Le monde connaît un regain de spiritualité qui fait de la religion un déterminant important de l’histoire. Mais quelle que puisse être sa force, la croyance religieuse n’a pas annihilé ce que Samir Amin appelle «la compétition sauvage et immorale», surtout que le «moneytheism et le monothéisme vont de pair». Pour Amin, «le capitalisme des monopoles contemporain, en crise, dans le désarroi, développe une offensive idéologique massive et systématique assise sur le recours au discours de la « spiritualité ».
Le terme de spiritualité appartient à la langue religieuse. Il implique l’adhésion à la croyance dans l’existence d’une force extérieure à l’être humain qui lui insuffle la vie, la conscience et la distinction morale du bien et du mal.
Ce terme est, de ce fait, inacceptable pour les athées et les agnostiques. La réalité de la spiritualité ne peut être « prouvée », ni son contraire, comme l’existence ou la non existence de Dieu (dont le terme est synonyme) ne peut l’être. Cette preuve est impossible par définition : le supra-naturel (au dessus de la nature, méta-physique), s’il « existe », ne peut être conçu par les moyens dont la nature a pourvu l’humain.
La théo-logie (science de Dieu) est un oxymore. Dieu ne peut être l’objet d’une connaissance, terme qui doit être réservé à la science, c'est-à-dire à la connaissance de la nature, dont les résultats sont toujours limités et relatifs et acceptent de l’être. La science ne cherche pas à connaître la vérité absolue.
Le refus de se poser la question de l’existence du supra-naturel n’implique en aucune manière celui d’ignorer celle de l’éthique. Car celle-ci peut être conçue comme un produit naturel, sans origine externe, « insufflée » par la spiritualité. L’éthique et la morale athées ou agnostiques existent et ne sont en rien « inférieures » aux morales d’essence religieuse.
L’âge européen des Lumières (de la Renaissance à la Révolution française, en particulier le XVIIIe siècle) s’est construit dans et par la critique de la religion, en l’occurrence du christianisme. Refuser le principe de l’affirmation dogmatique antérieure et indépendante de la pensée scientifique critique s’attaquait en première ligne à l’affirmation de la spiritualité (de Dieu). La religion devenait de ce fait synonyme d’obscurantisme, un terme d’ailleurs inventé par les Lumières dans sa critique de la religion.
Les deux discours – celui de la religion (le terme de spiritualité se substituant progressivement au premier) et celui des Lumières (le terme de science – discours de la science – se substituant lui également au premier) – se sont développés en parallèle. Ils ne se sont jamais ignoré, puisqu’ils se sont développés dans et par leur conflit même.
Mon sentiment (je ne puis le qualifier d’une manière plus précise) est que ces deux discours continueront, longtemps (ou pour toujours ? je l’ignore) à coexister. Car l’être humain est probablement (c’est là mon « sentiment ») un être métaphysique au sens qu’il se pose des questions relatives au sens de la vie et de la mort, propres à la « nature du supra naturel » (un bel oxymore !), auxquelles il ne trouve pas de réponse dans ce que la science peut lui proposer. Il peut donc inventer sa propre réponse, « sa » religion, ou – c’est moins difficile – adhérer à l’une des réponses que la religion, ou une lecture théologique particulière de celle-ci, lui offre, ou encore (et c’est encore plus difficile) renoncer à se poser la question.
Les deux discours ne doivent pas être l’objet d’un jugement de valeur. Ils sont tout également respectables et doivent être respectés pour ce qu’ils sont, indépendants l’un de l’autre.
Les discours des religions ont été contraints d’intégrer dans leur formulation la prise en considération des transformations dans la société réelle, nouvelle et « moderne » (en fait capitaliste). Ces ajustements sont importants, mais néanmoins seconds, sinon secondaires.
Prenons l’exemple de la « création ». La spiritualité immanente à la conviction religieuse est toujours accompagnée, dans les religions historiques, de dogmes imagés concrets, comme précisément celui de la « création » (chez les Chrétiens l’image biblique de celle-ci). Il n’est plus possible aujourd’hui à un esprit « non obscurantiste » de soutenir la réalité du mythe de la création formulé de cette manière. Beaucoup de Chrétiens modernes l’acceptent sans que cela ne leur paraisse gênant. D’autres (aux Etats Unis en particulier) maintiennent leurs positions dogmatiques et rejettent Darwin qu’ils invectivent même comme le Diable. D’autres enfin réinventent un nouveau dogme créationniste qui donne l’apparence d’intégrer les découvertes scientifiques. Le « big bang » en est l’exemple. Il s’agit là non de science mais de para-science c'est-à-dire d’un corollaire inspiré par l’acquis scientifique – possible, mais sans plus – non établi avec le même degré de « certitude » (toujours relative) que celui qui permet de qualifier une proposition de scientifiquement établie.
Prenons l’exemple complémentaire de l’ajustement des dogmes religieux des Juifs et des Musulmans concernant l’organisation sociale – le droit pénal, le mariage et l’héritage entre autres. Les termes précis à l’extrême dans lesquels sont formulées les règles de cette organisation chez les Juifs et les Musulmans (ils sont largement identiques) ont été parfois abandonnés au bénéfice d’assouplissement jugés nécessaires, en réponse entre autre aux droits des femmes. Mais jusqu’à présent, dans l’ensemble, la résistance victorieuse à ces ajustements l’emporte encore. Il reste que les « réformateurs » qui en défendent la nécessité ne se considèrent pas nécessairement comme des « hérétiques », comme les qualifient leurs adversaires.
Le triomphe apparent de l’adhésion à la croyance à la « spiritualité » ne garantit pas celui de règles éthiques autres que celles que « l’ordre moral » (hypocrite et mensonger) impose.
Le cas des Etats Unis est, sur ce plan, exemplaire. La presque totalité des habitants de ce pays adhèrent à la croyance religieuse. Cela n’empêche pas la société d’être simultanément dominée par la pratique de la compétition sauvage (et immorale) entre des individus qui se croient de ce fait « libres », même s’ils sont, en réalité, intégralement soumis aux exigences de cette compétition. La schizophrénie qui les caractérise s’explique sans grande difficulté : l’insupportable (la compétition sauvage) est compensé par une évasion complémentaire dans l’imaginaire religieux. Le moneytheism et le monothéisme vont de pair.
Le cas des sociétés musulmanes, d’aujourd’hui est voisin, bien que distinct. En apparence l’adhésion à la croyance religieuse est générale. Mais celle-ci est, ici, imposée par la force de l’ordre politique/policier, et non « spontané » (« libre ») comme elle paraît aux Etats Unis. Et de ce fait également l’adhésion requise est simplement rituelle et formelle ; le pouvoir n’est pas intéressé par le contenu théologique et éthique de la croyance. Et c’est la raison pour laquelle je parle ici d’Islam politique et non d’Islam tout court. Le wahhabisme de l’Arabie saoudite, dont l’expansion en sa prétention de dogmatique musulmane exclusive bénéficie des pétrodollars et de l’amitié politique de Washington, en constitue la forme la plus archaïque et la plus réactionnaire.
Toutes ces situations sont par bien des aspects l’analogue de « l’ordre moral » officiel qui avait dominé dans l’Europe pré-moderne.
Il n’est donc pas faux de qualifier le recours à la « spiritualité » dans ces situations de synonyme d’obscurantisme. De surcroit un obscurantisme archi-réactionnaire, utile et efficace pour assurer le pouvoir des classes dominantes, exploiteuses et oppressives, d’hier (« les féodalités ») et d’aujourd’hui (le capitalisme des monopoles aux Etats Unis, le capitalisme compradore dans les périphéries).
Le capitalisme des monopoles contemporain, en crise, dans le désarroi, développe une offensive idéologique massive et systématique assise sur le recours au discours de la « spiritualité ».
La « défense » du Dalai Lama en constitue le plus bel exemple. Le Bouddhisme des moines était assis sur la réduction au servage de la majorité des Tibétains, contraints d’assurer la vie opulente des moines et de leurs prélats. Le fonctionnement de ce système d’exploitation et d’oppression était renforcé par la violence extrême : mettre en doute le pouvoir surnaturel du Dalai Lama était puni de mort (après sept jours de torture). La Révolution chinoise, en abolissant le servage et la loi sur le blasphème, a fait ses « victimes » : les moines et le Dalai Lama (mais elle n’a pas intégralement aboli leur pouvoir, ayant substitué à la ponction sur les serfs une subvention budgétaire, trop modeste au goût de ses bénéficiaires). Le Dalai Lama n’est pas un « chef spirituel », mais simplement un despote obscurantiste. Pa s’étonnant qu’il soit devenu simultanément l’instrument de Washington contre la Chine. Les ripostes de Pékin peuvent paraître – et même être – critiquables, voire condamnables. Mais c’est là une toute autre question.
Washington et ses alliés s’emploient à contribuer à la constitution d’une « internationale de l’obscurantisme (archi réactionnaire) » à son service. Et le processus est bien en cours. Les recours au discours de la « spiritualité », complétés par le discours de la « tolérance » sont les éléments constitutifs de cette stratégie. Les partenaires de cette internationale sont faciles à identifier. Parmi eux, bien sûr, l’Eglise Catholique dans son courant « officiel » (la Papauté et les Conciles, renforcés par l’Opus Dei), toujours dominante (en Amérique latine entre autre). Les extrémistes dits « intégristes » ou « fondamentalistes » rallient ce camp obscurantiste et réactionnaire qui ne se réduit pas à eux. Les Eglises protestantes, les « sectes » – les unes chrétiennes ou para chrétiennes, les autres « païennes » – ne se distinguent pas sur ce plan de l’Eglise Catholique du Pape, tout comme dans leur ensemble les Eglises orthodoxes « nationales ». L’Islam politique, sa version wahabite archaïque en tête, le Bouddhisme, également politique, du Dalai Lama, la rhétorique de l’hindouisme participent à cette Internationale de l’obscurantisme.
L’obstacle majeur à la constitution effective de ce front obscurantiste est constitué par la tendance naturelle des uns et des autres au fanatisme. L’adhésion sans réserve à la religion sociale qu’ils exigent de leurs « peuples » mobilise à cet effet le mépris et la haine de l’autre, qui ne partage pas la seule vraie religion à leurs yeux. Le discours de la tolérance vise à réduire ces conflits et fortifier l’alliance de tous les obscurantistes archi-réactionnaires.
La question de la laïcité doit être discutée en conservant présent à l’esprit l’avancée de l’obscurantisme.
La laïcité est, comme on le voit, l’objet d’attaques systématiques à la fois du camp des obscurantistes et des puissances dominantes du capitalisme des monopoles et de ses serviteurs compradore.
L’attaque est construite sur une définition de la laïcité comme synonyme de négation de la « spiritualité ». Ce qu’elle n’est pas. La laïcité est simplement le rappel que le déploiement du potentiel progressiste de la modernité (à ne pas confondre avec le modernisme, je reviendrai sur ce point) exige la séparation rigoureuse, radicale, de l’exercice du pouvoir (de l’Etat en premier lieu, mais également de pouvoirs sociaux plus diffus, raison pour laquelle l’école doit être laïque) et de la religion.
Cette laïcité radicale est restée l’exception dans l’histoire moderne, celle du capitalisme réellement existant. Il en est ainsi parce que le pouvoir de la bourgeoisie se trouve consolidé par l’adhésion sociale à la religion – ici « opium du peuple » au sens strict de l’expression.
La laïcité radicale a été conçue pour la première fois dans la France montagnarde et jacobine, elle-même produit d’une révolution populaire (paysanne et plébéienne) qui dépassait les objectifs de la bourgeoisie, encore naissante et faible. Elle a été alors contrainte de s’affirmer contre la religion catholique, celle du camp des Rois et de l’Empereur, ennemis en guerre contre le peuple français. Elle a été remise au placard jusqu’à 1905, sa renaissance étant alors le produit combiné de la Commune de Paris (1871) et de la volonté d’une fraction de la bourgeoisie de mettre un terme au compromis avec les aristocraties encore en place, et l’Eglise toujours à leur service.
Ailleurs en Europe les « révolutions » bourgeoises, ou ce qui en a rempli les fonctions, précoces (associés aux protestantismes anglais et écossais), ou tardives (les « unités nationales » d’Allemagne et d’Italie, par faute de radicalité), ont accepté le compromis avec les aristocraties des Anciens régimes et parfois même, comme l’illustrent les luthérianismes, « nationalisé » l’Eglise à leur profit. Aux Etat Unis la laïcité n’a jamais existé, mais seulement la tolérance des versions diverses du christianisme (en particulier protestant), étendu par la suite aux autres religions. Les pèlerins du Mayflower fuyaient l’intolérance, ils n’imaginaient pas la laïcité. Or ce sont précisément ces modèles de « laïcité tronquée » qu’on présente aujourd’hui comme exemplaires, la dénonciation de la laïcité radicale étant devenue un thème obligatoire de la nouvelle pensée dite « post moderne ».
L’imbrication du débat sur la spiritualité, la religion, la laïcité d’une part et celui qui concerne la « modernité » d’autre part, aggrave la confusion.
J’ai défini la « modernité » comme l’invention de l’idée – nouvelle – que les êtres humains font leur histoire. C'est-à-dire que celle-ci n’est pas l’accomplissement d’une volonté qui leur est extérieure, celle de Dieu ou des Ancêtres. Que cette modernité – amorcée en Chine cinq siècles avant l’Europe – ait trouvé sa forme accomplie en Europe en concomitance avec la naissance du capitalisme ne devrait pas surprendre. Mais celle-ci, de ce fait, été façonnée par les exigences du déploiement capitaliste et ses limites et contradictions déterminées par elles.
Je distingue donc la « modernité », qui n’est pas achevée, potentiellement capable de se poursuivre à travers le dépassement du capitalisme par le socialisme, du « modernisme » qui admet la modernité dans sa forme et ses limites capitalistes pour en faire la « fin de l’histoire ». Les partisans de ce modernisme se rangent dans leur grande majorité dans le camp du capitalisme, pour eux parfaitement légitime, même quand ils déplorent certains de ses débordements. Leur adhésion, assez générale, à la relance de la « spiritualité » vient en complément à cette défense du capitalisme. Mais ils se retrouvent également dans les rangs du socialisme, conçu alors comme un « capitalisme sans capitalistes » plus juste et plus efficace, et non comme un stade plus avancé de la civilisation humaine. L’adhésion à une perspective radicale (définie précisément comme la conception du socialisme comme avancée dans la civilisation) implique la défense de la modernité inachevée, mais, d’évidence, pas celle du modernisme. Le combat pour la modernité toujours inachevée est alors indissociable du combat pour la démocratisation, elle aussi toujours inachevée, à la fois condition et produit d’avancées socialistes. Et cette démocratisation en marche continue implique à son tour la pratique radicale de la laïcité.
Je ne m’étendrai pas ici sur ces questions pour lesquelles le lecteur trouvera des développements soutenus dans d’autres de mes écrits, en particulier dans la ré-édition augmentée de l’Eurocentrisme (sous le titre de « Modernité, Démocratie, Religion »). Mais l’imbrication de tous ces débats impose, à mon avis, ce rappel.
L’offensive de l’obscurantisme, nécessaire pour la survie du capitalisme sénile des monopoles généralisés, avait été précédée du déploiement d’un premier moment de la stratégie de recomposition du camp du capitalisme, au lendemain de la seconde guerre mondiale.
Des segments dominants des classes bourgeoises européennes avaient collaboré avec l’occupant nazi, lorsqu’elles n’avaient pas déjà sympathisé avant guerre avec le fascisme. La résistance donnait aux classes ouvrières et aux partis communistes une légitimité dont elles n’avaient jamais bénéficié jusqu’alors. Il fallait à tout prix réhabiliter la bourgeoisie et le capital. Washington a alors conçu le projet « européen » et apporté son appui à la création systématique de « nouveaux partis chrétiens-démocrates » chargés de briser l’unité issue de la résistance, un peu comme il l’a fait plus tard avec les « partis islamistes » pour briser les fronts nationaux populaires anti-impérialistes. L’anticommunisme – qui constitue le dénominateur commun de ces partis – trouvait un argument majeur dans le recours à la religion. Le MRP français (acteur majeur dans l’exclusion des communistes du pouvoir, avec le soutien des socialistes), la démocratie chrétienne en Italie avec de Gasperi, celle d’Adenauer en Allemagne ont rempli des fonctions analogues. Les partis démo-chrétiens constituent aujourd’hui la colonne vertébrale de la droite européenne.
Le succès de ce premier temps de déploiement du projet réactionnaire du nouvel impérialisme collectif en construction préparait celui des avancées ultérieures du front de l’obscurantisme. Le mouvement à droite qui allait finir par réhabiliter le fascisme, avait été amorcé avec celui du franquisme, béni par l’Eglise. Et dans le débat sur le projet de constitution européenne la mention du « christianisme » comme l’une des sources de la « civilisation européenne » a été avancée (heureusement sans succès, du moins immédiat), tout comme l’est celle de l’Islam, de l’hindhouisme ou du Bouddhisme ailleurs. Adieu la laïcité ! L’offensive contre les Lumières était déclenchée.
Références :
Tony Andreani, Dix essais sur le socialisme du 21 ième siècle, Le Temps des Cerises, 2011
Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude, Marx et Spinoza, La Fabrique, 2010
Samir Amin, Démocratie, religion et modernité, Critique de l’eurocentrisme et des culturalismes, Parangon, 2008.
Samir Amin, Délégitimer le capitalisme ; Contradictions, Bruxelles, 2011
Mahmoud Mohammed Taha, Un Islam à vocation libératrice, Harmattan 2002
François Houtart, Religion et modes de production précapitalistes, Ed. Université de Bruxelles, 1980.
* Voir la suite du texte, dans cette édition, sous le titre « La lutte des opprimés et l’inspiration de la religion »
* Samir est le directeur du Forum du Tiers monde
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