une réalité historique et sociale (et non seulement économique) qu’on doit étudier comme un ensemble de sociétés capitalistes (et non d’économies capitalistes, encore moins de firmes capitalistes). Je prétends que ces sociétés capitalistes sont des sociétés nationales, et j’insiste sur cette qualification. Elles l’ont toujours été et le sont encore, en dépit de la transnationalisation, qui, au demeurant, a toujours accompagné le déploiement mondial de celles de ces sociétés nationales qui sont dominantes.
Dans l’analyse de ces capitalismes nationaux, aujourd’hui comme hier, l’accent dans la recherche ne doit sans doute pas négliger l’examen des réalités que les firmes capitalistes représentent. Mais elle doit aller plus loin et porter sur la nature :
- des formations sociales concernées ;
- de la bourgeoisie (la classe capitaliste qui les dominent) correspondant à ces formations ;
- de l’Etat qui gère la politique dans ces formations. J’ai toujours prétendu – et je maintiens ce point de vue – que les formations sociales du capitalisme central constituaient des systèmes productifs intégrés et autocentrés, même s’ils sont ouverts, et de surcroît agressivement ouverts.
Le concept de système autocentré est lui-même complexe et articule diverses dimensions :
- l’interdépendance technique des divers segments du système productif (dont les tableaux d’input – output donnent l’image) ;
- les modes de gestion du rapport de classe conflictuel capital/travail ;
- la nature des rapports qui articulent la domination des monopoles (depuis la fin du XXe siècle) aux autres secteurs de la production capitaliste, ou intégrées dans le capitalisme ;
- les modes de gestion de la monnaie en leur qualité de moyens de placer les intérêts généraux du capital au dessus des intérêts conflictuels des capitalistes individuels ;
- la nature de l’ouverture (agressive) et les modes de gestion de la transnationalisation asymétrique qui l’accompagne.
Evidemment, ce type d’analyse holistique – propre à l’économie politique (je préfère dire au matérialisme historique) – ne peut être donné une fois pour toutes. Il faut en dégager l’histoire et les développements transformateurs d’une phase à l’autre de celle-ci. De ce point de vue, l’indicateur que constituent les représentations croisées dans les conseils d’administration des firmes, choisi par Carroll, ne peut, par lui-même, répondre à aucune des questions posées. Il ne permet ni de dire qu’un capitalisme transnational en voie d’émergence tend à se substituer aux capitalismes nationaux – ou à les soumettre à sa logique, ni son contraire – que les capitalismes nationaux restent déterminants dans la configuration de la transnationalisation. Il ne permet ni de dire qu’une « classe capitaliste transnationale » est en voie d’émergence, ni qu’elle ne l’est pas.
Il ne peut être question ici de développer les arguments empiriques (je souligne ce qualificatif) qu’il faudrait réunir et analyser pour avancer dans les réponses aux six questions posées plus haut. Une bonne partie de ce que j’ai écrit au cours des cinquante dernières années a constitué ma modeste contribution en réponse à ces questions. Mais ce genre de contributions se fait malheureusement de plus en plus rare, avec les dévastations associées au transfert du centre de gravité de la réflexion sur les « marchés », fatales pour l’analyse réaliste et critique du capitalisme.
Sklair est conscient de l'impossibilité de conclure à l'émergence d'un capitalisme « post national ». Il écrit : « we should speak of a transnational capitalist class only if there are structural conditions that reproduces a transnational corporate community independent of its national home base » (cité par Carroll, op cite, p 19). Or ces « conditions structurelles » sont loin d'être réunies, en dépit de la transnationalisation qui a le vent en poupe depuis une trentaine d'années.
La CNUCED a proposé, en 1993, pour la mesure de ce degré de transnationalisation, un bon indice (« transnationality index » TNI), simple, presque évident, qui associe trois grandeurs relatives : la part des actifs étrangers dans les actifs totaux d'une firme, celle de ses ventes à l'exportation par rapport à son chiffre d'affaires total, celle de l'emploi à l'extérieur par rapport à celui de l'ensemble de la force de travail qui lui est soumise. Or ce TNI s'élève visiblement au cours de la décennie 1996-2006 (cité par Carroll, op cit, p 91). Mais est-ce là un fait seulement conjoncturel, ou le reflet d'une transformation décisive, irréversible ? Et quand bien même le serait-il, la transnationalisation en question affaiblit-elle, ou au contraire renforce les capitalismes nationaux dominants qui la façonnent ? Le fait par lui même ne répond pas à cette question, et je n'en suis pas surpris.
Sortant du cadre étroit de ce que l'on peut tirer comme conclusions du recensement des échanges croisés entre membres des conseils d'administration des firmes, Carroll fait – au passage – quelques observations importantes :
- Que les économies du Sud, y compris celles des pays émergents (et même du plus brillant d'entre eux, la Chine) ont été écartées des processus d'intensification des réseaux d'interdépendance transnationalisée propre au Nord. Carroll va jusqu'à écrire : « the network seemed to present one facet of a collective imperialism, organized to help manage global capitalism » (op cit, p 55). Je note ici la reprise de ma thèse concernant l'émergence d'un impérialisme collectif, terme plus approprié, selon moi, que celui, vague à l'extrême, de « globalisation ».
- Que la transnationalisation marquée n'intéresse véritablement que les économies de l'Atlantique nord (Etats Unis, Europe occidentale), tandis que le Japon paraît ne participer que marginalement à ce procès.
La première de ces observations invite à ouvrir le débat sur ce que j'ai qualifié d'émergence de l'impérialisme collectif de la triade (Etats Unis, Europe occidentale, Japon). La mondialisation (« globalization ») est un terme inapproprié. Sa popularité est à la mesure de la violence de l'agression idéologique qui a interdit de parler désormais d'impérialisme ! Pour moi, dans son déploiement, le capitalisme historique réellement existant a toujours été mondialisé et polarisant, et de ce fait impérialiste. L'impérialisme collectif n'est alors qu'une forme nouvelle d'un phénomène ancien et permanent : l'impérialisme.
Cette forme nouvelle repose certainement sur des bases objectives, dont la transnationalisation, renforcée des firmes dominantes, exprime la nature. Elle implique le ralliement à un projet politique commun : celui de gérer ensemble le monde soumis (le grand Sud, Global South), et, à cette fin, de le soumettre au contrôle militaire de la Planète par les forces armées des Etats Unis et de leurs alliés subalternes de la triade (l'OTAN, le Japon). Mais cette exigence nouvelle n'abolit pas le caractère national des composantes capitalistes de la triade. Elle en atténue les contradictions et les conflits mais ne les abolit pas. Carroll signale les incertitudes associées à la permanence de ces conflits. Il écrit : « the wave of the international mergers did not lead to stable transnational firms » (op cit, p 18).
L'analyse de ces convergences des politiques de la triade et des conflits qui les traversent est hors du champ du regard de Carroll. Je l'ai replacé au centre de mon analyse de la longue crise systémique contemporaine du capitalisme des monopoles généralisés (je renvoie ici à mon ouvrage intitulé, La crise, sortir de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en crise ?, édition française 2008, traduction anglaise, Ending the crisis of capitalism or Ending capitalism ? , 2010).
Les partenaires nationaux de la triade (et j'insiste sur cette qualification même pour ce qui est de l'Europe) sont évidemment inégaux. Les débats sur l'hégémonie – au sens gramscien – et en particulier sur le déclin de l'hégémonie des Etats Unis, trouvent leur place dans ce cadre. Son analyse ne peut être restreinte à celle des compétitivités inégales des systèmes productifs concernés (des Etats Unis, de la Grande Bretagne, de l'Allemagne, du Japon, de la France etc.). Elle doit intégrer ses dimensions politiques, idéologiques et militaires.
Les débats sur les origines et le déploiement de la financiarisation, comme sur ses effets, trouvent tout également leur place ici. Je renvoie encore le lecteur sur ce sujet à mon ouvrage cité sur La Crise. La financiarisation est, dans cette analyse, non pas le produit « d'erreurs », voire de « divagations », mais la traduction des exigences de réponse du capital des monopoles généralisés à sa crise. Néanmoins cette financiarisation entre en conflit avec les exigences de la gestion nationale nécessaire de la monnaie (même dans l'Europe de l'euro comme je le dirai plus loin). L'observation faite par Carroll, concernant le degré plus faible de transnationalisation des banques (en comparaison des firmes productives) est le témoignage de cette contradiction, et le rappel de l'autonomie des systèmes nationaux, en dépit de la transnationalisation.
La transnationalisation, néanmoins, affaiblit certainement la cohérence des systèmes productifs nationaux concernés, même ceux des plus puissants partenaires. Mais elle ne lui substitue pas l'émergence d'une cohérence d'un système productif transnational (voire même transeuropéen) auquel les systèmes nationaux seraient contraints de se soumettre. Le système global est de ce fait instable, et il le sera de plus en plus, comme Carroll l'a dit, en passant.
Au sein de la triade la place du Japon paraît marginale, à en croire les déductions de Carroll. Je crois qu'il y a là une erreur d'optique et une vision de la réalité déformée par le choix de l'indicateur (les échanges croisés dans les conseils d'administration). Le capitalisme japonais a toujours été opaque ; et son souci de rester le seul maître chez lui, même s'il est devenu plus apparent que réel, est bien connu. En dépit de cela, dans d'autres formes, y compris bien entendu aux plans politiques et militaires, l'appartenance du Japon à la triade de l'impérialisme collectif ne fait pas de doute, à mon avis.
D'une manière générale les frontières de cette triade me paraissent clairement dessinées. Je reviendrai plus loin sur celles internes à l'Europe. Mais quid du Canada, de l'Australie ? Ces deux capitalismes nationaux sont – pour des raisons pour lesquels je n'ai pas la place de fournir ici des développements argumentés – dans la position de ce que j'ai appelé des « provinces extérieures » des Etats Unis. Le Japon est un peu dans cette situation également, à sa manière. Le Mexique, sur lequel je reviendrai, ne l'est pas.
Pour toutes ces raisons le conflit majeur qui traverse le système global est celui qui oppose, et opposera nécessairement toujours davantage – dans l'horizon visible – le « Nord » (la triade impérialiste) et le « Sud » (en particulier la Chine et les autres pays émergents).
* Samir Amin est directeur du Forum du Tiers monde – Lire la suite de ce texte dans cette édition, sous le titre « L'Europe, ou les Europes, en construction ? Ou en déconstruction ?»
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